Article Weber Henri : Deux directives de la Commission Barroso rognent les droits et la protection des salariés de l’UE
Régression sociale à Bruxelles
Deux directives de la Commission Barroso rognent les droits et la protection des salariés de l’UE.
Article paru dans Libération, vendredi 25 février 2005
La Commission Barroso travaille-t-elle sournoisement à la défaite du oui aux référendums sur la Constitution européenne prévus dans dix pays de l’Union cette année ? Sans être un adepte attardé de la thèse des duettistes Bon et Burnier, magistralement exposée dans leur impérissable ouvrage Que le meilleur perde, on peut légitimement se poser la question.
La Commission de Bruxelles ne cesse en effet de jeter des fagots dans le feu qui chauffe la marmite sociale en Europe.
Après la directive sur les services, célèbre désormais sous le nom de « directive Bolkestein », voici la directive sur le temps de travail, et bientôt celle sur la libéralisation des services portuaires.
La directive services inventait le principe du pays d’origine (PPO), selon lequel ce sont les lois sociales du pays où une entreprise de service est établie qui s’appliquent à ses salariés, et non celles du pays où ces salariés exercent leurs talents. Ainsi les infirmières d’une entreprise - disons poldave pour ne froisser personne -, qui dispenseraient leurs soins en France, se verraient appliquer les lois sociales et le droit du travail poldave, et non français.
La Confédération européenne des syndicats (CES) a dénoncé le dumping social, environnemental et réglementaire qu’une telle décision entraînerait. Plus besoin de délocaliser les entreprises dans les pays où les lois sociales sont lacunaires et le droit du travail balbutiant pour bénéficier d’une main-d’oeuvre bon marché. Il suffirait de faire venir leurs salariés, ou mieux, d’y domicilier les sièges sociaux. Rebaptisée « directive Frankenstein », la directive services a soulevé un tel tollé en Europe que la commission Barroso a dû remettre l’ouvrage sur le métier, sans toutefois renoncer.
La directive sur le temps de travail révise à la baisse une directive de 1993, qui fixait des règles communes minimales en matière de durée du travail en Europe afin de protéger la santé et la sécurité des travailleurs. La durée maximale du travail était limitée à quarante-huit heures (heures supplémentaires comprises) ; les congés payés étaient fixés à quatre semaines minimum par an ; le travail de nuit ne devait pas excéder huit heures consécutives.
Sous la pression du gouvernement britannique, la pratique de l’opting out (en français, « renonciation individuelle »), qui autorise l’employeur à dépasser la durée de quarante-huit heures hebdomadaire de travail si le salarié y consent, était reconnue. Mais, à l’exception de la Grande-Bretagne, elle était peu pratiquée.
La nouvelle directive sur le temps de travail, qui sera soumise au vote du Parlement de Strasbourg en mars, comporte une série de régressions qui tendent toutes à surflexibiliser le marché du travail. La durée du travail reste à quarante-huit heures, mais le temps de référence dans lequel elle doit s’appliquer est porté de quatre mois à un an, ce qui « donne aux employeurs le droit d’organiser unilatéralement le temps de travail de leurs salariés sur une période de douze mois », selon John Monks, le secrétaire général de la CES, et cela sans mécanismes compensatoires ni garanties par voie de négociations collectives. L’opting out individuel est consacré, ce qui permet d’allonger sans aucune limite la durée du temps de travail, le seul contrepoids étant l’obligation floue de « respecter les principes généraux de la sécurité et de la santé des travailleurs ». Une définition très restrictive du temps de travail est adoptée, excluant par exemple les temps de garde pour les personnels soignants. Des dérogations à la norme des quarante-huit heures hebdomadaires sont prévues pour les cadres et la main-d’oeuvre familiale.
La directive sur les services portuaires, dite Loyola de Palacio, qui sera votée au Parlement en septembre, applique la philosophie du pays d’origine aux salariés des ports. Sous le nom rassurant de « clause d’auto-assistance », elle autorise les armateurs à recourir aux services des entreprises de dockers de leur choix, voire, s’ils le souhaitent, à créer leur propre entreprise de chargement du fret. Il s’agit, là encore, de permettre « la concurrence libre et non faussée » dans le secteur des services. Le risque est grand de voir la pratique du pavillon de complaisance, en vigueur dans la marine marchande, étendue au travail des dockers.
Pour faire bonne mesure, la commissaire européenne à la Concurrence, la très libérale Neelie Kroes, propose que les aides dont bénéficient plusieurs régions françaises en difficulté ou en reconversion soient réservées désormais aux dix nouveaux membres de l’Union ; tandis que sa collègue Danuta Hubner, commissaire polonaise à la Politique régionale, préconise la délocalisation des entreprises vers ces Etats, afin de leur éviter la tentation de s’expatrier en Chine...
On pouvait espérer que l’Union européenne nous protège du retour de balancier que l’on constate depuis dix ans, en matière de durée du travail, dans les pays capitalistes avancés où le temps de travail est peu réglementé. Selon le Bureau international du travail (BIT), le nombre de personnes travaillant plus de cinquante heures par semaine a augmenté, entre 1990 et 2000, de 15 à 20 % aux Etats-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. L’idéal de civilisation voulue par les Européens impliquait, au contraire, jusqu’à présent, que les progrès techniques et économiques se traduisent aussi, en partie, par l’extension du temps libre, celui que l’on consacre aux occupations de son choix : activités sportives, culturelles, ludiques, familiales, amicales, amoureuses, citoyennes...
L’expérience française de 1997-2002, comme celle des pays scandinaves, a montré que cet idéal n’était pas antiéconomique, bien au contraire. Le temps libre n’est pas un temps vide, mais un temps riche, favorable à l’essor de nombreux secteurs économiques. On ne répétera jamais assez qu’en nombre d’heures ouvrées, on n’a jamais autant travaillé en France qu’entre 1999 et 2001, au plus fort de l’application de la loi sur les 35 heures. 500 000 emplois supplémentaires annuels ont été créés pendant quatre années consécutives.
Dominée par les conservateurs libéraux, la Commission de Bruxelles emboîte le pas aux pays anglo-saxons et met à mal l’idéal européen d’une société du bien-vivre. Son recul - tactique et provisoire - sur la directive des services montre qu’une opposition des syndicats et de la gauche peut produire des effets. Une mobilisation européenne de grande envergure est nécessaire pour obtenir le retrait des directives Bolkestein et Palacio, l’abrogation de l’opting out, la prise en compte de la sécurité et de la santé des salariés dans l’organisation du temps de travail, le maintien des aides pour les régions d’Europe de l’Ouest en reconversion économique.
Par Henri Weber député européen (PS)