Argumentaire Ramaux : La Constitution européenne, la question sociale et l’intérêt général
La Constitution européenne,
la question sociale et l’intérêt général
30 mars 2005
L’intérêt général est-il réductible au jeu des intérêts individuels ? Le marché laissé à lui-même permet-il de répondre à la « question sociale » ? On ne saurait faire grief aux libéraux de le penser. D’autres pensent, à l’inverse, que si le marché peut faire bien des choses, il n’a pas la cohérence systémique pour assurer spontanément le plein emploi, le progrès social ou bien encore la réduction des inégalités. L’intervention publique est donc nécessaire. C’est dans cette optique que s’est déployé, tout au long du XXe siècle, l’Etat social, avec ses quatre piliers que sont la protection sociale, le droit du travail, les services publics et les politiques économiques (budgétaire, monétaire, des revenus) de soutien à l’activité et à l’emploi. Avec eux le XXe siècle nous a finalement légué une véritable révolution. Une révolution « toujours là » en dépit des profondes remises en cause libérales de ces vingt dernières années. Une révolution qui, en dépit de ses indéniables limites (la bureaucratie en est une), a permis de construire des économies avec marché et intervention publique, là où les libéraux préconisent la construction d’une économie (ou d’une société) de marché. Avec, à chaque fois - pour le tout (l’Etat social) comme pour ses parties (les quatre piliers) -, une justification : l’intérêt général n’est pas réductible aux jeux des intérêts particuliers.
Libéraux ou non-libéraux : qui a raison ? la Constitution européenne, et c’est tout le problème, n’hésite pas à trancher ce débat vieux de plus de deux siècles. Au lieu de construire un espace où les citoyens de l’Union puissent choisir librement la politique économique et sociale qu’ils souhaitent voir appliquée, ce qui est l’essence même d’une démocratie, elle verrouille l’avenir. De façon redoutablement méthodique, avec un souci du détail qui confine à l’obsession [1], elle poursuit ainsi, comme on se propose de le montrer, un double objectif : déconstruire les « quatre piliers » de l’intervention publique, affermir le marché - « la concurrence libre et non faussée » - comme horizon indépassable de régulation économique et sociale.
Le primat du marché
L’architecture générale de la Constitution ne laisse aucun doute sur le primat accordé au libéralisme économique.
Dès le troisième article (qui désigne les « objectifs de l’Union », art. 1-3), il est indiqué que « l’Union offre à ses citoyens » « un marché où la concurrence est libre et non faussée ». Ensuite, et seulement ensuite, cet article, fait certes référence à l’économie sociale de marché, au plein emploi, au progrès social, à la justice et la protection sociales. Mais la formulation précise atteste que la concession est d’emblée limitée. L’« économie sociale de marché » doit être « hautement compétitive » (sic !) [2]. Elle « tend au plein emploi et au progrès social ». Quant à « la justice et la protections sociales », l’Union, ce qui n’engage pas à grand chose, les « promeut ».
Les mots sont importants et donnent à voir un contenu. Le registre lexical de la Constitution est sans équivoque : alors que le « progrès social » ne réapparaît que deux autres fois dans le texte, de façon elliptique [3], ceux d’« économie sociale de marché » et de « plein emploi » ne réapparaissent plus. Le mot chômage, lui, n’est jamais prononcé. A contrario la Constitution n’a de cesse, des dizaines de fois, de faire référence à l’« économie de marché ouverte où la concurrence est libre », à la « concurrence libre », ou bien encore à la « libre circulation » des marchandises, des personnes, des services ou des capitaux.
Le libéralisme économique, avec en son centre le marché unique, régit la politique interne de l’Union. Significativement, le premier chapitre consacré aux « politiques et actions internes » de l’Union porte sur le « marché intérieur », tandis que le second concerne la « politique économique et monétaire ». Ce n’est que dans le troisième chapitre, celui consacré aux « politiques dans d’autres domaines », que la politique de l’emploi et la politique sociale apparaissent, où elles côtoient l’agriculture et la pêche ou bien encore la protection des consommateurs.
Le premier article consacré aux « politiques et actions internes » de l’Union stipule que le « marché intérieur comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation, des personnes, des services, des marchandises et des capitaux est assurée conformément à la Constitution » (III-130). Mais, est-il souligné, ce qui vaut pour l’Union et ses Etats membres, doit aussi être porté à l’extérieur. Ainsi « les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre les Etats membres et entre les Etats membres et les pays tiers sont interdites » (III-156) [4], et « l’Union contribue, dans l’intérêt commun, au développement harmonieux du commerce mondial, à la suppression progressive des restrictions aux échanges internationaux et aux investissements étrangers directs » (III-314). L’article III-131 va même jusqu’à préciser que les « Etats membres se consultent en vue de prendre en commun les dispositions nécessaires pour éviter que le fonctionnement du marché intérieur ne soit affecté par les mesures qu’un Etat membre peut être appelé à prendre en cas de troubles intérieurs graves affectant l’ordre public, en cas de guerre ou de tension internationale ».
Le message est clair : même en cas de guerre, la régulation économique et sociale doit relever de préceptes libéraux.
La seconde partie de la Constitution est certes constituée de la Charte des droits fondamentaux. Mais, outre que ces droits sont extrêmement restreints et pour certains équivoques, comme on le verra, la Constitution en réduit considérablement la portée. L’article II-111 précise ainsi que « la présente Charte [...] ne crée aucune compétence ni aucune tâche nouvelles pour l’Union et ne modifie pas les compétences et tâches définies dans les autres parties de la Constitution », tandis que l’article II-112 admet la possibilité de « limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte », la déclaration n°12, qui explicite le contenu de la Charte, précisant que « selon une jurisprudence bien établie, des restrictions peuvent être apportées à l’exercice des droits fondamentaux, notamment dans le cadre d’une organisation commune de marché ».
Politique économique et services publics à l’encan
Dans une optique non libérale, les politiques économiques budgétaires et/ou monétaires sont indispensables pour soutenir l’activité et l’emploi. Les dépenses publiques permettent de soutenir la production et, partant, les recettes publiques futures, ce qui assure finalement la résorption « par le haut » des déficits publics [5]. La politique de création monétaire, loin d’être nécessairement inflationniste comme le soutiennent les libéraux, peut, de même, favoriser l’investissement et, plus généralement, la demande globale.
Or, la Constitution interdit de facto l’utilisation de ces deux instruments.
La politique budgétaire
La politique budgétaire de chacun des Etats membres est annihilée par les règles, reprises in extenso dans le protocole n°10, du Pacte de Stabilité (3% de déficit public et 60% de dette publique) [6], tandis que l’article III-184 précise que les sanctions à l’encontre d’un Etat membre qui ne respecterait pas ces règles sont prises à la majorité qualifiée (sans tenir compte de l’Etat membre).
Nulle relance possible, non plus, à l’échelle même de l’Union. Son budget représente aujourd’hui 1% du PIB européen, contre 20% pour le budget fédéral américain. Or, le plafonnement actuel de ce budget à 1,24% du revenu national brut (soit 1,27% du PIB) ne peut être révisé à la hausse qu’à l’unanimité. Simultanément, la Constitution interdit à l’Union tout recours à l’emprunt (I-53 et 54 et III-181). Avec les critères retenus, les Etats-Unis seraient depuis longtemps exclus de l’Union ! Ils n’ont, en effet, cessé, au cours des dernières années, d’utiliser l’arme budgétaire - tout comme le dollar faible ou la baisse des taux d’intérêt - pour soutenir leur activité, avec, d’ailleurs, des résultats plutôt probants si on en juge par le différentiel de croissance et de création d’emploi enregistré par rapport à l’Europe. Insistons sur ce point : l’austérité budgétaire que la Constitution impose déjà aux Etats membres, elle l’impose donc aussi, en la durcissant, à l’Union elle-même [7].
On accuse souvent les opposants à la Constitution d’être anti-européens. N’est pas plus européen qui croit l’être. En limitant le champ budgétaire d’intervention de l’Union, la Constitution l’oblige, de même que ses Etats membres, à se plier au dogme libéral selon lequel la dépense publique est inefficace.
Ceux qui ont invité à accepter Maastricht et la monnaie unique en postulant qu’ensuite émergerait enfin une politique économique volontariste doivent décidément déchanter. La politique économique de l’Union, est-il indiqué, dès le premier article du chapitre qui lui est consacré, doit « être conduite conformément au respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre » (art. III-177). De façon proprement hallucinante, comme pour tuer dans l’œuf toute velléité keynésienne, la phrase est répétée une nouvelle fois dans le même article, pour encadrer la politique monétaire et de change cette fois, puis encore à nouveau dans l’article suivant portant sur les Grandes Orientations de Politique Economique (GOPE) auxquelles les Etats membres doivent se conformer. Dans ce dernier cas, il est même ajouté que les Etats et l’Union « agissent dans le respect du principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources » (art. III-178). Au sein même de la théorie néo-classique dominante, pourtant d’inspiration libérale, nombreux sont ceux qui considèrent que des imperfections empêchent le marché de réaliser cette « allocation efficace ». A leur encontre, c’est donc la conviction non pas simplement des libéraux, mais des ultra-libéraux, qui est ici constitutionalisée.
Quant à l’harmonisation fiscale, l’article III.171 indique clairement qu’elle se fera plutôt par le bas. Ce n’est, en effet, qu’à l’unanimité que le Conseil peut prendre des « mesures concernant l’harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires, aux droits d’accises et autres impôts indirects » et, précision d’importance, « pour autant que cette harmonisation soit nécessaire pour assurer l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur et éviter les distorsions de concurrence ».
La politique monétaire
Alors même qu’un consensus se forme chez les économistes pour fustiger la politique de l’euro fort de la Banque centrale européenne, la Constitution, et ce dès sa première partie, inscrit dans le marbre son indépendance et le fait que son « objectif principal » est « de maintenir la stabilité des prix » (I-30). L’objectif de « stabilité des prix », et c’est un nouveau recul par rapport aux textes antérieurs, est même inscrit parmi les objectifs généraux de l’Union, tels qu’ils sont énoncés à l’article I-3. Sans craindre le ridicule, on nous propose même de constitutionnaliser le fait que les dirigeants politiques de l’Union ou des Etats membres ne cherchent pas à « influencer » les dirigeants de la BCE ou des banques centrales nationales (art. III-188).
Des coopérations « renforcées » rendues largement improbables
Ce que la Constitution interdit, sera-t-il possible de le mettre en œuvre dans le cadre des coopérations renforcées, entre seulement certains Etats membres ? Les partisans du « oui » abondent fréquemment en ce sens. La Constitution le dément. Elle précise que les coopérations renforcées sont soumises à l’accord préalable de la commission, puis à l’approbation du Parlement européen et enfin une autorisation du Conseil (III-419). Elles doivent, de surcroît, concerner au moins un tiers des Etats membres (soif neuf pays) et ne valent que si elles « respectent », non seulement la Constitution, mais aussi « le droit de l’Union ». Enfin, « elles ne peuvent porter atteinte [...] au marché intérieur » et « ne peuvent constituer ni une entrave ni une discrimination aux échanges entre les Etats membres ni provoquer de distorsions de concurrence entre ceux-ci » (III-416).
Les services publics... marchandisés
L’idée selon laquelle les services publics seraient « enfin » reconnus dans la Constitution est souvent avancée par les partisans du « oui ». Un argument triplement réfutable. Tout d’abord, parce que la Constitution ne parle pas des services publics non marchands [8]. Elle évoque seulement les Services économiques d’intérêt généraux (SIEG) qui peuvent être assurés aussi bien par le privé que par le public. En second lieu, parce que les SIEG étaient déjà mentionnés, de façon un peu plus affirmée même, dans le Traité d’Amsterdam (et donc celui de Nice) [9]. En troisième lieu, et c’est ce qui importe, parce que la règle qui est retenue est justement celle de l’ouverture des SIEG à la concurrence privée. C’est d’ailleurs dans le chapitre sur le « marché intérieur » et dans sa section consacrée aux « règles de la concurrence » qu’ils sont précisés (art. III-166 à 168) [10]. Ils doivent, en conséquence, respecter les règles de libre concurrence applicables aux entreprises (art. III-161 à III-169), notamment celle qui interdit les aides publiques « sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence » (art. III-167). La seule restriction admise, est la suivante : « les entreprises chargées de la gestion des SIEG ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de la concurrence, dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie » (art. III-166) [11]. Mais cette restriction est, elle-même, immédiatement encadrée par la précision suivante : « le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté » (III-166).
C’est uniquement dans un cadre concurrentiel « libre » que certains mécanismes de compensation à la marge peuvent donc être envisagées pour permettre aux entreprises d’assurer des missions d’intérêt général. La libéralisation - puis la privatisation - déjà largement entamée à la suite de l’Acte unique de 1986, en particulier pour les services publics en réseaux (télécommunication, transport, électricité, etc.) - est appelée à se poursuivre. La cohérence est, au final, imparable : les services publics non marchands n’étant pas évoqués [12], reconnus, quasiment tous les services publics peuvent, à terme, rentrer dans la catégorie des SIEG, qui sont eux-mêmes libéralisés, ouverts à la concurrence, dans le cadre de la stratégie générale de libéralisation de tous les services.
La sous-section consacrée à la « liberté de prestation de services » indique que « sont considérées comme services, les prestations fournies normalement contre rémunération » (III-145), ce qui ce qui laisse une très grande marge d’interprétation quant à leurs contours. Hormis les fonctions régaliennes (police, armée, et justice... hors frais d’avocat), tous les services publics peuvent donner lieu à rémunération (droit d’inscription à l’Université, frais de scolarité dans le privé, frais de santé à la charge des patients...). Or, les services ainsi définis doivent être entièrement libéralisés (tel est le sens de la directive Bolkestein, cf. encadré).
La directive Bolkestein ou les travaux appliqués de la Constitution
La directive Bolkestein, actuellement mise en « révision », vise à poursuivre la libéralisation des services, telle qu’elle est prescrite, à de multiples reprises, par la Constitution.
Outre ses articles inauguraux qui inscrivent le « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée », comme « objectif » de l’Union (I-3), et « la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux, ainsi que la liberté d’établissement », parmi ses « libertés fondamentales » (I-4), plusieurs autres relèvent de ce qu’il faut bien nommer l’« esprit Bolkestein ».
Ceux contenus dans la sous-section (n°3) sur la « libéralisation des services », bien évidemment, avec les articles III-144 à III-150. Mais d’autres dispositions sont en cause, notamment celles contenues dans la sous-section (n°2) portant sur la « liberté d’établissement » (III-137 à III-144).
L’article III-145, portant sur la libéralisation des services, indique certes que « le prestataire, peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans l’Etat membre où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que cet Etat impose à ses propres ressortissants ». Faut-il voir dans cet article un rempart, offert par la Constitution, contre le « principe du pays d’origine » ? Certains le laissent entendre.
Deux éléments permettent de réfuter cet argument.
En premier lieu, la Constitution n’apporte rien de nouveau à ce niveau. Son article III-145 est, en effet, la reprise in extenso de l’article 60 du TCE (Traité instituant la Communauté Européenne), intégré lui-même au Traité de Nice. Aucun progrès repérable donc. La Constitution ne donne aucune nouvelle garantie par rapport aux textes antérieurs... en vertu desquels la directive a justement été élaborée.
En second lieu, cet article commence par la précision suivante : « Sans préjudice de la sous-section 2 relative à la liberté d’établissement, le prestataire peut... ». Le diable, on le sait, se niche souvent dans les détails. C’est donc sous la réserve du respect des clauses portant « liberté d’établissement » que le prestataire extérieur doit exercer son activité « dans les mêmes conditions » que celles du pays d’accueil. Or, c’est justement en utilisant ce type de brèche que la directive Bolkestein se déploie.
Le cœur de cette directive est formé par l’article 16 portant sur le « principe du pays d’origine » : « Les Etats membres veillent à ce que les prestataires soient soumis uniquement aux dispositions nationales de leur Etat membre d’origine relevant du domaine coordonné », étant précisé que cela « vise les dispositions nationales relatives à l’accès d’un service et à son exercice, et notamment celles régissant le comportement du prestataire, la qualité ou le contenu du service, la publicité, les contrats et la responsabilité du prestataire ».
A l’inverse de ce qui a pu être dit, la directive Bolkestein ne stipule pas explicitement qu’un entrepreneur du bâtiment polonais pourra faire travailler un maçon, en France (ou dans un autre pays de l’Union), aux conditions posées par le droit du travail polonais. Elle stipule seulement que cet entrepreneur n’a pas obligation d’« être enregistré » en France, d’y faire une « déclaration », d’y « tenir et de conserver des documents sociaux » (article 24). Cela signifie que les inspecteurs ou contrôleurs du travail français devront remonter « à la source », en Pologne, en cas de litige. Ou comment vider les droits sociaux, en rendant totalement fastidieux leur contrôle...
Sous la pression, on le sait, la directive Bolkestein a finalement été « mise en révision ». Ce succès est cependant lourd d’une double menace future. En premier lieu, la Commission et plusieurs Etats membres ont clairement affiché qu’elle ne serait révisée qu’à la marge, à l’issue des délicates échéances politiques (la construction européenne serait tellement plus aisée sans référendum...). En second lieu, nombre de libéraux ont saisi cette occasion pour inscrire clairement le principe du pays d’origine comme leur nouvel horizon. Le Commissaire européen au commerce, Peter Mandelson a, par exemple, affirmé : « Les adversaires de la directive sur les services veulent protéger des règles protectionnistes nationales qui continuent d’imposer des prix élevés aux consommateurs. [...] La commission ne devrait pas reculer devant ces pressions illégitimes » (The Guardian, 15 février 2005). Il est vrai que P. Mandelson est ce travailliste britannique qui n’hésitait pas à déclarer que « face au besoin urgent de supprimer les rigidités et d’inclure la flexibilité dans les marchés des capitaux, du travail et des marchandises, nous sommes tous des thatchériens » (Times, 10 juin 2002).
L’article III-147 précise ainsi que « la loi-cadre européenne établit les mesures pour réaliser la libéralisation d’un service déterminé » [13], tandis que le suivant stipule, dans un élan qui ne peut que surprendre n’importe quel constitutionnaliste, que « les Etats membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre », la commission adressant « aux Etats membres intéressés des recommandations à cet effet » (III-148).
La politique de l’emploi sous perfusion libérale
Dans la Constitution, le droit au travail (inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme de 1948) devient, ce qui n’a évidemment pas la même portée, « le droit de travailler » et la « liberté de chercher un emploi » (II-75), ainsi que le droit « d’accéder à un service gratuit de placement » (II-89). La Constitution ne prononce jamais le mot chômage. A une seule reprise, elle indique que l’Union « tend au plein emploi » (I-3). Par la suite, ce n’est cependant plus le plein emploi qui apparaît, mais l’objectif d’un « niveau d’emploi élevé » (III-117 et III-205). La différence est de taille. Le plein emploi signifie une réduction drastique du chômage. Le niveau d’emploi élevé signifie que l’Union se fixe comme objectif d’élever le taux d’emploi. Or celui-ci est défini, dans le cadre des Lignes Directrices pour l’Emploi, comme la proportion des 15-64 ans qui ont un emploi [14]. L’objectif n’est donc pas tant de réduire le chômage que de repousser l’âge de départ à la retraite au-delà de 60 ans (cf. infra).
Parmi les seuls objectifs inscrits dans la Constitution en matière d’emploi, figure la nécessité pour « L’Union et les Etats membres » de « promouvoir » « des marchés du travail aptes à réagir rapidement à l’évolution de l’économie » (III-203). L’article III-207 précise que la loi ou loi-cadre européenne, qui peut être prise afin notamment « de développer les échanges d’informations et de meilleurs pratiques », « ne comporte pas d’harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres ».
De façon plus opérationnelle, la Constitution indique que doivent être « compatibles avec les GOPE », à la fois les « politiques de l’Emploi » des Etats membres (III-204) et les « lignes directrices » adoptées par l’Union auxquelles les Etats membres doivent se référer dans la définition de leurs politiques de l’emploi (III-206). Or, comme on l’a indiqué, les GOPE doivent elles-mêmes se conformer au principe selon lequel l’Union et les Etats « agissent dans le respect du principe d’une économie ouverte où la concurrence est libre, favorisant une allocation efficace des ressources » ( III-178). La boucle est bouclée : les Lignes Directrices pour l’Emploi, qui encadrent les politiques nationales de l’emploi, sont soumises au GOPE qui doivent elles-mêmes respecter le principe supérieur de libre concurrence.
De façon plus précise encore, l’article III-206 détaille les procédures de la Stratégie européenne pour l’Emploi telle qu’elle fut lancée au Sommetde Luxembourg en 1997. Chaque année, le Conseil adopte, à la seule majorité qualifiée, les Lignes Directrices pour l’Emploi (le Parlement étant seulement consulté), dont les « Etats membres tiennent compte dans leurs politique de l’Emploi ». Pour vérifier qu’il en soit ainsi, chaque Etat transmet, tous les ans, un rapport (leur Plan d’Action National) « sur les principales mesures qu’il a prises pour mettre en œuvre la politique de l’emploi, à la lumière des lignes directrices ». Le Conseil examine ces rapports et « sur recommandation de la Commission, peut adopter des recommandations qu’il adresse aux Etats membres ».
Que produit d’ores et déjà ce type d’architecture ? Officiellement, le Sommet de Lisbonne de mars 2000 a retenu trois objectifs pour la Stratégie Européenne pour l’Emploi (SEE) : « rétablir les conditions propices au plein emploi », rechercher une « amélioration qualitative de l’emploi » et une « plus grande cohésion sociale ». Un affichage très louable, sur lequel certains n’hésitent d’ailleurs pas à s’arrêter pour suggérer que l’Europe sociale est enfin en marche. On ne peut pourtant décemment en rester là. Dès qu’on épluche l’abondante production normative prise dans le cadre de la SEE, y compris au nom de son affichage « officiel », c’est en effet le registre libéral qui se déploie le plus souvent sans nuance. Le plein emploi ? Non seulement c’est le taux d’emploi qui est en fait visé, comme on l’a indiqué, mais il est précisé qu’il ne pourra être atteint que par des « réformes structurelles » de « flexibilité du marché du travail ». Parmi les autres mesures visées, on compte aussi [15] : la promotion du « vieillissement actif », c’est-à-dire la hausse de l’âge du départ à la retraite (avec une hausse de cinq ans de l’âge effectif de départ préconisée par le Sommet de Barcelone en mars 2002), la nécessité de « rendre l’emploi financièrement plus attrayant grâce à des incitations », c’est-à-dire encouragement au workfare [16] ; la réforme des « conditions trop restrictives en matière d’emploi qui affectent la dynamique du marché du travail » et la promotion de « la diversité des modalités en termes de contrats de travail, notamment en termes de temps de travail » (2003/578/CE), c’est-à-dire la promotion des emplois précaires ou à temps partiel et la baisse des droits en cas de licenciement [17], etc.
L’histoire même de la Stratégie Européenne pour l’Emploi témoigne, au final, qu’on ne peut décidément en rester à des incantations en faveur de « l’Europe sociale ». Cette Stratégie a, en effet, été introduite, en novembre 1997, à la demande de L. Jospin, afin de faire contrepoids au Pacte de Stabilité que celui-ci venait d’avaliser, alors même qu’il l’avait fustigé pour son ultra-libéralisme, comme candidat, quelques mois plus tôt. Or, au fil des Directives pour l’emploi, des Plans d’action nationaux et autres recommandations de la Commission puis du Conseil, prises en son nom, le résultat est clair : la Stratégie Européenne pour l’Emploi s’est transformée en cheval de Troie du libéralisme, au point nous faire regretter que l’Europe s’occupe de l’emploi.
Ce résultat n’est pas fortuit si on y réfléchit bien.
Pour les économistes non libéraux, la baisse du coût du travail ne garantit en aucun cas la hausse de la demande de travail par les entreprises. Elle peut même aboutir au résultat inverse : en comprimant la consommation des ménages, elle peut déprimer les débouchés anticipés par les entreprises, donc leur production et, finalement, l’emploi lui-même. Le niveau global de l’emploi, dans cette optique, n’est pas une « variable de marché ». Il ne dépend pas de la confrontation d’une offre de travail (des entreprises) et d’une demande de travail (des travailleurs) autour d’un prix (le salaire réel), à la différence de ce qui peut se passer sur le marché des carottes ou des navets. Il dépend, pour reprendre les termes de Keynes, de la demande globale anticipée par les entreprises. Or, et c’est tout le problème, le libre jeu du marché ne garantit en aucun cas qu’on atteigne le plein-emploi. D’où la nécessité de politiques publiques (budgétaire, monétaire, de revenus...) de soutien à l’activité et à l’emploi. Bref, les problèmes d’emploi ne se résolvent pas d’abord par des « politiques de l’emploi » centrées sur le fonctionnement du « marché du travail » [18].
Pour les économistes libéraux, à l’inverse, les politiques keynésiennes de relance sont non seulement inefficaces, mais contre-productives (elles augmentent la sphère de l’intervention publique alors que le marché est supposé être plus efficace). L’insuffisance d’emploi est liée à un coût du travail rendu excessif par l’existence de « structures » sur le marché du travail (droit du travail, protection sociale qui augmente les « charges » sociales, salaire minimum, allocation chômage, etc.). En conséquence, le seul moyen pour augmenter l’emploi est de déployer des politiques « structurelles », entendues comme des politiques de suppression ou, du moins, de flexibilisation des « structures » jugées intempestives. Les politique « structurelles » de l’emploi, visant à baisser le coût du travail, sont donc centrales ici. Et c’est précisément le programme que retient la Stratégie Européenne pour l’Emploi. Un programme qui s’articule avec une approche évidemment très minimaliste des droits sociaux.
Des droits sociaux au rabais
On a déjà dit comment la portée normative de la Charte des droits fondamentaux est drastiquement limitée dans la Constitution [19]. Reste le contenu même de cette Charte et des articles, en particulier les articles III-209 à III-219, qui sont consacrés à la politique sociale dans le reste de la Constitution.
Parmi les droits sociaux reconnus, on compte notamment l’égalité homme/femme, le droit d’association (y compris syndical), l’interdiction du travail des enfants et le droit à des « conditions de travail justes et équitables » (II-91). L’article III-209 indique simultanément que « l’Union et les Etats membres » sont « conscients [sic] des droits sociaux fondamentaux » que sont notamment « l’amélioration des conditions de travail, permettant leur égalisation dans le progrès », le « dialogue social » et la « lutte contre l’exclusion ».
D’autres droits sont mentionnés de façon pour le moins équivoque. Ainsi le droit de grève est reconnu, mais qu’étendu aux employeurs (II-88), avec une référence explicite au « droit de lock-out » patronal (III-210). La Charte fait référence au « droit à une limitation de la durée maximale du travail et à des périodes de repos journalier et hebdomadaire, ainsi qu’à une période annuelle de congés payés » (II-91), mais aucun seuil minimal n’est fixé. Pire, dans son interprétation, la déclaration n°12 fait référence à la directive de 1993 (93/104/CE), complétée en 2003 (2003/88/CE). Or, l’une des dispositions de cette directive (art. 22 sur l’opting out ou opt out) sert justement de point d’appui à la Commission pour faire passer la durée maximale de travail hebdomadaire de 48 à... 65 heures [20] !
En matière de sécurité sociale, l’article II-94 de la Charte indique : « l’Union reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux assurant une protection dans des cas tels que la maternité, la maladie, les accident du travail, la dépendance et la vieillesse, ainsi qu’en cas de perte d’emploi, selon les règles établies par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ». Pour ceux qui n’auraient pas compris le sens de la formulation, la Déclaration n°12 explicite : « la référence à des services sociaux vise les cas dans lesquels de tels services ont été instaurés pour assurer certaines prestations, mais n’implique aucunement que de tels services doivent être créés quand il n’en existe pas ».
L’article III-117 fait référence au fait que l’Union, dans la conduite de sa politique « prend en compte les exigences liées à [...] la garantie d’une protection sociale adéquate ». Mais il n’est pas précisé à quoi elle doit être adéquate. On sait néanmoins que les comptes sociaux font partie des comptes publics qui doivent, est-il abondamment précisé par ailleurs, être dûment maîtrisés...
L’article III-210 précise enfin que l’Union « complète l’action des Etats membres » dans, entre autres, les deux domaines suivants : 1/ « la sécurité sociale et de la protection sociale des travailleurs » ; 2/ la « modernisation des systèmes de protection sociale ». Mais le Conseil statue à l’unanimité sur le premier, y compris pour « établir des prescriptions minimales » [21], tandis que la majorité qualifiée est suffisante pour le second. A la seule majorité qualifiée, le Conseil peut donc « compléter » l’action des Etats dans la « modernisation » de leur système de protection sociale. Il est certes indiqué que cela doit se faire dans le respect du premier domaine. On peut néanmoins craindre le pire, tant la modernisation libérale sait se parer de la vertu de défendre ce qu’elle détruit [22].
Certains droits sociaux sont carrément absents de la Constitution. Si celle-ci indique que « nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi et moyennant en temps utile une juste indemnité pour sa perte » (art II-77). Elle ne prévoit, en revanche, aucune « juste indemnité » en cas de perte... d’emploi [23]. Le droit à un salaire minimum [24], pas plus que celui à un revenu minimum [25], n’est par ailleurs mentionné.
De façon plus générale, il est aisé de démontrer que la Constitution, non seulement réduit les droits sociaux au strict minimum, mais borne étroitement l’application de ce socle minimaliste. La déclaration n°12, on l’a dit, réduit considérablement la portée normative de la Charte. Mais ce n’est pas tout. La section consacrée à l’harmonisation est sans équivoque : l’harmonisation vaut pour le marché intérieur mais pas pour les « droits et intérêts des travailleurs » (III-172) [26]. Et l’article III-209 ajoute que l’Union et les Etats membres, en matière de droit social, « agissent en tenant compte » non seulement « de la diversité des pratiques nationales », point sur lequel on revient ensuite, mais aussi « de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’Union ».
Cerise sur le gâteau enfin, pour ceux qui ne seraient pas convaincus que la Constitution grave la réponse libérale à la question sociale : la réalisation des droits sociaux, indique-t-elle « résultera » non seulement des politiques sociales de l’Union, mais aussi « du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux » (art. III. 219). On n’ose demander si l’harmonisation sociale, dont il est question, l’est « par le haut » ou « par le bas ». Le marché intérieur repose sur la libre circulation des marchandises, des personnes (y compris morales), des services et des capitaux. On ne saurait, répétons-le, faire grief aux partisans du libéralisme économique de penser que la libre concurrence conduit spontanément au progrès social, que l’intérêt général est réductible au jeu des intérêts individuels. Mais faut-il interdire aux citoyens la possibilité d’autres choix ? N’est-ce pas le libéralisme politique, lui-même, que les thuriféraires du libéralisme économique remettent, ce faisant, dangereusement en cause ?
L’Europe sociale : comment sortir de l’Arlésienne ?
L’Europe sociale est devenue, en l’espace de deux décennies, une véritable Arlésienne. N’est-ce pas au nom de son avenir radieux que d’aucuns ont plaidé en faveur de l’Acte unique en 1986, puis du Traité de Maastricht en 1992, puis du Traité d’Amsterdam en 1997 ? « Accepter ces Traités libéraux : c’est une condition douloureuse mais indispensable pour que l’Europe sociale se construise demain ». Sans craindre le ressassement du paradoxe, le même refrain est entonné au sujet de la Constitution.
Comment donc ne pas en rester à des formules incantatoires en faveur de l’Europe sociale ?
Faut-il, par exemple, comme de très nombreux opposants à la construction libérale de l’Europe le préconisent, transférer à l’échelon européen la définition des droits sociaux, en étendant le principe du vote à la majorité qualifiée sur l’ensemble des questions sociales (sécurité sociale, totalité du droit du travail, etc.) ?
Comment s’y retrouver sur ce registre quand on sait que la Grande-Bretagne refuse cette extension, au nom d’arguments libéraux (les libéraux craignent que les règles européennes ne contraignent à faire « un peu plus » de social), et que des syndicalistes - scandinaves notamment - la refusent pour des raisons exactement opposées (ils redoutent que ces ne servent à démanteler l’Etat social).
Pour y voir clair ici, on suggérera qu’il faut partir d’un constat lucide : à moins de niveler par le bas les droits sociaux, les inégalités entre pays européens n’autorisent pas une définition uniformisée du socle même des droits sociaux [27]. Si on excepte des terrains peu défrichés historiquement à l’échelon national - la lutte contre les discriminations par exemple [28] -, il est clair que le droit social européen n’apportera aucun progrès, en termes de droits effectifs, et ce avant longtemps, pour les salariés allemands, scandinaves ou français. Et cela, même avec un Conseil, un Parlement et une commission très progressistes ! Un salaire minimum européen, par exemple, s’il existait, serait sensiblement, et même très sensiblement, inférieur à ceux qui existent dans les pays les plus avancés.
Pour les pays les plus avancés en matière sociale, le transfert de la définition même du socle des droits sociaux à l’échelon européen serait donc lourd d’une considérable régression sociale. On parle bien ici de socle des droits sociaux. En France - et cela vaut pour l’Allemagne ou les pays scandinaves (avec de fortes variantes nationales dans la définition de l’architecture des droits) - ce socle est donné par le Code du Travail et celui de la Sécurité sociale. Ceux-ci définissent des règles minimales qui, et c’est ce qui importe, ne sont pas conçues de façon minimaliste. Leur norme n’est pas le « minimum vital », mais un certain bien-être social. Le Smic, par exemple, a été construit comme un salaire assurant une progression régulière du pouvoir d’achat. La retraite - le même principe vaut pour les congés maladie et maternité, les prestations d’« assurance chômage », etc. - est censée garantir le maintien d’un certain niveau de vie, et non un « minimum vieillesse » [29]. Ces règles de bien-être social définissent bien un socle minimal mais non minimaliste à respecter. En matière de droit du travail, par exemple, cela signifie que les règles d’un niveau « inférieur » (accord interprofessionnel, de branche, d’entreprise, d’établissement, etc.) ne valent juridiquement que si elles apportent, à chaque fois, un « plus » pour les salariés, par rapport à l’échelon supérieur. C’est le « principe d’ordre social » articulé au « principe de faveur » : l’accord de branche ne vaut que s’il est plus favorable au salarié par rapport à la loi, l’accord d’entreprise qui s’il apporte un plus par rapport à l’accord de branche, et ainsi de suite.
Si le « socle » des droits sociaux était défini à l’échelle européenne, cela impliquerait que les directives européennes se substitueraient aux Codes du travail et de la protection sociale. Il suffit de réfléchir deux secondes à la question pour saisir l’ampleur de la régression qui s’ensuivrait.
Le Medef ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Dans le cadre de la refondation sociale, il a proposé de substituer le principe d’ « ordre social » par un principe de « répartition par domaine » [30]. Selon celui-ci, les domaines couverts par une directive européenne devraient échapper au champ de la loi et relever - pour leur transcription nationale - de la seule négociation collective, si possible décentralisée. Vive l’Europe et la décentralisation donc. Pour avoir un aperçu de ce que donnerait ce type de « répartition par domaine », il suffit de se souvenir que le temps de travail est « couvert » par une directive (cf. supra). On imagine ainsi aisément le destin des 35 heures (mais aussi de certains congés payés).
Ne pas peut prêter à l’Europe plus qu’elle ne peut donner : voilà sans doute une pièce maîtresse de la boussole qu’il convient d’avoir pour ne pas en rester à des formules incantatoires en faveur de l’Europe sociale. Si on se refuse à retenir une définition minimaliste, misérabiliste, des droits sociaux, dont les libéraux, charité oblige, s’accommodent au demeurant fort bien, force est donc de soutenir que le socle des droits sociaux doit rester défini au niveau national, en France, comme ailleurs [31].
Est-ce à dire que l’Europe n’a aucun rôle à jouer en matière sociale ? Sans lâcher la proie du droit social national pour l’ombre du social européen, on peut néanmoins soutenir qu’elle a un rôle majeur à jouer. Ce rôle ne peut certes excéder, pour l’essentiel, deux objectifs. Mais ils sont fondamentaux : éviter les pratiques de dumping social et assurer une convergence « par le haut » des pays les moins développés en matière sociale. Deux objectifs fortement imbriqués et dont la mise en œuvre est évidemment essentielle pour que l’élargissement ne se traduise pas par une fuite en avant concurrentielle dans la stricte compétitivité-prix, le « moins disant » salarial, le démantèlement des services publics et de la protection sociale au nom de la concurrence.
Comment réaliser ces deux objectifs, sans pour autant transformer l’Europe en cheval de Troie contre le droit social ?
Suggérons que, pour ce faire, deux conditions, étroitement liées, sont essentielles et devraient former les deux principes généraux du droit social européen [32]. En premier lieu, il conviendrait d’afficher clairement, ce que la Constitution ne fait pas, que l’ambition de l’Europe est la « convergence sociale par le haut » des pays les moins avancés en la matière. En second lieu, en retenant comme règle systématique d’organisation du droit social européen, le « principe de non-régression sociale ». Selon ce principe, une norme européenne ne s’appliquerait à un pays membre que si elle apporte un « plus » en termes de garantie sociale.
A ces conditions, mais uniquement à ces conditions, on peut envisager la suppression des clauses, telles que celles de la Charte, qui indiquent que les « droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, [...] doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions » (art. II-112-4) ou bien encore « que les législations et pratiques nationales doivent être pleinement prises en compte comme précisé dans la présente Charte » (art. II-112-6). Entendons-nous bien. La référence à des formules de ce type, on la dit, abondent dans la Constitution dès que sont évoqués les droits sociaux. La plupart du temps, et les libéraux y trouvent naturellement leur compte, elles visent à restreindre le champ d’application de ces droits. Il serait cependant malhonnête de nier que ces formules, dans certains cas, peuvent servir de verrou contre l’harmonisation par le bas qui menace, un peu à la façon dont peut jouer « l’exception culturelle ». L’article III-210 indique, par exemple, que les lois ou loi cadres européennes « ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux Etats membres de définir les principes fondamentaux de leur système de sécurité sociale ». Les libéraux peuvent évidemment se référer à cet article pour empêcher toute harmonisation par le haut [33]. Mais on peut aussi y voir un verrou possible pour préserver la sécurité sociale, là où elle est développée, contre l’harmonisation par le bas qui menace. Avec l’inscription systématique des deux principes de « convergence sociale par le haut » et de « non-régression », des formules de ce type ne seraient a priori plus nécessaires à cette dernière fin. Dans la mesure où elles ne joueraient plus qu’en faveur des libéraux, on pourrait donc supprimer ce « verrou ».
A ces conditions, mais uniquement à ces conditions, la généralisation du vote à la majorité qualifiée peut contribuer à ce que l’Europe sociale ne soit plus une Arlésienne, ou, pire encore, le cheval de Troie du libéralisme qu’elle est fort prosaïquement devenue (il suffit de se pencher sur le contenu des recommandations du Conseil en matière de politique de l’emploi ou de retraite).
Mais, soulignons-le : à défaut de ces conditions, la suppression de toute référence aux législations et pratiques nationales ainsi que l’extension du vote à la majorité qualifiée ne peuvent que conforter la déconstruction des droits sociaux déjà entreprise au nom de cette noble idée qu’est l’Europe.
Christophe Ramaux