Argumentaire Alt : "L’espace de liberté, de sécurité et de justice : un nouvel espace punitif"

, par Eric Alt

L’espace de liberté, de sécurité et de justice :
un nouvel espace punitif

22 février 2005

Le projet de traité constitutionnel prévoit que “l’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée” (art. I-3). L’affichage emblématique des principes du marché comme objectifs de l’Union a été plus souvent commenté que l’incongruité de tels rapprochements : le texte place sur un même plan la liberté des personnes et celle du marché et de la concurrence. Pourtant, cet alignement est aussi emblématique d’une confusion des valeurs.

Les questions relatives à l’espace de liberté, de sécurité et de justice sont déclinées, en tant que politique de l’Union, dans un chapitre de la troisième partie du projet de traité constitutionnel. Il s’agit des politiques de contrôle aux frontières, d’asile et d’immigration, des politiques de coopération judiciaire en matière civile et pénale, et des politiques de coopération policière.

Ces dispositions constituent une de ses innovations les plus importantes du texte. Il fait passer cette matière [1] de la “méthode gouvernementale” à la “méthode communautaire”. La principale conséquence en est (sauf exceptions notables), la généralisation du vote à la majorité qualifiée. Ces modifications ont été analysées par le Conseil constitutionnel comme des transferts de “compétences inhérentes à l’exercice de la souveraineté nationale”. C’est pourquoi une révision de la Constitution française est nécessaire.

Paradoxalement, ces transferts de souveraineté renforceront beaucoup les moyens de contrôle et de répression à l’échelle européenne, mais peu l’efficacité de la lutte contre la criminalité transnationale.

Des moyens policiers renforcés

En matière de contrôle aux frontières, d’asile et d’immigration, le traité reprend pour l’essentiel des dispositions déjà en vigueur. Le texte vise notamment la mise en place d’un système intégré de gestion des frontières extérieures (III-265), ainsi qu’une gestion efficace des flux migratoires (III-267). La politique d’asile doit être conforme à la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (art. III-266). La différence essentielle est que ce domaine relève désormais de la majorité qualifiée.

En matière de coopération policière, le projet de traité prévoit également l’adoption à la majorité qualifiée des règles de collecte, de stockage, de traitement, d’analyse et d’échange d’informations pertinentes (art. III-275).

De même, la structure, le fonctionnement, le domaine d’action et les tâches d’Europol [2] relèvent de cette majorité (art. III-276). Il faut rappeler qu’Europol emploie déjà 500 fonctionnaires et dispose d’un budget de 55 millions d’euros. Il est compétent pour vingt-cinq types d’infractions, sous réserve de leur caractère transnational. Il peut déjà participer à des opérations policières avec des services nationaux.

Par ailleurs, un projet Schengen III [3] prévoit notamment l’établissement d’un fichier central [4] des personnes ayant commis des actes violents dans le cadre de manifestations sportives ou de réunions politiques de haut niveau. Il pourrait voir le jour dans le cadre d’une “coopération renforcée” entre un groupe d’Etats membres de l’Union. L’espace de liberté, de sécurité et de justice devient de plus en plus un espace punitif. [5]

Un déficit de contrôle juridictionnel

Le projet prévoit certes un contrôle d’Europol par le Parlement européen, auquel sont associés les parlements nationaux. Toutefois, le déficit de contrôle juridictionnel demeure. A coté d’Europol, Eurojust [6] est composé de membres ayant qualité de juge, de procureur ou d’officier de police judiciaire. Mais son rôle est d’appuyer et de renforcer la coordination et la coopération, et non de contrôler la police (art. III-273). Et la Cour de justice de l’Union “n’est pas compétente pour statuer sur l’exercice des responsabilités qui incombent aux Etats membres pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure” (art. III-377). [7]

Surtout, l’institution d’un parquet européen est rendue quasi-impossible. La proposition avait été avancée dès 1997 par un comité de juristes européens piloté par Mireille Delmas-Marty. Il s’agissait de créer une autorité, dotée d’une structure légère, compétente pour améliorer l’efficacité des poursuites durant la phase initiale de l’enquête, durant laquelle la différence des systèmes juridiques pose le plus de problèmes. Cette autorité devait aussi garantir les droits fondamentaux face à des prérogatives administratives et policières de plus en plus importantes.

Un article (III-274) est bien consacré au parquet européen. Mais celui-ci ne peut être institué qu’à l’unanimité du Conseil, après approbation du parlement européen. Ce n’est qu’une clause d’habilitation. Le texte de la Convention européenne prévoyait la mise en place, à partir d’Eurojust, d’un parquet compétent pour la criminalité transnationale. Mais la conférence intergouvernementale (CIG) de Dublin, en juin 2004, a complexifié la procédure en imposant deux décisions distinctes : d’une part, pour instituer un parquet compétent pour lutter contre les atteintes aux intérêts financiers de l’Union et d’autre part, pour instituer un parquet compétent pour lutter contre la criminalité transfrontière. Chaque décision demeure évidemment soumise à la règle de l’unanimité.

Faute de parquet européen, le principe de reconnaissance mutuelle des jugements et décisions judiciaires ne va nullement dans le sens d’un équilibre de la justice. Cette carence constitue aussi un réel handicap pour la lutte contre la fraude et la criminalité transnationale.

Faiblesses de la lutte contre la fraude et la criminalité transnationale

Aucune amélioration n’est apportée à une architecture institutionnelle complexe qui répartit les compétences en matière de lutte contre la criminalité entre trois pôles constitués par l’OLAF (Office européen de lutte anti-fraude), Eurojust et Europol. L’OLAF, auquel revient la lutte contre la fraude aux intérêts financiers de l’Europe, n’est même pas mentionné dans le traité. Un article général (art. III-415) prévoit seulement “que l’Union et les Etats membres combattent la fraude et toute autre activité illégale portant atteinte aux intérêts de l’Union”. En matière de criminalité transnationale, Europol peut réaliser des enquêtes et des actions opérationnelles, mais toujours en liaison et en accord avec les Etats membres dont le territoire est concerné (art. III-276). Une souveraineté nationale résiduelle peut donc toujours servir pour faire obstacle à des enquêtes sensibles.

De même pour la fraude fiscale : la première version du projet de traité constitutionnel envisageait la possibilité pour le Conseil des ministres de prendre des mesures à la majorité qualifiée pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscale. Ces dispositions ont été supprimées lors de la conférence de Dublin (art. III-330).

Enfin, le projet dispose que « les restrictions tant aux mouvements de capitaux qu’aux paiements entre Etats membres et entre Etats membres et pays tiers sont interdites(...) ». Le Conseil ne peut prendre qu’à l’unanimité “des mesures qui constituent un recul dans le droit de l’Union en ce qui concerne la libéralisation des mouvements de capitaux à destination ou en provenance des pays tiers” (art. III-157). La notion de recul n’est guère précise. Il est cependant probable que cet article renforcera la position de ceux qui sont hostiles à tout contrôle des mouvements de capitaux, même pour lutter contre la fraude.

Ainsi donc, dans un espace punitif renforcé, une gestion différenciée des illégalismes, parfois qualifiée de “justice à deux vitesses” pourra plus que jamais prospérer.

Pierre Bourdieu affirmait : “L’Europe ne dit pas ce qu’elle fait ; elle ne fait pas ce qu’elle dit. Elle dit ce qu’elle ne fait pas ; elle fait ce qu’elle ne dit pas. Cette Europe qu’on nous construit, c’est une Europe en trompe-l’oeil”. [8] Les dispositions relatives à l’espace de liberté, de sécurité et de justice correspondent bien à cette image.

Eric Alt

Notes

[1La politique étrangère et de sécurité commune connaît la même modification.

[2Europol, Office européen de police, organisation policière créée par la convention du 26 juillet 1995, est opérationnelle depuis le 1er juillet 1999.

[3Les accords de Schengen des 14 juin 1985 et 19 juin 1990 visent à permettre le libre franchissement des frontières intérieures par tous les ressortissants des Etats membres signataires. Ces accords ont été signés par tous les Etats membres de l’Union ainsi que par l’Islande et la Norvège. Par contre le Royaume-Uni et l’Irlande n’ont pas voulu les signer et ne font pas partie de l’espace Schengen. La Suisse doit rejoindre cet espace en 2006.

[4Ce fichier est un des éléments du « Système d’information Schengen » (SIS)

[5Voir Didier Bigo, Elspeth Guild, « Vers une ultra gouvernementalisation de la domination transnationale », revue Cultures et conflits, automne 2002

[6Eurojust, unité de coopération judiciaire, a été créée par le Conseil de l’Union européenne du 28 février 2002.

[7Il faut raisonner a contrario pour déduire qu’un contrôle sera désormais possible sur les actes pris en ce domaine en application du droit de l’Union.

[8Assises du mouvement social européen, novembre 2000 ; cité par Raoul-Marc Jennar en introduction de son ouvrage « Europe, la trahison des élites », Fayard