Notes de lecture n°20, janvier 2014 : "Si la gauche savait", de Michel Rocard
[|Notes de lecture n°20, janvier 2014|]
[|Les « Notes de lecture » sont une publication apériodique.|]
[|[*"Si la Gauche savait",*]|]
[|[**de Michel Rocard, Entretien avec Georges-Marc Benamou*]|]
[|(éditions Robert Laffont, 375 pages)|]
(Notes de lecture de J-P Allétru)
Cet ouvrage date de 2005. C’est le hasard qui me l’a mis entre les mains : je l’ai trouvé sur le trottoir, à Montrouge. Merci au généreux donateur (au passage, la pratique de déposer à l’intention des passants des objets dont on ne veut plus, y compris des livres, se répand de plus en plus, et c’est une bonne chose : c’est une façon de donner une nouvelle vie à ces objets).
Ce livre retrace l’itinéraire politique de Michel Rocard, et il a gardé toute son actualité.
A l’heure du « néolibéralisme pourrissant » (pour reprendre l’expression de Thomas Coutrot), où de nombreuses forces de gauche ne se reconnaissent pas dans la politique sociale-libérale menée par le gouvernement « socialiste » et sont à la recherche d’un débouché politique (et où par exemple Pierre Larrouturou, qui a coécrit avec Michel Rocard « la gauche n’a plus droit à l’erreur », janvier 2013, lance un mouvement politique, « Nouvelle Donne »), il est intéressant de voir racontés par l’un des plus importants acteurs de la vie politique de notre pays la fin de la SFIO, la naissance du PSU, et les débats de quarante ans au sein du PS. Et peut-être de faire certains rapprochements avec la période (d’attente de reconfiguration politique ?) que nous vivons…
Le texte ci-dessous reprend (en condensé, mais fidèlement, je l’espère) celui de Michel Rocard, mais le lecteur ainsi « appâté » trouvera bien sûr le plus grand profit à lire l’original, beaucoup plus vivant, complet et détaillé…JPA.
Aux origines
Je ne suis pas né à gauche : famille de petite bourgeoisie militaire, catho comme pas possible. Mon père a brisé la tradition, a choisi Normale sup au lieu de Polytechnique, et a épousé une protestante.
Mon père était un savant illustre. Il a manqué de peu le prix Nobel. Il a fait de la Résistance, et pas seulement en laboratoire. J’avais pour ce père qui ne me parlait pas, qui me prenait pour un demeuré, et qui toute sa vie a cru que j’étais un raté, une admiration sans bornes.
En 1947, à dix-sept ans, dépassé par la compétition en hypotaupe à Louis-le-Grand, je profite d’une absence de mes parents pour aller m’inscrire à Sciences –Po. Mon père me coupe les vivres, et m’embauche au tarif syndical comme tourneur-fraiseur dans les laboratoires de l’Ecole normale supérieure…
Le contremaître, un ancien des Brigades internationales en Espagne, a fait mon éducation politique.
Un autre élément a aussi beaucoup compté dans cette construction d’un homme de gauche : le scoutisme, le protestantisme. J’ai été scout durant quatorze ans, dont six ans d’exercice de responsabilités. Mais je me suis peu à peu éloigné. En 1955, je n’avais plus la foi.
Enthousiasmé pour cette Europe nouvelle en train de naître, je participe à une réunion à Strasbourg sur ce thème ; se trouvent là des démocrates-chrétiens, et des socialistes, qui me proposent de les rejoindre à la SFIO. « Comment ? Guy Mollet ! Ce parti pourri ! Un syndicat de défense de vieux fonctionnaires…Le scandale des vins, la guerre d’Indochine…Ça va pas la tête ? – Alors t’as vraiment envie d’être communiste ? On est à la SFIO pour la réformer de l’intérieur… » C’est sur ces arguments que je suis entré un peu plus tard aux Etudiants socialistes.
Je découvre une organisation microscopique. La SFIO est encore au gouvernement, elle est un parti de masse ; mais il n’y a aux Etudiants socialistes que 350 adhérents, dont 50 à Paris, parmi lesquels une dizaine à Sciences-Po. Les Etudiants socialistes, c’était une reproduction endogamique et clientéliste des élites du parti. Un océan de médiocrité ! Ce qui fait que je ne décampe pas, à l’époque, c’est le groupe des Etudiants socialistes de Sciences-Po.
Nous faisions des conférences-débats sur tous les sujets du temps : l’Indochine, Mendès-France, l’Europe… Il m’avait fallu créer une structure différente pour attirer du monde, les Cercles d’études politiques et sociales. Y venait souvent un camarade de promotion, Jacques Chirac, jovial, généreux, pas trop compliqué… il n’a pas adhéré à la SFIO : « vous êtes beaucoup trop à droite pour moi… ». Cela crée des liens… Beaucoup plus tard, en 1988, lorsque de sa transmission de pouvoir de Premier ministre, il m’a dit : « Méfie-toi de Mitterrand, c’est quand il te sourit qu’il a le poignard le plus prêt de ton dos… Il n’y a jamais moyen de savoir ce qu’il veut. »
A Sciences-Po, je suis arrivé à obtenir qu’on s’intéresse à l’action de l’UNEF. Une coalition droitière la gouvernait, avec la complicité de la SFIO (qui voulait la défendre contre le « péril rouge » et contre le « péril noir » - les chrétiens). Le Pen, déjà d’extrême droite, était le président de la puissante Corpo de droit, qui ne jouait pas de rôle dans la vie de la fac, et laissait les étudiants à l’écart de tout. Quand je deviens secrétaire du groupe de Paris des ES, on décide qu’il ne doit pas être réélu. C’est ainsi qu’est né le Comité d’action syndicale, dit Cas, de la faculté de droit du Panthéon, regroupant des socialistes, des communistes et des membres du groupe catho. Une assemblée générale des étudiants de la corpo de droit se tient en décembre 1951, Le Pen a fait venir soixante gars gantés de cuir, des coups-de-poing américains dans les mains (on saura plus tard qu’il s’agit du service d’ordre corse de Paris). Il fait trainer les débats. Quand vient mon tour de prendre la parole, un des costauds se tient derrière moi, deux autres de chaque côté. Tout-à-coup, panne d’électricité… Je parle sans interruption, la lumière revient au bout de vingt minutes. On vote : CAS, 343 voix, association corporative, 333 voix ! Le Pen demande qu’on recompte, moi, fair-play, j’accepte. On tombe curieusement sur 333 voix contre 333. Ils ont volé dix bulletins. Au troisième dépouillement, ils en ont volé trois de plus. Le Pen a gagné. Nous obtiendrons l’annulation de ces élections par un tribunal civil, et, l’année suivante, je vais réussir à le louer, moi, le service d’ordre corse.
Ma formation politique se poursuit par la lecture de Kravtchenko, Koestler, Marx, Proudhon. Et Jaurès.
Oui, Jaurès est un père fondateur de la « deuxième gauche » : c’est un laïque éclairé, un tolérant, l’un des inspirateurs de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat ; il s’est battu, contre Guesde, pour que les socialistes se mêlent de l’affaire Dreyfus ; lançant l’idée de coopérative ouvrière pour sauver la verrerie d’Albi, il a inventé l’économie sociale, que je vais développer et consolider lors de mon passage à Matignon ; à l’inverse des tenants du pacifisme absolu- cette tradition irréaliste et si dangereuse-, il s’est intéressé à la chose militaire ; il a été un travailleur infatigable pour la paix.
C’est dans les années Sciences-Po que j’ai découvert la mauvaise « exception française » de ma famille politique.
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