Argumentaire Sire-Marin (Copernic) : Justice et Europe, union consacrée ou union contrariée ?
Justice et Europe, union consacrée ou union contrariée ?
Le projet de traité européen consacre quelques un de ses articles à la justice.
Mais alors que la Déclaration des Droits de l’Homme résumait en 17 articles les principes qui fondaient la république française, la longueur et complexité du texte du traité (488 articles) en rendent la lecture très difficile, sauf aux inconditionnels du droit canon.
La plupart des français se prononceront donc lors du referendum sans avoir lu le texte, ce qui est une première bizarrerie dans un pays où, selon Montesquieu "le style des lois doit être concis ...et simple...Quand le style des lois est enflé, on ne les regarde que comme un ouvrage d’ostentation"...
Ainsi, les questions relatives à la justice, au lieu d’être regroupées dans un chapitre permettant de comprendre l’organisation judiciaire de l’Union européenne, sont disséminées dans différentes parties du traité constitutionnel :
Il est fait mention de la justice dans l’article I-3 sur les objectifs de l’Union, dans l’article I-14 sur les compétences partagées entre l’Union et les états membres (espace de liberté, de sécurité et de justice), dans l’article I-29 et les articles III-353 à 381 sur la Cour de justice de l’Union qui remplace la Cour de justice des Communautés européennes, dans l’article I-42 et dans tout le chapitre IV sur les coopérations policière et judiciaire, et dans l’article1-9 sur l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH (convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales), qui permet d’intégrer dans la charte des droits fondamentaux la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg (préambule de la partie II).
Il faut par exemple passer de la page 4 à la page 15 du texte du traité, puis revenir à la page 7 et enfin à la page 46 pour comprendre comment la Cour de justice de l’Union européenne appliquera la charte des droits fondamentaux. C’est un peu comme s’il fallait chercher dans 3 codes différents pour savoir si des pratiques discriminatoires relèvent de la compétence du juge civil, du juge pénal ou du juge administratif !
Autant dire que ce maquis juridique fera le bonheur des cabinets d’avocats spécialisés en droit international et le malheur des citoyens qui voudraient simplement trouver un juge pour faire reconnaître leurs droits.
D’ailleurs le juge, une fois trouvé sera totalement ligoté pour interprêter le traité constitutionnel, car, comme le précise la fin du préambule de la partie II, "la charte des droits fondamentaux sera interprêtée par les juridictions... en prenant dûment en considération les explications établies sous l’autorité du praesidium de la convention qui a élaboré la charte...".
La jurisprudence est donc fixée par avance en ce qui concerne la charte des droits fondamentaux et les membres de la convention préparatoire au traité, dont la désignation n’avait rien de démocratique, ont déterminé pour l’avenir ce qu’étaient des conditions de travail justes et équitables, le droit à la santé, à l’environnement, pour ne citer que quelques uns de ces "droits fondamentaux".
Si par exemple, le juge est saisi d’un litige sur "le droit de travailler" reconnu dans la charte, il devra se reporter aux "explications" du praesidium, qui figurent dans les annexes II au traité, à savoir que tout citoyen de l’Union "a la liberté de chercher un emploi", sans que l’Union ou les états membres n’aient l’obligation de lui verser des indemnités de chômage s’il n’en trouve pas ! Toute interprétation jurisprudentielle européenne qui étendrait le "droit de travailler" au droit au travail est d’emblée interdite par ce préambule, qui fait du praesidium de la convention le gardien du temple de l’interprétation du traité pour le présent et pour l’avenir.
La justice figure donc dans les valeurs et les objectifs de l’Union européenne : "L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice, sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée".
Nicolas Sarkozy nous avait habitué à associer la justice à la sécurité, Alain Peyreffite confondait en 1986 sécurité et liberté, mais c’est sans doute la première fois qu’un traité associe justice et concurrence, comme objectifs communs des 25 états de l’Union.
La justice dont il est fait état dans ce texte n’est pas la justice sociale, ce n’est pas non plus la justice civile ou pénale dont on pourrait souhaiter qu’elles tendent à s’harmoniser en Europe.
La justice dont il est question dans le traité constitutionnel européen est celle qui garantit la liberté du commerce et de la concurrence, comme l’atteste la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, qui concerne surtout le droit des marques, de la propriété intellectuelle, le droit des entreprises et la liberté de circulation des marchandises.
Lorsqu’elle n’a pas pour objet d’arbitrer les intérêts commerciaux des entreprise, la justice, telle que le traité européen la conçoit, contribue, avec la police, à renforcer la lutte contre le terrorisme et l’immigration. Ce sont les deux seules fonctions qui lui sont assignées dans le traité.
Cependant, pour les habitants de l’Europe, l’utilité essentielle de la justice serait d’abord, plutôt que de renforcer la coopération des appareils répressifs nationaux et européens, d’assurer l’effectivité des droits civils et sociaux, et de garantir le respect des libertés publiques et individuelles,
Le traité améliore-til la justice civile en Europe ?
Il se contente de réaffirmer les droits civils et politiques déjà proclamés par la convention européenne des droits de l’homme, droits garantis par la jurisprudence de la Cour européenne de Strasbourg (liberté d’expression, d’association, liberté de la presse, droit à un procès équitable, à un tribunal impartial, droit à la vie privée etc..) ;
Mais en l’état, il existe toujours , avec ce traité constitutionnel, deux sortes d’habitants de l’Europe : Les citoyens nationaux des états européens, qui disposent de l’ensemble des droits civils et politiques, et les "extra-communautaires"qui n’en bénéficient pas, car le traité ne donne pas plus qu’avant aux étrangers le droit de vote ou le droit d’accéder à tous les emplois.
Le traité construit-il une justice pénale européenne ? Il entérine la coopération judiciaire déjà effective gràce à la convention d’entraide pénale de 1959, à la convention Schengen de 1985 et au mandat d’arrêt européen, qui permettent les poursuites et l’arrestation des personnes condamnées ou simplement recherchées dans l’un des états membres.
En revanche, le texte constitutionnel ne crée pas de droit pénal européen alors qu’il serait souhaitable de disposer d’une commune définition des infractions dans toute l’Europe : l’avortement reste une infraction dans certains pays, l’usage de stupéfiants est poursuivi en France et dépénalisé en Allemagne, en Espagne et en Angleterre ; le Portugal interdit les peines d’emprisonnement à perpétuité, tandis que la France les prononce. Aucune procédure pénale européenne n’est mise en place (et notamment pas de règles minimales impératives imposant des droits de la défense) ; aucun juge européen des libertés n’est institué, afin de veiller sur les libertés individuelles menacées par une coopération policière européenne toujours plus étroite.
La justice pénale en Europe est toujours aux abonnés absents, alors que les les institutions répressives et de coordination des poursuites sont renforcées (Europol, Eurojust, fichiers de demandeurs d’asile, fichier Schengen, mandat d’arrêt européen.).
Il est inquiétant qu’aucun contrôle réel ne soit institué sur l’activité de ces organismes de coopération policière, tel qu’Europol, qui emploie 500 fonctionnaires de police : Aucun recours n’est ouvert aux personnes ou aux parlements nationaux concernant la légalité de leurs décisions. Pourtant Europol a notamment des fonctions de fichage, d’échanges de données en matière pénale, et d’opérations policières concernant 25 types d’infractions transnationales, qui nécessiteraient pour le moins que les personnes concernées bénéficient d’un droit d’accéder aux données qui les intéressent. Mais Europol échappe à tout examen critique, sauf à celui du parlement européen, qu’un rapport parlementaire français du 29 avril 2003 qualifie de dérisoire.
On aurait pu envisager, pour permettre un contrôle judiciaire de ces coopérations policières renforcées, d’instituer au moins un parquet européen comme le prônait l’appel de Genêve, qui proposait d’appliquer des règles pénales communes à la criminalité transnationale et aux fraudes aux intérêts financiers de l’Union.
Mais le traité constitutionnel prévoit que l’unanimité du conseil des ministres de l’Union serait nécessaire pour créer un embryon de code pénal européen (article III-271) et un parquet européen, après approbation du parlement (III-274). Autant dire que la tectonique des plaques aura depuis longtemps transformé la Méditerranée en mer fermée lorsque le parquet européen verra le jour.
La lutte contre les paradis fiscaux et les fraudes fiscales, dont le parquet européen aurait été chargé, ne sont donc pas à l’ordre du jour du traité ; en revanche, la coopération policière est de plus en plus renforcée concernant l’immigration et les demandeurs d’asile, comme l’atteste le programme pluriannuel 2005/2012 de la Haye, adopté le 5 novembre 2004 par le conseil de l’Union européenne. Il n’est pas sans intérêt de constater que la traduction concrête de l’objectif de sécurité et de justice affiché par ce programme se résume à la lutte contre l’immigration clandestine, au renvoi des demandeurs d’asiles dans les pays tiers, avec fichage biométrique, et à la lutte contre le terrorisme, puisque 33 pages sont consacrées à ces sujets dans un document de 35 pages.
Le traité instaure-t-il une justice européenne des droits sociaux ?
Les droits économiques et sociaux proclamés par la charte des droits fondamentaux dans la partie II du traité, qui sont notamment le droit à la protection de la santé et de l’environnement, le droit à la sécurité sociale et à des conditions de travail justes et équitables, restent des pétitions de principe, même pour les "citoyens" de l’Union.
Un droit n’est rien sans une juridiction pour le faire respecter.
Or la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) n’aura pas pour compétence de garantir l’effectivité des droits fondamentaux de la charte ; elle ne pourra pas être saisie par des personnes qui voudrait invoquer directement le non respect de ces droits par les autorités nationales de leur état.
Il résulte en effet de la combinaison de l’article I-29 et de l’article II-112 du traité que les recours individuels ou institutionnels ne seront possibles devant la CJUE de Bruxelles que "pour les actes législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union, ou pour la mise en oeuvre du droit de l’Union par les états membres".
La CJUE est donc à la fois un Conseil d’Etat et un Conseil Constitutionnel, puisqu’elle statue sur la légalité et sur la constitutionnalité des actes des exécutifs de l’Union et du parlement Européen . Elle veillera également au respect des droits fondamentaux de la charte par les institutions communautaires (Commission, Conseil européen, conseil des ministres, parlement européen....) dans les actes communautaires (directives, lois-cadres, règlements....).
Une inspection du travail européenne aurait d’ailleurs été bien utile pour constater d’éventuelles infractions à la charte par les organismes communautaires.
Mais la Cour de Justice de l’Union européenne, à la différence de la Cour européenne des droits de l’homme, ne pourra pas condamner un état européen si, dans sa législation nationale, il viole les droits fondamentaux de la charte.
A la différence de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui est directement invocable devant les juridictions nationales des états européens, il sera également impossible à une personne de faire sanctionner par une juridiction nationale le non respect de la charte des droits fondamentaux par la loi, ou par des actes règlementaires ou contractuels d’un état membre.
Par exemple, aucun tribunal français ne pourra sanctionner la non conformité à la charte d’une loi rendant inéquitables certaines conditions de travail. Ces droits de la Charte restent virtuels puisqu’ils sont dénués de "justiciabilité"en droit interne.
C’est un peu comme si on avait créé le droit du travail, sans les conseils de prud’hommes pour le faire respecter !
Il manque donc une autorité juridictionnelle dans ce traité, car si la CJUE est compétente pour les actes communautaires, il eut fallu une cour suprême européenne, pour faire respecter dans les législations des états membres les droits économiques et sociaux énoncés dans la charte des droits fondamentaux.
Cette cour suprême aurait, pour les droits économiques et sociaux de la charte, le même rôle que la Cour européenne des droits de l’homme pour les droits civils et politiques, qui bénéficient d’un contrôle direct de conventionnalité devant les juridictions des états membres de l’UE.
Mais l’équilibre des pouvoirs et l’effectivité des droits ne sont pas les objectifs principaux de ce traité, qui, pour ne pas fausser le jeu de la concurrence économique, renforce les exécutifs communautaires, accroit très timidement le rôle du parlement européen, et laisse en jachère la création d’une justice européenne.
10/04/2005
Evelyne Sire-Marin, co-présidente de la Fondation Copernic