Argumentaire Lecourieux : La Constitution européenne et les services publics

, par Alain Lecourieux

Le lundi 4 octobre 2004.

Les partisans du « oui » au référendum affirment que la Constitution européenne constitue une avancée pour les services publics. Le but de ce texte est d’analyser ce qu’il en est effectivement.

I. Lexique européen

Le terme « les services publics » ne fait pas partie du vocabulaire européen. Il convient donc de préciser la signification des dénominations utilisées par l’Union européenne et la Constitution.
Les services d’intérêt général (SIG) comprennent deux catégories de services que les autorités publiques nationales considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations de service public. Ces deux catégories sont : les services non marchands (SIG non marchands) et les services marchands appelés services d’intérêt économique général (SIEG).
Les SIG non marchands (éducation nationale, services sociaux, par exemple) qui sont également définis comme à la fois non économiques et sans effet sur le commerce ne sont pas couverts par le droit communautaire. L’action de l’Union sur les SIG non marchands a néanmoins trois composantes : l’harmonisation des pratiques entre les Etats membres, la diffusion de l’idéologie libérale et la promotion des technologies de l’information (enseignement numérique à distance ou e-learning pour l’éducation). Les SIG non marchands ne figurent ni dans les traités, ni dans la Constitution, ni plus généralement dans le droit communautaire. Ils ne sont même pas définis précisément dans les textes de la Commission.

Les SIEG sont décomposés en deux catégories : les SIEG de réseau (poste, électricité, gaz, transport, télécommunications, etc.) et les autres SIEG (gestion des déchets, approvisionnement en eau, télévision, radio, etc.). Les SIEG de réseau sont soumis au droit communautaire par des cadres réglementaires. Les autres SIEG n’ont pas de cadre réglementaire européen. Par contre les deux catégories de SIEG sont soumis aux règles du marché intérieur, aux règles de la concurrence et aux limites très strictes encadrant les aides de l’Etat. Les SIEG figurent dans les traités et dans la Constitution européenne.

La première conclusion qu’il faut tirer de ce retour au lexique européen est que les SIG non marchands ne trouvent aucun fondement juridique dans la Constitution européenne. C’est d’autant plus inquiétant qu’on ne trouve nulle part une définition claire ou une liste de ces SIG non marchands, que la frontière entre SIG non marchands et SIEG est floue et changeante. Elle dépend des interprétations des Etats membres et des institutions de l’Union.
La suite de ce document porte exclusivement sur les SIEG.

II.La Constitution européenne et les SIEG

Les SIEG sont mentionnés deux fois dans la Constitution européenne.
Dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union (partie II de la Constitution), l’article II-96 intitulé « Accès aux services d’intérêt économique général » stipule : « L’Union reconnaît et respecte l’accès aux SIEG tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément à la Constitution, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union. » La portée de cet article est limitée puisqu’il renvoie aux législations et pratiques nationales et que, comme l’indique O. Duhamel, partisan du « oui », dans son livre Pour l’Europe : « Pour le faire accepter par les conventionnels, les défenseurs de cet article ont renoncé à dresser une liste des domaines concernés et des principes qu’ils devaient respecter ».
L’article relatif aux SIEG le plus important figure dans la partie III (Les politiques et le fonctionnement de l’Union). C’est l’article III-122 que voici dans son intégralité : « Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu’occupent les SIEG en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l’Union et les Etats membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les Etats membres, dans le respect de la Constitution, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services. »
Les seules ajouts de ce texte par rapport aux traités actuellement en vigueur figurent en caractères gras ci-dessus. En fait la seule novation véritable est la mention de la loi européenne qui fournit la base juridique pour l’adoption d’un instrument spécifique : loi ou loi-cadre européennes. La suite de ce document a pour but d’analyser la portée de cette unique nouveauté.
Revenons sur l’article III-122 qui mentionne que les SIEG doivent respecter l’article III-166 de la Constitution. Cet article soumet explicitement les SIEG à l’ensemble des règles de la concurrence : la section 5 de la partie III (articles III-161 à III-169) s’applique intégralement aux SIEG. La seule restriction est que ces règles « ne fassent pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur est impartie » (article III-166).

L’article III-167-1 auquel les SIEG sont soumis mérite une mention particulière : « Sauf dérogations prévues par la Constitution, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent le commerce entre les Etats membres, les aides accordées par les Etats membres ou au moyen de ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. »

Qu’il s’agisse des règles de la concurrence ou des aides de l’Etat, la Constitution européenne reprend à la lettre, pour les SIEG, l’ensemble des dispositions libérales des traités actuels. Aucune avancée ne peut être trouvée dans le texte constitutionnel. La seule disposition nouvelle est donc bien la possibilité qui est donnée à l’Union de légiférer sur les SIEG. La Commission européenne, rappelons-le, a l’exclusivité de la proposition des lois européennes (article I-34). Quand la Commission proposera, si elle le fait, une ou des lois relatives aux SIEG, cette ou ces lois seront votées à la majorité qualifiée du Conseil des ministres et par le Parlement européen (codécision). Pour évaluer ce que pourraient être des lois européennes sur les SIEG, il convient de faire une analyse de l’action passée de la Commission et plus généralement de l’Union.

III.Analyse des politiques de l’Union relatives aux SIEG

La très grande insuffisance du fondement juridique des SIEG

Il faut attendre le traité d’Amsterdam de 1997 pour que l’Union reconnaisse « la place qu’occupent les SIEG parmi les valeurs de l’Union et le rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale ». La Constitution européenne ne mentionne pas les SIEG parmi les valeurs (article I-2) ou les objectifs de l’Union (article I-3). Il s’agit donc d’une régression par rapport au traité d’Amsterdam. Le Livre vert sur les SIG publié par la Commission le 21 mai 2003 indique : « Le traité ne mentionne pas le fonctionnement des SIEG parmi les objectifs communautaires et n’attribue pas de pouvoirs spécifiques positifs à l’Union européenne [...] La création d’un cadre sectoriel législatif au niveau communautaire ne garantit pas l’accès de chacun à des services performants et de qualité dans l’ensemble de l’Union. » Les SIEG ont au mieux un statut d’exception, un statut dérogatoire soumis à l’interprétation des institutions européennes (Conseil des ministres, Parlement européen, mais surtout Cour de justice des Communautés européennes et Commission).

Le service universel, service au rabais

L’Union européenne reconnaît que les SIEG ont pour satisfaire l’intérêt général, des obligations spécifiques - le service universel notamment - qui entraînent des coûts supplémentaires, donc des financements publics. Les Etats ont la liberté théorique de définir le champ de leurs SIEG, mais l’Union réduit cette liberté par des mesures concrètes qu’elle prend au nom de la concurrence (directives de libéralisation, suppression des monopoles publics, interdiction ou limitation des aides de l’Etat). La garantie d’un service universel, accessible à tous, à un prix abordable, sur l’ensemble du territoire est en retrait par rapport aux obligations traditionnelles des services publics. L’égalité des conditions qui vise à traiter de façon égale les personnes se trouvant dans la même situation qui a les faveurs de l’Union est, par exemple, en retrait sur l’égalité d’accès et de traitement de tous les usagers.

La concurrence, donc la marchandisation

Les traités, directives et communications de l’Union européenne conduisent au démantèlement rapide des services publics.

Les traités européens affirment leur neutralité sur la propriété du capital et le statut des entreprises : « L’Union ne préjuge en rien le régime de propriété dans les Etats membres ». Mais la logique libérale de l’Union contredit la notion même de services publics. Le principe fondateur du marché intérieur est la libre concurrence. Les SIEG sont des exceptions aux règles du « marché intérieur où la concurrence libre et non faussée » (article I-3-2). Le monopole public (Réseau ferré de France, par exemple, qui gère l’infrastructure ferroviaire en France) est très strictement encadré.
La concurrence est aussi imposée parce que les services sont avant tout vus comme une marchandise, par la dimension produit du service. La marchandise est un intrant (un achat) important des autres entreprises et les conditions de sa vente (son prix notamment) ne doivent pas être faussées par l’absence de concurrence ou par une concurrence imparfaite.

La libéralisation massive comme politique

Depuis la fin des années 1980, les directives européennes (lois européennes) sont sans équivoque :

 télécommunications : libéralisation très importante en janvier 1998 ; cinq nouvelles directives pour limiter la domination de l’opérateur historique ;
 postes : libéralisation des envois de plus de 350 g, soit 3% du marché en 1998 ; libéralisation des envois de plus de 50 g en 2006 (20% du marché) ; libéralisation totale en 2009 ;
 transports aériens libéralisés entre 1987 et 1998 ;
 transports maritimes libéralisés entre 1993 et 1999 ;
 transports routiers libéralisés en 1969 ;
 transport sur voies navigables libéralisés en 2000 ;
 transports ferroviaires (fret et voyageurs en plusieurs « paquets ») ;
 électricité : 30% du marché aujourd’hui ; 60% en 2004 ; directive pour les ménages en 2003 ;
 ciel unique : prévu en 2004 ;

Toutes ces décisions sont motivées par les quatre libertés de circulation du marché intérieur (personnes, capitaux, biens et services) et aussi par le fait que « la concurrence établit le prix juste, le plus avantageux pour le consommateur ». Toutes ces directives sont préparées par la Commission, mais décidées par les ministres concernés, au sein du Conseil des ministres de l’Union.

L’Union européenne ne prend pas de position sur la propriété du capital. Donc toutes les décisions ou projets de privatisation et d’ouverture du capital sont des décisions nationales.

Néanmoins la libéralisation a deux effets :

 les entreprises privées concurrencent les services publics sur les segments les plus rentables de leur offre de services (effet d’écrémage) et provoque leur paupérisation ;
 l’entrée de concurrents privés a un effet sur l’évolution de la réglementation (abaissement des obligations de service public et ajout de réglementation favorable au marché au titre du droit de la concurrence).

On peut donc affirmer qu’il y a un lien substantiel entre d’une part la libéralisation et d’autre part la privatisation et la dérégulation (régulation au profit du capitalisme).

Toutes les directives de l’Union ont été jusqu’à présent sectorielles. Une directive-cadre générale sur les SIEG a été demandée par le Conseil européen de Barcelone des 15 et 16 mars 2002 ; elle devait être présentée par la Commission au Conseil européen de Copenhague de décembre 2002 et ne l’a pas été. Le Livre blanc sur les SIG de la Commission européenne du 12 mai 2004 indique qu’une directive-cadre n’est pas pour l’instant souhaitable et que cette question sera réexaminée lors de l’entrée en vigueur de la Constitution.
La Commission européenne porte un jugement très favorable sur les libéralisations qui ne rend pas compte des conséquences funestes de bon nombre d’entre elles. Citons très brièvement quelques exemples :

 eau : prix des opérateurs privés en France largement supérieurs aux prix des régies publiques ; doublement du prix et licenciements massifs au Royaume-Uni depuis la libéralisation de 1989 ; extension de la corruption ;
 transport ferroviaire au Royaume-Uni : réduction du service et de la performance ; augmentation des prix ; sécurité non assurée conduisant à la multiplication des accidents ;
 transport aérien aux Etats-Unis depuis 1970 : réduction drastique du nombre des compagnies ; prix en hausse après une baisse de courte durée ; plus de 170 villes ont perdu leur desserte aérienne ;
 électricité : coupures en Espagne et aux Etats-Unis ; arrêt des investissements en Allemagne.

L’efficacité, la rente et l’évaluation

La littérature de l’Union fait une large place à l’obligation de résultats et l’évaluation du service rendu par les SIEG joue donc un rôle croissant.
Dans la conception actuelle de l’Union européenne, c’est aux services publics de faire la preuve de leur efficacité par rapport à la gestion privée qui est constamment créditée d’une meilleure performance. Les critères d’évaluation ont fait l’objet de nombreuses critiques lors du débat ouvert par le Livre blanc de 2003. La Commission a promis de revoir en 2006 ses mécanismes d’évaluation des SIEG. Néanmoins l’efficacité et sa mesure au regard des missions, valeurs et objectifs des services publics est une vraie question qu’il ne faut pas escamoter.

Un mot sur ce qu’on appelle la rente qui est souvent évoquée pour démanteler les services publics. La rente résulte éventuellement du pouvoir de marché (prix de monopole excessif, par exemple) et des aides de l’Etat (financements, subventions, garanties) qui excèdent le coût des obligations de service public. C’est une vraie question. Mais il ne faut pas oublier que le secteur privé peut aussi bénéficier d’une rente. L’information, « matière » clé des services, est hautement manipulable. La concurrence (monopole privé, oligopole), la délégation sont imparfaites. Les cas de corruption sont fréquents. Les services publics locaux fournissent de nombreux exemples de rente privée dans les secteurs de l’eau, des déchets, des parcs, de la restauration et de la signalisation. La décentralisation et la délégation ne conduisent pas à un meilleur contrôle de la rente mais à sa redistribution au secteur privé. Dans la délégation de services publics aux entreprises privées, la puissance publique (le régulateur) perd son savoir-faire au profit de l’entreprise privée (l’opérateur). S’installe donc une grande asymétrie entre régulateur et opérateur au profit de ce dernier. On parle d’extensions des informations cachées. Cette asymétrie explique le monopole local privé et l’impossibilité de fait d’une comparaison véritable entre opérateurs.

La réponse de l’Union européenne à ces défauts est l’évaluation. Mais l’évaluation n’échappe pas à la critique. Elle demande une définition légitime des missions et des critères d’évaluation qui reflète l’intérêt général. Elle implique souvent une réduction rationaliste du service public. Elle suppose que l’évaluateur ne se trompe pas.

IV. Conclusion

Laissons la conclusion à Olivier Duhamel, membre du parti socialiste, membre de la Convention européenne, partisan du « oui ». Citons deux passages de son livre Pour l’Europe, Seuil, octobre 2003.

Les socialistes français ont fait une contribution globale à la Convention européenne dans laquelle figurent les services publics. Voici ce qu’ils demandaient (pages 62 et 63) : « Les services publics doivent être mentionnés dans l’article constitutionnel sur les objectifs de l’Union. Un titre spécifique du traité sur les politiques européennes en précisera la définition européenne, insérera la réalisation des missions de service public dans les objectifs généraux de l’Union, distinguera les services publics marchands des services d’intérêt économique général, réintègrera le principe de péréquation tarifaire par financements croisés et légalisera les aides de l’Etat lorsque nécessaire. Ces nouvelles dispositions excluront expressément certains services publics des règles de la concurrence et du commerce international. »

Eh bien, aucune de ces demandes n’est satisfaite par la Constitution !
Plus loin (page 111) Olivier Duhamel fait ce commentaire très pertinent : « Pourquoi le Présidium refuse-t-il de mentionner les SIEG dès l’article I-3 (objectifs de l’Union) ? Parce que la Charte le fait, nous dit-on. L’objection de redondance ne vaut rien, sans quoi elle nous interdirait d’énumérer d’autres objectifs. Plus grave encore pourquoi l’article III-3 [la numérotation a changé depuis ; il s’agit de l’article III-122 cité et commenté ci-dessus] se contente-t-il de reprendre tel quel le texte existant [le texte des traités actuels], jusque dans son inconsistance ? Il dispose que ces services doivent fonctionner sur la base de principes sans dire lesquels. Le citoyen a le droit de savoir : égal accès, universalité, continuité... [...] Ces quelques avancées sont indispensables si l’on veut que notre Constitution soit bien accueillie, et pas seulement en France, et pas seulement à gauche, amis par tous ceux qui savent le rôle que jouent les services publics dans la préservation du modèle européen. »

Suivons donc le conseil d’Olivier Duhamel en votant « non » au référendum !

Alain Lecourieux 6 octobre 2004

Voir aussi "La Constitution européenne et les services publics" compléments par Pierre Khalfa