Notes de lecture n°21, janvier 2014 : "Toxique planète. Le scandale invisible des maladies chroniques", de André Cicolella

, par attac92
















[|Notes de lecture 21, janvier 2014|]


[|Les « Notes de lecture » sont une publication apériodique.|]


[|[*"Toxique planète "*]|]
[|[*"Le scandale invisible des maladies chroniques"*]|]
[|[**de André Cicolella*]|]
[|(Editions du Seuil, 310 pages, 19€)|]


(Notes de lecture de J-P Allétru)


André Cicolella, engagé dans le monde associatif, syndical et politique, a une expérience de plus de quarante ans de chercheur chimiste toxicologue. Il préside le Réseau Environnement Santé qui, menant des campagnes telles que celle contre le bisphénol A, montre qu’il est possible d’agir ici et maintenant, de penser globalement et d’agir localement.

[Comment faire face à la crise sanitaire mondiale ? Les notes qui suivent ne visent évidemment pas à rendre compte de la richesse de cet ouvrage très documenté (pas moins de 377 références), mais à inciter à se le procurer. JPA].

Depuis de longues années, la communauté scientifique a accumulé les preuves du lien entre l’épidémie de maladies chroniques (maladies cardio-vasculaires, cancer, maladies respiratoires, obésité, diabète, maladies neurologiques et troubles de la reproduction) et l’environnement au sens large (pollution de l’air et de l’eau, conditions de travail et d’habitat, alimentation, mode de vie).
Cette épidémie affecte tous les pays de la planète, y compris les plus pauvres. La vision d’un monde qui serait partagé entre des pays riches touchés par les maladies non transmissibles, qui seraient la conséquence du vieillissement, et en quelque sorte la rançon du progrès, et des pays pauvres, touchés par des maladies infectieuses et la faim, apparaît de moins en moins pertinente.
Notre mode de développement se répand sur la planète et a commencé à induire partout les mêmes conséquences pathogènes. La crise sanitaire mondiale analysée dans ce livre doit être comprise comme la quatrième crise écologique, au même titre que le réchauffement climatique, la chute de la biodiversité et l’épuisement des ressources naturelles. Toutes les quatre traduisent une fuite en avant qui mène l’espèce humaine dans l’impasse, et appellent à ouvrir la voie à une transition écologique.
La crise sanitaire est considérable, mais les solutions sont là, lorsqu’il y a mobilisation de la société civile et volonté politique. Ce livre se veut optimiste.

La crise sanitaire

Nous restons marqués par la peur ancestrale des épidémies infectieuses meurtrières. Pourtant, elles ne représentent plus en France que 2 % des décès (37 % à l’échelle mondiale, mais cette proportion baisse rapidement, on prévoit qu’on sera passé à 12 % à l’horizon 2030). Et nous restons aveugles à la catastrophe en cours que sont les maladies chroniques, dont on ne guérit pas, et dont le coût économique est considérable (2 350 milliards de dollars par an).
Le nombre de personnes en ALD (affection de longue durée) en France explose : il est passé de 3,7 millions de personnes en 1994 à 8,6 millions en 2009. Et bien sûr, les dépenses aussi… d’où le déficit de l’assurance-maladie, qui s’est trouvée ainsi contrainte à se financer –au prix fort- sur les marchés financiers. Il y avait (il y a) un autre choix possible que celui du financement de la dette par les marchés : c’était (c’est) celui d’agir sur les causes des maladies…

La pandémie de maladies environnementales

65% de la population mondiale habite dans des pays où le surpoids et l’obésité tuent plus de gens que l’insuffisance pondérale. Sur le continent américain, on compte 62 % de personnes en surpoids, dont 26 % d’obèses. En 2010, 170 millions d’enfants de moins de 18 ans étaient en surpoids ou obèses. La croissance la plus rapide est observée dans les pays à revenu intermédiaire inférieur comme l’Inde ou la Chine. Le surpoids et l’obésité sont le cinquième facteur de risque de décès au niveau mondial.
Le nombre de diabétiques augmente très rapidement : 135 millions en 1995, 356 millions aujourd’hui, soit 10 % des adultes de plus de 25 ans. Le diabète a tué en 2004 environ 3,4 millions de personnes dans le monde ; le nombre de décès par diabète devrait doubler entre 2005 et 2030.
Le cancer est la deuxième cause de mortalité dans le monde avec 7,6 millions de décès en 2008. L’OMS prévoit le doublement de l’incidence annuelle (le nombre de nouveaux cas) d’ici à 2030. Deux cancers sur trois sont liés à l’environnement, au sens large. Le fait que l’incidence du cancer est proportionnelle au PIB montre bien le lien entre l’actuel mode de développement et le cancer. Il est possible de le faire reculer : les cancers des voies aéro-digestives supérieures ont diminué en France chez l’homme, c’est la conséquence des mesures prises contre le tabac et l’alcool (loi Veil, loi Evin) depuis une génération.
Les maladies respiratoires arrivent en 3ème position dans les causes de mortalité dans le monde, avec 4,2 millions de décès en 2008 : la broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), l’asthme, sont en progression. Le tabac est la principale cause de la BPCO : si sa consommation est stabilisée dans les pays développés, grâce aux campagnes antitabac, elle progresse dans les pays du Sud ; mais aussi l’utilisation de combustibles solides pour la cuisine et le chauffage, qui génère une forte pollution de l’air à l’intérieur des habitations. Pour l’asthme, les plus gros facteurs de risques sont liés à l’association d’une prédisposition génétique et de l’inhalation de substances et de particules dans l’environnement (fumée de tabac, pollution automobile, formaldéhyde, bisphénol, …), ou à la « malbouffe ».
Les maladies mentales ont, elles aussi, du moins en partie, des causes environnementales : le plomb peut entraîner chez l’enfant un déficit de QI, des troubles de l’attention et du langage ; le mercure, un retard mental ; les perturbateurs endocriniens, des maladies neuro-développementales…
Les maladies infectieuses sont aussi des maladies environnementales : le choléra tue encore dans des pays pauvres, comme la Sierra Leone ou Haïti (ailleurs, il a été éradiqué par des actions portant sur l’eau et l’habitat) ; la tuberculose (souvent en co-infection avec le VIH) tue en Asie du Sud et en Afrique subsaharienne ; les diarrhées et les infections des voies respiratoires inférieures tuent encore, elles sont dues à des conditions d’ »hygiène insuffisantes pour la préparation ou la conservation de la nourriture (diarrhées), ou à la pollution de l’air (pneumonies). Le réchauffement climatique entraîne l’augmentation de la période d’activité des tiques, qui transmettent la maladie de Lyne, ou la propagation du moustique vecteur du chikungunya.
On observe enfin une baisse de la fertilité humaine, une augmentation des anomalies génitales, imputables à l’action des perturbateurs endocriniens.

Vers un nouveau paradigme

Le paradigme biomédical du XXe siècle réduisait les causes environnementales des maladies aux microbes, privilégiait les maladies infectieuses par rapport aux maladies chroniques, préférait le curatif au préventif, l’action facteur par facteur à la vision environnementale systémique, et croyait à l’existence de seuils au-dessous desquels une substance nocive serait inoffensive. Ce paradigme-là s’affaisse pour laisser place à une nouvelle modernité de la pensée scientifique, médicale et sanitaire.

L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) met en avant quatre principaux facteurs de risque comportementaux qui seraient à l’origine de nombre des maladies non transmissibles : le tabac, l’inactivité physique, l’alcool, et une alimentation peu saine. Certes, on ne peut nier la responsabilité de chaque individu dans la conduite de sa propre vie. Mais un autre facteur majeur ne doit pas être occulté : la pollution. Un récent rapport du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) indique que plus de 8 % des décès dans le monde, en 2011, sont liés à l’utilisation croissante de produits chimiques, en particulier dans les pays du Sud.

Les politiques ne devraient pas se réfugier derrière l’attente de la certitude scientifique pour justifier l’absence de décision. Dès 1988, le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) avait classé les particules diesel comme cancerogène probable ; les politiques ont considéré que la preuve n’était pas avérée, et le diesel a été développé en France au point de représenter 70 % de la motorisation. Le coût humain est de 42 000 décès par an. Depuis, le CIRC a reconnu en juin 2012 le caractère cancérogène chez l’homme des particules diesel…

Selon Theo Colborn, scientifique étatsunienne qui fut responsable scientifique du WWF des Etats-Unis, « les perturbations endocriniennes sont plus inquiétantes pour l’humanité que le changement climatique ». Dès 1991, avec vingt autres scientifiques réunis à Wingspread, elle avait publié une déclaration constatant que de nombreuses populations d’animaux sauvages, et les hommes, voyaient leur système endocrinien déréglé par un grand nombre de produits chimiques de synthèse libérés dans la nature. Cinq ans après, en décembre 1996, une réunion sur le sujet, organisée à Weybridge (GB) par la Commission européenne avec toutes les parties concernées, recommandait de réduire l’exposition de la faune et de l’homme au nom du principe de précaution. Une des conséquences de Weybridge fut le lancement de programmes européens. En 2009, l’Endocrine Society, qui fait autorité au niveau mondial, élargissait (déclaration de Washington) le domaine des certitudes concernant les perturbateurs endocriniens aux troubles du comportement et aux troubles métaboliques. Elle remettait en cause le paradigme classique de la toxicologie « la dose fait le poison », en affirmant au contraire que l’effet est plus fort à faible dose qu’à forte dose ; que les impacts sont surtout consécutifs à l’exposition pendant la période de gestation ; que les effets sont observés longtemps après l’exposition ; qu’il existe des interactions entre les substances chimiques ; que les effets peuvent être transgénérationnels. Les députés européens en mars 2013 ont préconisé de revoir en ce sens les critères de définition réglementaires des perturbateurs endocriniens.

Perturbateurs endocriniens, nanomatériaux, champs électromagnétiques, OGM… ce sont les exceptions qui confirment la règle. On comprend de plus en plus que le fondement scientifique de la réglementation actuelle laisse de côté l’essentiel de l’exposition aux risques environnementaux modernes.

Le déchiffrage du génome humain a été présenté comme la clef de la compréhension des maladies. Mais il faut déchanter : très peu de maladies peuvent s’expliquer par un gène déficient. En revanche, les gains de santé à attendre sont beaucoup plus élevés si on cible plus spécifiquement la protection de l’embryon et du fœtus.

Les connaissances acquises depuis vingt ans sur les perturbateurs endocriniens expliquent vraisemblablement une part importante de l’épidémie de maladies chroniques dans le monde, comme le montrent les exemples du bisphénol A (BPA) et du distilbène ( DES).
Le BPA est une hormone de synthèse (on le sait depuis les années 1930), mais a été utilisé pour fabriquer des matières plastiques (d’abord des biberons, puis le revêtement intérieur des boites de conserve et des canettes de boisson). La contamination par le BPA concerne la quasi-totalité de la population mondiale. De nombreuses études scientifiques, depuis 1997, ont mis en évidence la toxicité du produit, y compris à faible dose, chez les animaux et chez l’homme. En mars 2009, la mairie de Paris a enlevé des crèches les biberons au BPA, suivie par de nombreuses autres villes. Ceux-ci ont été interdits dans l’Union européenne en 2010, et d’autres pays ont suivi depuis. En France le BPA a été interdit en décembre 2012 dans les contenants alimentaires.
Le DES est devenu l’œstrogène de synthèse destiné à combattre les fausses couches à partir des années 1940. On sait aujourd’hui que ce médicament était inefficace, et au contraire augmentait sensiblement le risque de fausses couches et d’atteintes de l’appareil reproductif pour les enfants (et même petits-enfants).

Comment expliquer la résistance de l’ensemble des agences de sécurité sanitaire dans le monde, sauf l’agence française, malgré l’évidence scientifique ?
C’est toute l’efficacité du lobbying, bien connue dans le cas du tabac, des OGM, ou du réchauffement climatique : certains acteurs de l’industrie ignorent la science, et ce faisant, ils placent la santé publique en situation de risque afin de protéger leurs propres profits.

Vers une révolution de la santé

C’est en agissant sur notre environnement qu’il sera possible de stopper les épidémies modernes.
Une fraction croissante de la population mondiale a adopté les standards alimentaires occidentaux : trop de sel, trop de sucre, trop de graisses, trop de viandes, pas assez de fibres, pas assez de fruits et légumes… mais aussi des additifs chimiques comme les édulcorants, des pesticides et autres perturbateurs endocriniens…
Il faudrait réglementer contre les acides gras trans, comme l’ont fait, seuls en Europe, les Danois. Il faudrait remettre en cause l’agriculture intensive, qui a appauvri la biodiversité, et qui a contaminé durablement la ressource en eau, et promouvoir l’agriculture biologique (la FAO a admis que l’agriculture biologique serait en mesure de nourrir la population mondiale). Il faudrait changer les habitudes alimentaires. Le droit à l’alimentation est un droit de l’homme reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Aujourd’hui, ce droit doit être plus clairement défini comme le droit à une alimentation qui ne nuise pas à la santé.
Le chiffre d’affaires mondial de la chimie a été multiplié par 24 en 40 ans. L’augmentation des émissions de substances chimiques touche de nombreux secteurs : l’agriculture, l’industrie textile, le bâtiment (ciment), l’industrie électronique. L’Union européenne a entrepris une évaluation des risques pour la santé humaine et l’environnement (règlement REACH). La tâche est considérable : sur 143 385 substances déclarées, seules 3000 ont été évaluées au moins partiellement… Un formidable défi est lancé aux chimistes, celui d’une innovation qui intègre la protection de la santé ; et aux médecins, celui du développement (comme en Allemagne) de la médecine environnementale. La prise de conscience du risque chimique progresse, et s’est traduite par plusieurs conventions internationales, il faudrait transformer le PNUE (Programme des Nations-Unies pour l’Environnement en OME, Organisation mondiale de l’Environnement, comme la France l’a proposé en juin 2012.
Un milliard de personnes vivent aujourd’hui dans des bidonvilles. Des victoires spectaculaires contre les maladies infectieuses, la pneumonie et les diarrhées peuvent être obtenus en améliorant l’accès à l’eau et l’hygiène urbaine (installation d’égouts, …). L’explosion des déplacements automobiles entraîne une pollution de l’air en particules fines, cause de nombreux décès. Il faut repenser la ville : favoriser le vélo pour les courts déplacements, consacrer plus de place aux espaces verts, développer le lien social…

2, 34 millions de personnes (nombre certainement sous-estimé) meurent chaque année soit d’un accident du travail, soit d’une maladie professionnelle. L’amiante, dont on a soupçonné dès 1899 le caractère nocif (la démonstration indiscutable date de 1955), n’a été interdit en France qu’en 1997, et aujourd’hui encore n’est interdit que dans 52 pays. Sous l’effet de la mondialisation, l’organisation moderne du travail est à l’origine de l’explosion des troubles musculo-squelettiques (les « tendinites »), et des risques psychosociaux (stress).
Les pays développés ont vu au cours des dernières décennies, un transfert massif de leur activité industrielle vers le Sud. L’objectif des multinationales a clairement été de contourner les réglementations sociales mais aussi environnementales. Résultat : pression accrue sur les salaires, précarité et diminution des droits sociaux au nord, esclavage salarié au Sud. Comment les donneurs d’ordre, mais aussi les gouvernements, peuvent-ils couvrir comme au Bangladesh les violations flagrantes, en matière de conditions de travail dans le textile ou dans le démantèlement des navires ?

Jamais l’humanité n’a eu à faire face à des défis similaires aux défis actuels, que sont les maladies de la surconsommation, de l’inactivité et de celles causées par la contamination pathogène de son espace vital (eau, air ou nourriture). Avec la baisse de la qualité du sperme, c’est même la survie de l’espèce humaine qui est en jeu. Une deuxième révolution de santé publique (après celle des XIXe et XXe siècles) est nécessaire à l’échelle mondiale. Cela suppose que la santé cesse d’être pensée en termes curatifs, pour être réinscrite dans une vision plus globale et systémique. Quel type de développement voulons-nous ? Nous avons un formidable besoin d’innovation pour répondre au défi de la crise sanitaire et plus largement de la crise écologique.
L’Europe a montré avec REACH qu’elle pouvait apporter des réponses à la hauteur des enjeux. Elle doit protéger ses citoyens, et non renoncer à ses protections comme semble y conduire l’accord de libre- échange en préparation avec les Etats-Unis. La France devrait se doter d’un ministère de la Transition écologique.
La mobilisation de la société civile sera décisive pour faire émerger le nouveau modèle de société écologiquement et socialement responsable. Il y a urgence.