Argumentaire Douillard : 37 conseils d’ami... à un Ami de l’Europe... pour lire par soi-même (!) le projet de traité constitutionnel
37 conseils d’ami...
à un Ami de l’Europe
...pour lire par soi-même (!) le projet de traité constitutionnel.
30 mars 2005
(Ces 37 conseils d’ami - sous forme de questions/réponses les plus brèves possibles - ont été écrits par une personne qui avait voté « Oui » au traité de Maastricht. Ils visent à faciliter la lecture du volumineux projet de traité constitutionnel européen, en abordant quelques questions importantes généralement ignorées ou esquivées par les grands moyens de communication et leaders d’opinion.)
1 - La Constitution est-elle transparente ?
On nous demande d’approuver un long texte dont la troisième partie (la plus longue avec 340 articles sur 460) a été longtemps cachée au public, au cours des seize mois qui ont précédé sa publication en juin 2003. En outre, il faut faire attention aux « protocoles » annexés, pas toujours joints au texte, qui ont eux aussi force de loi constitutionnelle. L’ensemble ne compose pas seulement une Constitution au sens ordinaire, mais un Code complet de lois définitives, définissant un programme politique sans alternative ni inflexion possible. C’est comme une règle d’un jeu sportif, à laquelle on aurait bizarrement ajouté par avance le résultat de tous les matchs à venir... Ce nouveau texte « prime le droit des Etats membres » (Art I-6) et sera interprété par la Cour européenne de justice.
2 - Comment apprendre à distinguer les vœux pieux et les articles réellement contraignants ?
Il faut une certaine accoutumance pour décrypter ce texte. Prenons l’exemple de cet article qui est manifestement conçu pour n’obliger personne, sauf les naïfs : « L’Union prend en compte les exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection » etc. (Art III-117). Il est difficile de relire sans s’interroger sur cette langue bizarre, si peu juridique par endroits. Quelles valeurs donner à un « niveau d’emploi » dont on ne s’attache qu’à la « promotion » (ce qui ne coûte rien), à une protection « adéquate » (pour qui ?), à la lutte contre l’exclusion (sans se définir d’objectifs contraignants, ni même préciser si cette lutte doit être gagnée un jour, etc ...) On lit de nombreux exemples de ce type dans le traité, comme les vœux pieux sur le commerce équitable, l’éradication de la pauvreté, les droits des handicapés... Mais rassurez-vous, dès qu’il s’agit de liberté de circulation des capitaux, le texte redevient beaucoup plus ferme et assorti de mesures contraignantes.
3 - Est-ce que la Constitution se contredit parfois ?
Une lecture inattentive et superficielle des 448 articles la Constitution ne permet pas de constater que la plupart des droits politiques, économiques et sociaux qui y sont hautement proclamés se trouvent ainsi limités ou souvent contredits par des articles suivants (notamment dans la partie III). Les seules obligations véritablement assorties de contraintes et de sanctions légales sont le respect du marché concurrentiel et compétitif, et la libre circulation des services, marchandises et capitaux. Lorsque des articles (souvent les plus généreux et humanistes) ne sont assortis d’aucune obligation de s’y conformer, il faut admettre qu’ils font penser aux articles purement décoratifs et trompeurs des Constitutions des régimes autoritaires, comme l’ancienne Constitution soviétique.
Exemple brutal : Vers la fin de la Charte des droits fondamentaux, on apprend qu’elle ne sert à rien, puisqu’elle « ne crée » finalement « aucune compétence » ni « aucune tâche nouvelle pour l’Union » européenne, et qu’elle ne perturbe en rien la validité du reste du texte constitutionnel !!! (Art. II-111-2). Il est même précisé qu’une simple loi européenne pourra limiter les droits et libertés reconnus par la Charte (Art. II-112-1). On nous dit également que cette fameuse Charte doit faire l’objet d’ « explications élaborées en vue de guider [son] interprétation » devant les tribunaux (Art. II-112-7), mais cette glose sera produite par qui ? Mystère.
4 - Quelles sont vraies les valeurs et objectifs de l’Europe ?
La Constitution proclame un certain nombre d’objectifs généraux, dont un seul est doté de dispositions légales réellement contraignantes et peut se résumer ainsi : « Un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (Art. I-3-§2), « Une économie sociale de marché hautement compétitive » (Art I-3-§3) « La libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux » (désignée comme « libertés fondamentales et non-discrimination » Art. I-4-§1) C’est à la fois le cœur et le leitmotive de la Constitution. Pour cela, l’Union européenne jouit d’une « compétence exclusive » (c’est-à-dire non partagée, Art I-12 et I-13). Une véritable obsession pour la rentabilité du capital et la compétitivité à outrance.
Des observateurs ont fait remarquer qu’on ne trouve les expressions « Droits de l’homme » et « démocratie » respectivement que 12 fois et 8 fois sur un ensemble de près de 80 pages du traité constitutionnel européen, où l’expression « Service public » n’apparaît d’ailleurs qu’une seule fois. En revanche, les mots suivants qui n’existent pas dans la Constitution française, puisqu’il relève ordinairement des textes de conseils d’administration d’entreprises, reviennent :
... concurrence : 27 fois
... capitaux : 24 fois
... marché : 78 fois !
Cette obsession du marché concurrentiel se décline sur les quelques 400 articles du traité :
En cas de « différences de développement » créant trop d’ « effort » pour supporter le « marché intérieur », la Commission européenne pourra autoriser des « dérogations », mais attention, « temporaires » et créant le moins de « perturbations possibles au fonctionnement du marché intérieur » (Art. III-130-4b).
Imaginons qu’une guerre ou une catastrophe survient, l’Europe doit se réunir d’urgence. Pour prévenir les destructions et soulager les victimes ? Pas du tout. « Les Etats membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un Etat membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale grave constituant une menace de guerre (...) ». (Art. III-131) L’important est d’abord que le commerce continue ! L’Etat en détresse doit veiller avant tout à ne pas « fausser les conditions de la concurrence dans le marché intérieur » (III-132-§1). C’est une obsession qui passe avant toute autre considération humaine. Et si l’Etat en question fait un « usage abusif » des circonstances, il sera jugé devant la Cour de justice européenne. Mais attention, « à huis clos ! » (III-132-§2)
CÇa c’est pour les temps de crise. En temps ordinaire, les affaires suivent leur cours. Pour ne pas fausser la sacro-sainte concurrence, la Constitution dresse une longue liste (Art. III-167) des aides publiques qui sont à la limite acceptables (exemple : les aides après calamités naturelles, ou pour grande pauvreté). Mais aucune ne semble s’attacher à la notion de service public. Et comme il ne s’agit pas de plaisanter avec des mesures publiques qui pourraient fausser le marché, la Commission est vigilante de tous les instants et « procède avec les Etats membres à l’examen permanent des régimes d’aides existant dans ces Etats. » (Art. III-168-1). Si un Etat ne suit pas les observations de la Commission, elle peut « saisir directement la Cour de justice de l’Union européenne. » (Art III-168-2b).
5 - La Constitution prime-t-elle sur le droit des Etats-membres ?
C’est clairement indiqué dès l’article I-6. Mais comment interpréter les conflits manifestes entre le texte du traité et l’ordre constitutionnel d’un Etat-membre ou bien les grandes dispositions internationales comme la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ? Cette tâche revient à la seule Cour de justice de l’Union européenne, seule « compétente pour statuer (...) sur l’interprétation de la Constitution ». Cette compétence s’étend même sur les juridictions nationales, qui sont invitées, et même parfois obligées, à s’en remettre à la Cour pour interpréter la Constitution (Art. III-369). On note quand même une exception significative : la Cour de justice européenne ne sera jamais compétente pour juger de tout ce qui concerne la police, le maintien de l’ordre et la sécurité intérieure dans chaque Etat-membre (Art. III-377). Que les persécutés et éventuelles victimes d’abus de pouvoir ne comptent pas sur elle pour faire valoir leurs droits.
En revanche, toute obligation pécuniaire décidée par les institutions européennes (à la charge d’une personne autre qu’un gouvernement) forme « titre exécutoire » et jouit de « l’exécution forcée » dans l’Etat membre concerné, sans possibilité de contrôle autre que formel (Art. III-401).
6 - Les Droits de l’Homme sont-ils devenus accessoires ?
La Constitution reconnaît la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Mais elle indique immédiatement que cela « ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans la Constitution. » (Art I-9-§2). Ce ne sont que des « principes généraux » (Art I-9-§3). Deux articles à retenir pour toujours.
7 - L’Union européenne pourrait-elle retirer son droit de vote européen à un pays trop à gauche, et envahir militairement l’un de ses Etats-membres ?
Il serait absurde et indigne d’accuser les institutions européennes de se préparer à sanctionner - y compris militairement - un Etat-membre qui serait dissident. Et pourtant... si la Constitution y pense pour nous, il faut bien se pencher sur la question...
On se souvient qu’en 1968, la Tchécoslovaquie avait voulu choisir un « visage humain » au socialisme, mais que les armées du Pacte de Varsovie et du Comecon (Union de l’Europe de l’Est sous tutelle soviétique) étaient venues promptement réprimer le « Printemps de Prague » et renverser le gouvernement tchécoslovaque. Une telle occurrence pourrait-elle survenir avec la nouvelle Constitution Européenne, réprimant un Etat membre qui serait dissident en matière politique et sociale ? Si la question semble incongrue, il faut savoir que le projet Constitution prévoit explicitement cette éventualité.
Imaginons un pays européen, par exemple la France, qui déciderait de porter au gouvernement un rassemblement d’union populaire Centre-gauche-Centre-droit dans l’esprit de l’expérience Pierre Mendès-France, qui se donnerait pour objectif un programme social semblable à celui du Conseil national de la Résistance (CNR de 1944). Une fois installé à Matignon, ce nouveau gouvernement met en oeuvre le programme suivant :
1 - Conquêtes salariales et sociales de type réduction du temps de travail.
2 - Promotion de grands services publics efficaces assurant la cohésion sociale.
3 - Fiscalité touchant les haut revenus et la spéculation ; loi « anti-paradis fiscaux ».
4 - Instauration d’une agriculture paysanne plus écologique et créatrice d’emplois.
5 - Accords internationaux garantissant des prix équitables aux importations du Tiers-Monde,
6 - Réduction des dépenses militaires et des ventes d’armes.
Dans les jours suivants, la Commission européenne déclare que ce programme porte atteinte au « marché intérieur concurrentiel et compétitif », défini comme « intérêt stratégique » de l’Europe, au sens de l’Art. I-40-§2, ce qui engage Bruxelles à adopter prochainement des mesures de « politique étrangère et de sécurité commune » (Art I-40-§1), mais sans préciser lesquelles.
La crise s’aggrave, car l’Union européenne fait savoir solennellement que la politique française menace gravement « l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale » car elle nuit à la « suppression progressive des obstacles au commerce international » (Art III-292-2e) et à « une bonne gouvernance mondiale » (Art III-292-2h) qui sont parmi les objectifs fondamentaux de sa « politique extérieure ». Conformément à l’article III-360, la Commission émet un « avis motivé » pouvant ouvrir à une saisie de la Cour de justice de l’Union européenne contre un Etat qui « a manqué à l’une de ses obligations », ce qui peut ouvrir à des amendes forfaitaires et à des astreintes.
Par ailleurs, Bruxelles fait savoir que la politique française lui semble également un facteur de troubles sociaux graves et de menaces terroristes.
Pour cela, elle fait jouer un instrument juridique prévu par la Constitution : « Elle mobilise tous les moyens mis à sa disposition, y compris les moyens militaires (...) pour prévenir la menace sur le territoire des Etats-membres (...) et protéger les institutions démocratiques et la population d’une attaque terroriste. » Cette intrusion est prévue par l’article I-43-1a. Il n’est pas nécessaire que cette intervention européenne soit réclamée par l’Etat « victime » (cela n’est obligatoire qu’en cas d’attaque, mais non pour « prévenir la menace »). Certes, l’article III-329-1 indique bien que les autres Etats membres « portent assistance à la demande de ses autorités politiques », mais sans préciser lesquelles. Et si c’était à la demande d’un président de cohabitation désavoué par le suffrage universel ?
Plusieurs articles et autorisent l’Europe à identifier « les intérêts et objectifs stratégiques » (III-293-1) et à prendre les mesures « nécessaires » si « une situation internationale exige une action opérationnelle de l’Union. » L’Europe peut alors désigner un « représentant spécial » (Art. III-300-2d). Il pourrait remplir la fonction de gouverneur des territoires occupés ? En France même ?
Bien entendu, l’unanimité est de règle s’il s’agit d’implication militaire de l’Europe(Art. III-300-4) ce qui permettrait à la France de s’y opposer au sein du Conseil des ministres. Même si celui-ci, par « dérogation » peut cependant statuer à la majorité qualifiée pour l’ensemble de la préparation d’une action de sécurité commune (Art III-300-2).
Mais ce n’est pas tout : Puis, comme la crise s’aggrave encore entre Paris et Bruxelles, il reste encore à cette dernière une arme décisive. Le Conseil décide alors d’adopter une décision constatant que la politique sociale et étrangère de la France fait courir, selon l’article I-59-1 un « risque clair de violation grave par un Etat membre des valeurs visées à l’article I-2 », parmi lesquelles la « non-discrimination » et la « liberté » (c’est-à-dire la libre circulation des services, des marchandises et des capitaux, vues comme « libertés fondamentales et non-discrimination », au sens de l’article I-4-1).
Après avoir adressé des recommandations à la France (Art. I-59-1b) puis constaté « l’existence d’une violation grave et persistante par un Etat-membre des valeurs » (Art. I-59-2), l’Union européenne prend une décision qui « suspend certains droits découlant de l’application de la Constitution à l’Etat membre en cause, y compris les droits de vote du membre du Conseil, représentant cet Etat. » (Art. I-59-3). Bien entendu, la France « reste lié[e] par les obligations qui lui incombent au titre de la Constitution. »
Pour se justifier et se défendre, la France fait savoir que selon la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, la liberté de circulation des capitaux ne lui semble pas une « liberté fondamentale ». Mais la cour de justice européenne lui donne tort en s’appuyant sur le texte explicite de la Constitution européenne, ayant force de loi suprême.
Alors, la France fait savoir au Conseil et à la Commission européenne que s’il est vrai que la déchéance du droit de vote d’un Etat-membre peut être prise à la majorité qualifiée (sans possibilité de blocage de la France, donc), elle ne peut être prise qu’à la suite d’une constatation préalable qui doit être prise, elle, à l’unanimité, et avec l’accord du Parlement Européen.
Ce à quoi le Conseil répond en brandissant l’alinéa I-59-4 qui permet de modifier cette constatation préalable à la majorité qualifiée, et ajoute que de toutes façons l’Etat membre « en cause » ne peut pas prendre part au vote de sa propre suspension (I-59-5) !!! Argument décisif.
La France a donc perdu tout à fait légalement son droit de vote au Conseil. Il est désormais possible à l’Europe de décider à l’unanimité les décisions suivantes, en invoquant les articles I-43 sur la « solidarité intérieure » et III-300 sur les initiatives militaires :
Invasion militaire de la France dans le but de porter assistance « à sa population » et à rétablir l’ordre normal du « marché concurrentiel et hautement compétitif » ;
« Protection » de la démocratie en France et mise sous tutelle des autorités locales ;
Désignation d’un Haut-Commissaire pour administrer les territoires occupés, ayant tous pouvoirs pour gouverner par décrets et assurer une transition démocratique vers de nouvelles institutions locales intérimaires.
Mais ce processus est bientôt enlisé en raison de graves troubles à l’ordre public survenant dans le territoire occupé. Etc.
(Si l’on s’en tient strictement au texte du projet de Constitution, cette fiction pourrait s’appliquer à la France ou bien entendu à tout Etat membre de l’Union. Une opération militaire européenne pourrait être également envisagée plus aisément sur un pays tiers non-européen. Voir notamment les articles III-294 à 302 et III-309.)
Nous regrettons d’avoir eu à évoquer cette éventualité fâcheuse, mais il le fallait bien, puisque le projet de Constitution européenne aborde longuement le sujet.
8 - Comment fera l’Union européenne pour lancer des guerres ?
On sait déjà ce que cette Constitution pense des malheurs de la guerre : ceux-ci ne sont pas si tristes que ça, dès lors qu’on veille à ce qu’elle ne perturbe pas le marché concurrentiel !(voir l’étonnant article III-131)
Surtout, l’Art I-41-§1 lui donne « une capacité opérationnelle s’appuyant sur des moyens civiles et militaires » qui peut lancer des « missions en dehors de l’Union ». Cette capacité n’a d’autre définition politique que celle d’être « compatible » avec celle de l’OTAN (I-41-§2b). Il n’est aucunement question d’infléchir cette alliance militaire vers une politique de paix ou de désarmement. Dans ce cadre, « Les Etats-membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires », à l’aide d’une « Agence de défense européenne »dont le titre détaillé est déjà tout un poème (voir I-41-§3b). On est loin de l’humanisme des fondateurs de l’Europe. Il s’agit de « renforcer la base industrielle et technologique du secteur de la défense » (Art. I-41-§3b) « afin de préserver les valeurs de l’Union de servir ses intérêts. » (Art I-41-§5). Cette politique n’est pas prescrite à la légère : les Etats-membres bons élèves qui remplissent « des critères plus élevés de capacités militaires » et souscrivent « des engagements plus contraignants » seront invités à une coopération spécifique.
Il reste enfin à passer à l’acte. Pour cela, la Constitution instaure une série de mécanisme permettant de lancer des opérations militaires. Voir notamment les articles III-294 à 302 et III-309 et notre « conseil d’ami » n°7 « L’Union européenne pourrait-elle retirer son droit de vote européen à un pays trop à gauche, et envahir militairement l’un de ses Etats-membres ? »
9 - Pourquoi la Constitution parle de « liberté d’entreprise » et non de liberté d’entreprendre ?
Le « droit d’entreprendre » serait différent, car il proclamerait le droit à l’initiative économique. La formulation qui a été préférée n’est pas fortuite (Art II-76). Elle n’évoque guère que la rente de situation des grandes multinationales déjà existantes. Il est vrai que les créations d’entreprises à venir, non encore survenues, sont par définition infiniment moins bien représentées dans les couloirs lobbyistes de Bruxelles... Il est vrai aussi que cette Constitution semble esquiver toute exigence autre que verbale contre les monopoles et ignore toute législation anti-trust. Cette liberté d’entreprise est confortée par la mention de la « liberté d’établissement » dans le préambule de la Charte, aux côtés de la libre circulation des capitaux.
Cette liberté d’établissement (qui est une sorte de droit d’investissement et de délocalisation, de droit d’aubaine en pays conquis) est hautement recommandée par la Constitution, qui veut faciliter d’abord les options les plus productivistes (III-138-2a), en facilitant la spéculation sur les propriétés foncières dans les régions plus pauvres (III-138-2e) et en facilitant la mainmise des maisons mères sur les filiales qu’elles achètent (III-138-2f). Une vraie mise à sac des économies locales livrées au grand capitalisme.
10 - Pourquoi la Constitution insiste tellement sur la « non-discrimination » ?
L’interdiction absolue de toute « discrimination », affirmée dès l’Art I-4, et répétée presque à chaque chapitre, a perdu son sens ordinaire, un peu comme dans les « novlangues » des régimes autoritaires. On croirait naïvement qu’il s’agit de bannir définitivement les injustices basées sur l’inégalité des sexes et toutes sortes de racismes. Pas du tout, il faut lire la Constitution en entier pour s’apercevoir que cette interdiction ne s’applique véritablement qu’aux capitaux, services et marchandises, lesquels sont « discriminés » chaque fois qu’une législation protège un service public ou un droit social quelconque. Seule compte un marché compétitif dépourvu de toute discrimination, c’est-à-dire de réglementation pouvant le fausser. C’est la colonne vertébrale de la Constitution. En effet, elle fait l’objet de demande de rapports récurrents pour repérer les mauvais élèves, et pour les sanctionner au besoin. Aucune autre « liberté » constitutionnelle européenne ne jouit d’un tel traitement de faveur.
11 - Est-ce que la Constitution fait des entreprises des êtres humains ?
« Les sociétés (...) sont assimilées (...) aux personnes physiques ressortissantes des Etats-membres ». (III-142) Cet article créé une innovation de taille en assimilant désormais les personnes morales (c’est-à-dire les entreprises) à des personnes physiques, dotées des mêmes droits (mais en en excluant, on se demande bien pourquoi, les associations à but non lucratif, qui pourtant selon Tocqueville constituent le fondement des libertés civiles). Pourquoi oser faire d’une créature artificielle (la personne morale) l’équivalent de l’individu. On pourra y voir l’irruption du renard dans le poulailler et l’invitation du loup à venir banqueter à la bergerie. Et puis, ces « personnes » d’un nouveau type, qui ne sont que des capitaux déguisés, ils doivent bien entendu bénéficier de la « non-discrimination », en tant que « liberté fondamentale », et le tour est joué !
12 - La Constitution bloque-t-elle toute avancée démocratique vers « plus » d’Europe ?
C’est malheureusement vrai, car la Constitution instaure des conditions beaucoup plus difficiles pour les coopérations renforcées entre Etats-membres européens qui le souhaiteraient. Imaginons que deux grands pays, la France et l’Allemagne, décident au nom de la Réconciliation franco-allemande, d’instaurer un certain de nombre de coopérations spécifiques (sessions communes périodiques des deux parlements, amorce de citoyenneté commune, fiscalité commune et Taxe Tobin, services publics et grands travaux communs, initiative diplomatique conjointe pour la Paix au Proche-Orient et en Tchétchènie, etc...). Et d’ailleurs, supposons que la Belgique et l’Italie souhaiteraient s’y joindre, au nom des idéaux fondateurs de l’Europe. Et bien ce ne sera pas possible. D’abord parce que c’est interdit dans les domaines de compétences exclusives de l’Union (dont le fameux marché intérieur, voir III-416-§2). D’autre part, parce que la Commission peut s’y opposer, n’ayant d’autre obligation que de « communiquer ses raisons » (Art. III-419-1). Enfin, si on arrive à passer tous ces obstacles, il faut encore l’accord de l’unanimité (pour certains domaines) ou au moins d’une majorité qualifiée d’Etats-membres, et sans compter la minorité de blocage ! (Art. I-44-3). Bref, l’Europe est dûment verrouillée pour ne jamais pouvoir évoluer sous l’impulsion des peuples et des aspirations démocratiques. Le « marché concurrentiel », tout le marché, et vous n’aurez rien d’autre ! Voter OUI, c’est de fait empêcher l’Europe d’avancer.
13 - L’Europe se veut-elle démocratique ?
On note la faiblesse de l’article affirmant la « démocratie représentative », tout entière réservée aux seules prérogatives des partis politiques (Art. I-46). En ce qui concerne la « démocratie participative », elle se réduit aux droits pour les associations de se « faire connaître », si toutefois elles en ont les moyens, et de bénéficier d’un « dialogue ouvert, transparent et régulier » avec les institutions européennes. Rien sur l’accès aux médias, sur les financements de la citoyenneté et de son apprentissage. Sur les médias, la Constitution constate : « La liberté des médias et leur pluralisme sont respectés » (II-71-§2) comme si c’était une chose acquise une fois pour toute, sans qu’il ne soit nécessaire de l’instaurer en luttant contre la concentration ou l’accaparement des moyens d’information par des intérêts privés.
On notera d’ailleurs que ces faibles droits de dialogue avec les institutions sont réservés par deux fois aux seules associations dites « représentatives » (Art. I-47-1 et 2), mais sans qu’un critère de représentativité soit indiqué. (L’expérience prouve que les institutions européennes accordent la plus grande attention aux lobbies défendant des intérêts capitalistes particuliers. Ils seraient déjà 4000 installés à Bruxelles).
Un seul type d’organisation est exempté du critère de représentativité et se voit même reconnaître « identité » et « contribution spécifique » : Les syndicats ? Non. Les Eglises et les « associations ou communautés religieuses » (Art. I-52-1 et 3).
Du côté des consommateurs, ils gagnent un « niveau élevé de protection », ce qui ne signifie aucun droit d’expression ou de participation (Art. II-98). Autant ne rien dire. Le même paternalisme se retrouve pour les handicapés (Art. II-86), qui bénéficient d’une série de verbes non-contraignants conduisant à leur « participation à la vie de la communauté » (et non la vie en société, ou citoyenne ?).
14 - Le Parlement Européen voit-il ses pouvoirs enfin reconnus ?
Le Parlement, seul organe élu au suffrage universel, accède péniblement à la « co-décision ». Mais parallèlement, les pouvoirs de la Commission de Bruxelles sont considérablement accrus, puisqu’il lui est attribué le droit de bloquer les coopérations renforcées entre Etats-membres volontaires, et de laisser sans suite les pétitions signées par un million de citoyens (fausse ouverture). Et il convient de rappeler que la Commission continue de jouir du droit exclusif d’initiative législative (au détriment du Parlement, Art. I-26-§2).
Le Parlement européen est donc le parlement le plus rabaissé du monde occidental. Pour en juger, il suffit de savoir qu’il est privé de la signature d’un grand nombre de lois (Art. I-39-§1), et qu’il est ouvertement méprisé : Ainsi, on lui accorde généreusement (à lui, unique organe élu au suffrage universel) le droit d’humblement « demander à la Commission de soumettre toute proposition appropriée sur les questions qui lui paraissent nécessiter l’élaboration d’un acte de l’Union pour la mise en œuvre de la Constitution. » Mais la Commission n’est nullement obligée de réagir : « Si la Commission ne soumet pas de propositions, elle en communique les raisons au Parlement européen » (Art. III-332), et cela sans même qu’il soit question de délai limite à la demande des mandataires du peuple européen.
Il reste aussi cet article incroyable qui indique que le Parlement européen est considéré comme un mineur perpétuel, à qui on peut dicter sa conduite pour toujours, sans considération de sa future composition élue. « Le Parlement européen et le Conseil s’efforcent de réaliser l’objectif de libre circulation des capitaux entre Etats membres et pays tiers, dans la plus large mesure possible (...). » (Art. III-157-2b).
Imaginons que Saddam Hussein, un jour qu’il aurait rédigé une nouvelle constitution pour l’Irak, ait édicté : « Le Parlement irakien, avec le gouvernement, s’efforcent de réaliser, dans la mesure du possible, tous les objectifs du parti unique Baas et de la pensée du Guide suprême Saddam... », on aurait crié à la violation de la séparation des pouvoirs, au rabaissement définitif du Parlement par la Constitution, à la dictature ubuesque. Et c’est à peu près ce qu’on nous propose pour l’Europe !
15 - Que va apporter le droit de pétition d’un million de citoyens ? Ce nouveau droit est assorti de conditions très restrictives, notamment celle de provenir de plusieurs pays, et celle de se placer dans le seul champ « nécessaire aux fins de l’application de la Constitution ». On n’en sort donc pas ! D’autres conditions restrictives pourront d’ailleurs être ajoutées par une loi européenne (Art. I-47-4). Toute latitude est laissée à la Commission de ne même pas répondre à la pétition, sans avoir à se justifier. En tout état de cause, cette pétition géante n’ouvre même pas sur la mise à l’ordre du jour d’un point précis obligeant les institutions européenne à en délibérer, et encore moins sur le lancement d’un référendum d’initiative populaire, comme cela est possible en Italie et en Suisse. Une pétition pour rien ?
16 - Peut-on repérer un progrès ou une dégradation dans la nouvelle formulation des droits sociaux ?
« Droit au travail » qui devient seulement « droit de travailler ». (II-75), « prestations de sécurité sociale » (privatisée ?) (II-94) au lieu de sécurité sociale : Nous voilà très en deçà de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948 ou de l’actuelle Constitution française.
17 - Le service public est-il encore reconnu ? Il l’était... dans le traité de Nice. Mais la nouvelle Constitution le réduit désormais au rang de « Services d’intérêt économique général (SIEG) » (II-96). Il ne devrait subsister que dans certains niches trop peu rentables pour accéder au marché concurrentiel. Dans ce cas, le cahier des charges donnera droit à des remboursements publics (par exemple, acheminer le courrier peu rentable en zone rurale), à titre de « servitude » (Art. III-238). Il pourrait d’ailleurs tomber aux mains d’une entreprise privée. Ces services publics résiduels devront en tout état de cause rester soumis à la règle de la « concurrence » (Art III-166-2). On imagine que pour parvenir à ce stade de fragilisation, il faudra considérablement laisser se dégrader les services publics de l’éducation et de la santé, afin que les parents d’élèves ou les patients qui disposeront de quelque solvabilité se sentent obligés d’aller vers le secteur privé, sous peine de bénéficier de prestations extrêmement mauvaises, réservée aux seuls plus exclus. C’est la fin de toute cohésion sociale, et l’arrivée d’une utopie impitoyable : la dictature nue de la rentabilité des capitaux, sans aucun secteur préservé.
18 - Est-ce la directive Bolkestein est déjà dans la Constitution ?
L’obsession de libéraliser les services est déjà dans le texte, au risque de créer un grave dumping social, mettant en concurrence les salariés d’Europe occidentale avec les standards sociaux d’Europe de l’Est. Sans attendre Bolkestein, les articles III-145 et suivants définissent le champ à révolutionner. L’article III-147 expose la méthode européenne pour libéraliser les services, secteur par secteur, en précisant qu’il faut aller en priorité aux services qui baissent effectivement les coûts de production (dumping social). L’article III-148 ose recommander aux Etats d’aller toujours plus loin que ce qui sera obligatoire dans la loi-cadre européenne, « si leur situation économique le permet ». Il est donc clair que la Constitution ne peut être un recours contre le projet de directive folle de Bolkestein.
Mais l’article III-144 va encore plus loin que ce projet de directive : il veut étendre le dumping social non seulement aux citoyens européens polonais ou chypriotes, mais aussi aux « ressortissants d’un Etat-tiers ». Bientôt en France, des travailleurs chinois ou philippins : dentistes, maçons, plombiers, boulangers, kinés, techniciens... tous travaillant au tarif horaire asiatique et sans notre sécurité sociale...
Que vont devenir les travailleurs locaux ? Ils vont devoir s’adapter à la situation, la Constitution ne le cache même pas : l’Europe va promouvoir une main d’œuvre « susceptible de s’adapter ainsi que des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie, en vue d’atteindre les objectifs visés à l’article I-3 ». (Art III-203).
Dans cette perspective, il n’y a que deux choix : Soit l’harmonisation sociale se fait par le haut, soit par le bas. Pour la Constitution, le choix est fait depuis longtemps : En effet, il est écrit que c’est le marché intérieur, et non les choix démocratiques, qui dessineront le futur paysage social. C’est que l’on ose appeler « développement des ressources humaines » à l’article III-209 : « ...une telle évolution résultera tant du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux » ( !) que des procédures légales européennes qui accompagneront ces démolitions progressives de deux siècles de conquêtes sociales.
Il ne faut pas avoir peur de lire dans le détail toute la Constitution, afin de trouver des perles comme le chapitre sur l’industrie : « L’Union et les Etats-membres veillent à ce que les conditions nécessaires à la compétitivité de l’industrie soient assurées (...) conformément à un système de marchés ouvertes et concurrentiels, leur action vise à a) accélérer l’adaptation de l’industrie aux changements structurels ». (Art. III-279-§1) Accélérer l’adaptation ! Plutôt que de mettre en concurrence le salariat européen avec les ouvriers asiatiques, ne vaudrait-il pas mieux se battre dès maintenant pour une augmentation du smic chinois ?
On comprend bien dans ces conditions qu’il ne sera plus nécessaire d’entretenir des lycées professionnels en Europe occidentale, puisque les ouvriers prestataires de service seront désormais des étrangers résidants, fort mal rémunérés et sous-protégés. Au fait, que vont devenir les professeurs ? Qu’à cela ne tienne, on va « faciliter l’adaptation aux mutations industrielles » (Art. III-283-§1a) et donc « favoriser la mobilité des formateurs et des personnes en formation » (« Education, jeunesse, sport et formation professionnelle, Art. III-283-§1c).
Cerise sur la gâteau, la Constitution européenne se propose le cas échéant de sous-traiter la destruction sociale aux partenaires sociaux volontaires, comme on l’a vu en France avec les accords entre le MEDEF et la direction de la CFDT pour démolir les conquêtes sociales de la Libération (chômage, retraite, intermittents). « Un Etat membre peut confier aux partenaires sociaux (...) la mise en œuvre conjointe des lois-cadres européennes » sur les politiques sociales (Art. III-210-4). Cette procédure aura deux avantages certains : court-circuiter le débat démocratique en s’appuyant sur des syndicats complaisants et minoritaires, et probablement de permettre de financer massivement les appareils syndicaux, comme c’est le déjà le cas pour la CES (Confédération européenne des syndicats).
19 - Que devient le droit de manifestation ?
On ne trouve rien dans le texte sur le droit de manifestation pacifique, pourtant généralement consacré par les constitutions démocratiques du monde entier. Serait-il menacé ? Un seul cas de droit de manifestation de sa conviction apparaît dans l’article consacré à la « liberté de pensée, de conscience et de religion » (Art. II-70). De la façon dont il est formulé, on comprend clairement que la liberté de manifester sa conviction ne peut passer que par « le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accompagnement des rites », ce qui semble exclure définitivement toute autre manifestation « en public ou en privé » d’une conviction d’ordre non-religieux, agnostique, laïque ou de libre-pensée.
Quant à l’article sur la liberté d’expression, il ignore encore le droit de manifestation, et en reste à un droit plutôt inerte de « de recevoir ou de communiquer des informations » (Art. II-71). De qui se moque-t-on ?
En raison du nombre d’articles affirmant le caractère contraignant du marché libre, concurrentiel et non faussé, il est à craindre que seront sévèrement réprimés les mouvements citoyens de boycottage d’un produit dangereux ou éthiquement critiquable.
20 - L’Europe prévoit-elle une harmonisation fiscale ?
Vous n’en trouverez aucune trace probante dans la Constitution. Tout le secret de famille du « marché concurrentiel et hautement compétitif » est là : Attirer les capitaux à coups de régimes de faveur, mettre en concurrence les pays européens entre eux. Mais, comment faire pour ne jamais parvenir à une harmonisation fiscale ? En instaurant l’unanimité au Conseil pour ce qui concerne la fiscalité, et le tour est joué (Art. III-171). Un marché concurrentiel et une monnaie unique, mais toujours pas d’harmonisation fiscale : une aubaine pour les profits en tous genre, un handicap mortel pour les producteurs et travailleurs. C’est l’Europe éternelle fixée par la Constitution.
21 - L’Europe donne-t-elle une garantie de ressource aux prêteurs internationaux ?
Les prêteurs internationaux peuvent être reconnaissants à l’Europe. Celle-ci dans son article III-181-1 interdit à la banque centrale et aux banques centrales des Etats-membres de prêter le moindre sou aux collectivités publiques, qu’elles soient locales ou nationales. Ainsi, pour financer leurs investissements, elles sont obligées de se tourner vers les spéculateurs privés, qui ont trouvé là leurs clients captifs. Imaginez qu’une loi vous interdirait d’emprunter dans votre banque et vous obligerait à aller chez un usurier lointain et implacable, et vous aurez le secret du marché de la dette publique, privatisée de force. En somme, le capitalisme moderne autorise les organismes financiers privés à créer leur monnaie (par la création sans limite de produits financiers spéculatifs), mais dans le même temps, le projet de constitution confie une sorte de monopole de ce droit régalien, en interdisant à la puissance publique de créer du crédit. N’est-ce pas pousser le libéralisme un peu loin, dans une impasse qu’il n’a d’ailleurs jamais connue au XIXème siècle ?
22 - La stabilité des prix est-elle réellement voulue ? « L’objectif principal du Système européen de banques centrales est de maintenir la stabilité des prix. » (Art I-30-§2). Le texte oublie de préciser que cette politique monétariste inflexible ne vise que les prix des biens consommations courante, c’est-à-dire ceux qui servent à rémunérer le travail agricole et salarié. Rien n’est précisé à propos de la spéculation à outrance qui s’est saisie du marché du logement depuis 20 ans. De toutes façon, la Banque centrale est indépendante pour l’éternité, et ne peut accepter aucune demande émanant des sociétés civiles et de la démocratie politique (Art. I-30-§3).
23 - Tout citoyen a-t-il droit d’accès aux documents européens ? Oui, mais une loi pourra en limiter l’accès pour des motifs d’intérêts « public » ou « privé » (Art I-50-3b).
24 - Toute personne aura-t-elle droit à la protection des données à caractère personnel ? Ce droit est affirmé par la Charte des droits fondamentaux à l’Art. II-68. Mais comme beaucoup de déclarations générales de la Charte, il est bien fragile : Un autre article revient ailleurs sur ce droit, et augure bien mal de la protection de l’intimité du citoyen européen, car il évoque d’ores et déjà « la libre circulation de ces données » (Art. I-51-2) !
25 - Le droit de grève est-il menacé ? La Constitution mentionne le droit de grève, mais curieusement, c’est pour l’accorder simultanément aux travailleurs et aux employeurs, ce qui ne s’est jamais vu auparavant (Art. II-88). Ce nouveau droit constitutionnel pourrait donner aux patrons la possibilité de fermer leurs entreprises par lock-out brutal, pour faciliter les délocalisations, ou bien pour sanctionner les salariés lors d’un conflit social. Au chapitre du droit à l’information et à la consultation des travailleurs (Art II-88), on remarquera qu’il est accordé aux travailleurs « ou » à leurs représentants, mais pas forcément aux deux, comme l’aurait mieux indiqué le mot « et ». Cela semble faire craindre une conception des corps intermédiaires comme corps-écrans, ne rendant pas compte de leur mission devant leur mandants (comme l’indique l’exemple de la CFDT en France, championne de la CES)
26 - La Constitution interdit-elle toute évolution vers une agriculture mois productiviste et plus respectueuse de l’écologie ? C’est écrit en toute lettre à l’article III-227-1a : « La politique agricole commune a pour but : a) d’accroître la productivité de l’agriculture en développant le progrès technique et en assurant le développement rationnel de la production agricole ainsi qu’un emploi optimum des facteurs de productions, notamment de la main d’œuvre. » Les paysans épuisés et les consommateurs trompés peuvent se faire du souci. Ceci est encore une loi constitutionnelle intangible !
27 - L’Europe peut-elle interdire à un Etat-membre une législation plus avancée en matière d’environnement ? C’est écrit à l’article III-234-§6. Certes, l’Europe ne fera pas obstacle à des mesures avancées prises par un Etat-membre, mais « Ces mesures doivent être compatibles avec la Constitution ». Pas question de fausser la concurrence et le marché hautement compétitif par des lois protégeant citoyens et êtres vivants. Pour être certain de limiter les excès coupables, toutes les décisions environnementale et écologiques doivent être « notifiées à la Commission » qui statuera.
28 - L’Europe peut-elle interdire à un Etat-membre une législation plus avancée en matière de protection des consommateurs ? C’est écrit à l’article III-235-§4. On remarquera que la Commission ne menace pas ainsi les avancées éventuelles, mais aussi la possibilité de « maintenir » les dispositions déjà existantes dans chaque Etat-membre. Elles doivent être « notifiées à la Commission ». On aurait aimé une telle vigilance en matière de droits de l’homme et de progrès social...
29 - L’Europe peut-elle encourager un grand projet d’intérêt général de réseaux transeuropéens ? Oui, et il sera même financé par nos impôts. Mais il sera douteux qu’il s’agisse de projets d’intérêt général à haute utilité sociale, créant un véritable service public à but non-lucratif aux citoyens. En effet, la Constitution précise : « L’action de l’Union tient compte de la viabilité économique potentielle des projets » (Art III-247-§1c). En clair, il faut que ce soit rentable. Pas question d’aider des réseaux de transports peu polluants ne rapportant rien aux pétroliers, ni des réseaux internet basés sur l’accès non payant.
30 - L’Europe peut-elle faire abandonner des programmes de recherche non rentables ? Elle s’en donne les moyens par une politique précise préparant « les éléments nécessaires à la surveillance et à l’évaluation périodiques » concernant la recherche et le développement technologique dans chaque pays (Art. III-250-2). La politique de l’Union dans ce domaine consistera à permettre aux chercheurs de coopérer, ce qui est fort bien, et « aux entreprises d’exploiter les potentialités du marché intérieur » (Art. III-248-§2).
31 - L’Europe ouvrira-t-elle des camps de rétention en dehors de ses frontières pour contrôler à la source les flux migratoires ? C’est prévu par l’article III-266-2g, qui prévoit « le partenariat et la coopération avec des pays tiers pour gérer les flux de personnes demandant l’asile ou une protection subsidiaire ou temporaire. » Il est vrai qu’il est plus commode d’écarter les demandeurs d’asile des territoires européens où ils pourraient trouver les protections juridiques de la Convention de Genève sur les réfugiés. Pourquoi ne pas ouvrir des camps directement au sud de la Méditerranée, avec l’argent du contribuable européen, situés dans des pays où l’on pratique la torture, et gérés aimablement par les autorités locales ? Ce qu’il y a de redoutable avec le projet de traité européen, c’est que plus aucun recours ne sera possible contre ces camps extra-territoriaux. En effet, la Constitution, ayant force de loi suprême les justifiant explicitement tandis que les garanties de la Charte des Droits fondamentaux étant d’ores et déjà annulées par le fameux article II-111-§2, qui lui retire toute portée contraignante.
32 - La coopération judiciaire en matière pénale pourrait-elle poursuivre des militants démocrates critiques des marchés financiers ? L’Europe instaure une série de dispositifs, dont un Parquet européen spécialisé, visant implicitement les délits de corruption et de mafia. Fort bien ! Mais la formulation est trop imprécise : « les auteurs et complices d’infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, tels que déterminés par la loi européenne prévue au paragraphe 1. » lequel renvoie à la même notion vague d’ « intérêt financier ». (Art. III-274-2). Si bien qu’il est à craindre que ces dispositifs, au lieu de réprimer la grande criminalité financière et la corruption, puissent se retourner contre de simples militants non-violents ou syndicalistes ayant manifesté devant un centre bancaire ou boursier, ou tout simplement diffamé ou critiqué un fond de pension, un capital-risqueur ou tout autre entreprise vendeuse d’actifs spéculatifs.
33 - L’Europe pourra-t-elle fixer les normes de sécurité sur le sang transfusé ? Oui, mais il est très intéressant de noter que c’est le seul point de la Constitution qui prend la peine d’assurer que les Etats resteront libres « d’établir des mesures de protection plus stricte » s’ils le désirent (Art. III-278-4). Encore heureux, puisque la santé n’est pas un domaine de compétence exclusive de l’Europe. Par défaut, nous pouvons en conclure que partout ailleurs dans la Constitution, les « minima » prescrits par l’Europe, seront également des « maxima » indépassables. Interdit de faire mieux que son voisin : ce serait fausser la concurrence !
34 - Les habitants des TOM-DOM font-ils l’objet d’un racisme spécifique ?
Chose curieuse dans cette Constitution qui prend garde à refuser hautement toute discrimination, au moins verbalement, elle ajoute un article ouvertement raciste contre les citoyens d’outre-mer (territoire non européens de la France, des Pays-Bas et des Royaume-Uni). Alors que la liberté de circulation dans l’Union est une liberté sacro-sainte de la Constitution, on découvre une énorme exception à l’article III-290 : « Sous réserve des dispositions qui régissent la santé publique, la sécurité publique et l’ordre public, la liberté de circulation des travailleurs des pays et territoires [d’outre mer] dans les Etats-membres et des travailleurs des Etats-membres dans les pays et territoires est régie par des actes adoptés conformément à l’article III-291 » (lequel réclamera l’unanimité du Conseil, ce qui montre la gravité du sujet.)
En clair, les habitants des TOM-DOM sont désignés comme porteurs de graves risques sanitaires spécifiques (le sida ? la lèpre ? autre chose de non-dit ?) et sécuritaires (délinquance ? terrorisme ? tapage nocturne ? on ne sait). Comment offenser plus gravement les populations noires issues de la traite esclavagiste ? Sont-ils donc toujours des « indigènes », citoyens de seconde zone pour qui il faudrait multiplier des lois et des actes spécifiques ? Est-ce le grand retour refoulé du Code noir de 1685 ?
35 - L’aide européenne au tiers-monde doit-elle rester désintéressée ?
Il faut savoir que la Constitution met au même rang que la démocratie ou le respect de la dignité humaine, ces impérissables principes qui définissent sa politique étrangère commune : « Encourager l’intégration de tous les pays dans l’économie mondiale, y compris par la suppression progressive des obstacles au commerce international » (Art III-292-§2e), au risque de ruiner méthodiquement les marchés de producteurs locaux, ainsi qu’ « une bonne gouvernance mondiale » (Art. III-292-§2h). On note avec amertume que même la coopération au développement et l’aide humanitaire ne sont pas désintéressées et doivent s’inscrire « dans le cadre » de ces objectifs (Art. III-316-§1a).
36 - La Cour européenne des comptes sera-t-elle compétente pour vérifier qu’il n’y a pas de malversations des recettes et dépenses de l’Union ? Pas vraiment, car chaque fois qu’une loi ou acte européen instituera un nouvel organisme européen, il pourra prévoir que cet organisme sera dispensé de cet examen de la sincérité de ses comptes (Art. III-384-§1a).
37 - L’union européenne protégera-t-elle un marché opaque des ventes d’armes ? Oui, et c’est même symboliquement l’article 436 qui le prescrit, le dernier de la Constitution. On y apprend que chaque Etat peut s’exonérer de toute obligation constitutionnelle de transparence en ce qui concerne la production et la commercialisation d’ « armes, de munitions et de matériel de guerre ». Pas nécessaire de « fournir des renseignements » contraires aux « intérêts » de la « sécurité ». C’est même le seul et unique secteur qui échappe aux contraintes du marché intérieur, véritable obsession des 435 précédents articles constitutionnels ! On demande seulement de ne pas « altérer les conditions de la concurrence » lorsque cela concerne les produits non « spécifiquement militaires ». Les sacs mortuaires, par exemple ?
En clair, le secteur des armements, selon le modèle déjà éprouvé aux Etats-Unis, est le seul qui peut prospérer avec des aides publiques, et continuer à vivre sous des formes étatiques ou para-étatiques. Un îlot de socialisme kaki dans un océan de libéralisme... n’est-ce pas merveilleux ?
Ce n’est pas la France qui s’en plaindra, où le secteur de la commande publique d’armements est traditionnellement chargé de corrompre les démocraties émergentes afin de les condamner pour toujours au sous-développement, tout en contrôlant les principaux moyens d’information parisiens, comme dans les républiques bananières.
Luc Douillard
membre du comité local Attac 44