Argumentaire Généreux : Au nom de l’Europe c’est NON
AU NOM DE L’EUROPE C’EST "NON"
Jacques Généreux, le Jeudi 10 Février 2005
Jacques Généreux eet économiste et membre du conseil national du parti socialiste.
Fait unique dans l’histoire, ce sont aujourd’hui des pro-européens convaincus, ceux qui ont toujours dit oui à tout, les partisans d’une Europe politique plus démocratique et plus sociale, ce sont ceux-là qui se dressent aujourd’hui pour rejeter un traité qui détruit le rêve européen. Chaque semaine, jusqu’au prochain référendum, nous expliquerons ici les seules bonnes raisons de dire "non" : celles qui fondent le "non" des pro-européens et leurs propositions pour une vraie Constitution européenne.
J’ai dit "oui" à Maastricht et je ne regrette rien
En 1992, j’ai voté "oui" au référendum sur le traité de Maastricht. Certes, ce traité n’autorisait pas la mise en œuvre de l’Europe politique et sociale à laquelle aspire tout socialiste. Et pourtant, comme la majorité de mes camarades, j’ai voté "oui". Plus précisément, nous avons dit "oui" à l’euro. Pour trois raisons.
À court terme, la disparition des monnaies nationales nous débarrassait de la spéculation sur les taux de change intra-européens qui empoisonnait la conduite de la politique économique depuis les années 1980. L’euro nous protégeait ainsi contre l’un des méfaits majeurs de la dérégulation mondiale des marchés financiers.
À long terme, nous croyions à la "théorie de l’engrenage" : comme ce fut le cas tout au long de l’histoire de l’Union, un mauvais traité n’était que l’étape nécessaire à la reconnaissance des insuffisances qui nous inciteraient à faire un pas de plus vers l’Europe politique. En clair, nous espérions que l’horreur économique et sociale à laquelle nous destinait le fonctionnement d’un marché parfaitement intégré, sans une réelle politique européenne encadrant la compétition, manifesterait la nécessité de pousser plus loin l’intégration politique et l’harmonisation fiscale et sociale de l’Union, par le haut bien sûr !
Enfin, troisième raison, il y avait la portée symbolique de l’euro. Symbole d’unité indissoluble des peuples, alors que l’éclatement de la Yougoslavie réveillait une violence fratricide qu’on croyait d’un autre âge. Preuve inespérée de volonté et de capacité du politique, dans un océan d’impuissance face aux "contraintes" et aux "lois de l’économie".
Oui, vraiment, dans une Europe glacée par la guerre, la misère sociale et l’asthénie du politique, l’euro fut une divine surprise, le socle tangible qui manquait pour que renaisse dans nos esprits un "rêve européen", le rêve d’un nouveau monde où le marché ne serait plus l’ennemi de la démocratie et du progrès social, où l’union des peuples et la détermination de leurs élus rendraient au politique le pouvoir de gouverner.
Le piège libéral
Tout cela valait bien de considérer qu’aussi imparfaite fût-elle, l’étape de l’euro était une marche de plus sur le long escalier menant vers une Europe puissance au service du progrès social, et qui nous redonnerait la souveraineté que la mondialisation laminait au plan national. Personne n’était toutefois inconscient au point d’ignorer que l’engrenage censé mener vers cette Europe puissance pouvait tout aussi bien déboucher sur l’Europe espace de libre-échange où la compétition exacerbée anéantirait la capacité des politiques à entraver la victoire du modèle néo-libéral anglo-saxon. Car, depuis les origines, le projet d’une Europe politique au service du progrès social et de la paix se heurte au contre-projet libéral d’une "Europe espace" : espace de libre-échange et de libre concurrence où le politique s’efface et promeut l’extension de la logique marchande à toutes les activités.
Si donc la droite libérale se retrouve en 1992 aux côtés des socialistes pour soutenir l’union monétaire, c’est bien en raison d’un pari et d’un projet exactement inverse. Elle espère que, dans un contexte de libre concurrence, et sans possibilité d’action sur les taux d’intérêt, les taux de change et le budget, les États ne pourront maintenir leur compétitivité qu’en intensifiant le travail et sa flexibilité, en comprimant les coûts salariaux, les cotisations sociales patronales et les impôts. Cette contrainte conduira alors vers l’État minimum et la marchéisation progressive de la protection sociale, de l’éducation, de l’énergie et des transports collectifs. Ainsi, à partir de Maastricht, l’intégration européenne constituait un piège dans lequel chaque tenant d’une vision escomptait entraîner l’autre.
Plus de onze ans après le traité de Maastricht, force est de reconnaître que le piège s’est refermé sur les socialistes et non sur les libéraux. La flexibilité et la précarité du travail, la soumission aux règles de la concurrence libre non faussée par les interventions publiques, la baisse des charges patronales et des impôts, la privatisation, les licenciements boursiers et les délocalisations au profit du moins-disant social ont bon train. Quid de l’harmonisation fiscale et sociale par le haut ? D’une politique étrangère et de défense autonome face à l’imperium américain ? Du plein-emploi et de l’amélioration des conditions de travail ? De la réduction des inégalités ? Pas grand-chose !
Les socialistes français ont vite compris qu’ils étaient en train de perdre la partie. Dès 1997, ils ont annoncé qu’ils exigeraient des garanties nouvelles pour signer le traité d’Amsterdam. Mais ils n’ont quasiment rien obtenu et signé quand même. Trop isolés dans un rapport de forces singulier. En 1997, les socialistes et les sociaux-démocrates participent au gouvernement dans 13 pays de l’Union sur 15, mais la plupart d’entre eux se sont convertis au discours libéral en matière de dérégulation, de flexibilité du travail, et de réductions des dépenses publiques et des impôts. Ainsi, le piège européen ne se referme-t-il pas seulement sur la gauche mais avec elle et, plus encore, sur les centaines de millions de citoyens désormais enfermés dans un avenir à sens unique, dans une démocratie purement formelle où changer les gouvernements ne change plus les politiques. Et, presque partout en Europe, cette soudaine indifférenciation entre droite et gauche engendre l’échec électoral de la gauche, la montée de l’abstention et la progression de l’extrême droite.
Cette vague noire qui accompagne le reflux de l’éphémère vague rose, depuis la fin des années 1990, aurait dû inciter les néolibéraux à la plus grande prudence : on n’impose pas impunément aux peuples des mutations dont ils ne veulent pas. L’immense majorité des Européens redoute davantage l’insécurité sociale d’une société de compétition généralisée que les impôts et les règlements nécessaires à la cohésion sociale. En profitant d’un avantage politique momentané pour imposer leur modèle sans le moindre mandat populaire, les néolibéraux préparent leur prochaine éviction, non plus nécessairement au profit d’une gauche seulement moins libérale qu’eux, mais à celui des nationalistes, des anti-européens et, plus grave encore, des anti-démocrates. Le piège européen pourrait finalement se refermer sur l’ensemble d’une classe politique installée dans sa certitude d’avoir raison contre les peuples.
Une Constitution anti-démocratique
Mais, plutôt que la prudence, c’est l’aveuglement et l’esprit de revanche qui l’ont emporté. Le gouvernement Raffarin est l’avatar exagonal de cette folie européenne, lui qui interprète le réflexe républicain qui l’a porté au pouvoir comme un mandat pour mettre en œuvre le programme du MEDEF ! Les plus optimistes peuvent toutefois espérer que les Français feront bientôt une dernière fois confiance à la gauche pour remettre à l’ordre du jour le primat du progrès social. À moins qu’une constitution européenne ne barre définitivement la route à toute politique alternative.
En effet, le traité établissant une Constitution pour l’Europe (adopté à Bruxelles le 18 juin 2004 et signé à Rome le 29 octobre 2004) propose de poser un dernier verrou qui transformera le piège européen en prison à vie pour les partisans d’une Europe puissance au service du progrès social. Il s’agit en fait de rendre leur vision anticonstitutionnelle. Avant que, sous la pression des peuples, le rapport de forces ne soit bouleversé au profit de l’Europe sociale, les élites momentanément dominantes entendent graver à jamais dans le marbre d’une constitution la supériorité du principe de "concurrence libre et non faussée" sur toutes les autres finalités.
Non seulement ce projet ne barre pas la route à une concurrence fiscale et sociale exacerbée qui entraînera un alignement par le bas sur le moins-disant social. Non seulement il maintient toutes les limitations actuelles à la libre conduite de politiques nationales et ne donne en compensation aucun moyen à l’Union pour mener des politiques économiques et sociales actives. Mais en outre, et surtout, il rend non constitutionnelle toute politique qui ne respecte pas le principe de libre concurrence, ce qui est en réalité le cas d’à peu près toute politique qui vise autre chose que la maximisation des profits. Par conséquent, il pose la base légale qui autorisera le juge européen à condamner n’importe quelle législation ou réglementation nationale selon la conception plus ou moins extensive qu’il aura de la concurrence libre et non faussée. Autrement dit, il autorise à déclarer définitivement non constitutionnelle toute politique vraiment de gauche ! La révision d’une telle constitution étant de fait quasi impossible (l’unanimité des États est requise), seule la sortie de l’Union européenne permettra de mener une autre politique.
Ce texte est donc tout sauf la Constitution d’une démocratie européenne. Car, dans une démocratie, toute vision économique qui ne viole pas les droits de la personne humaine a droit de cité dans le débat et les politiques publiques. Et la constitution établit seulement les droits fondamentaux et les institutions grâce auxquelles les citoyens peuvent choisir entre des politiques plus ou moins libérales, plus ou moins socialistes. Or le traité que l’on nous propose consacre moins de 100 articles aux droits et aux institutions et près de 350 à la définition de l’orientation des politiques commerciales, fiscales, sociales, industrielles, etc. Il donne à ces politiques une orientation à sens unique : toujours dans le sens d’une plus grande concurrence et d’une moindre régulation politique des marchés, bref il s’agit largement d’une Constitution néolibérale !
La ratification d’une telle Constitution rendrait sans objett, au sein de l’Union, tout débat politique sur le degré de régulation politique des marchés, sur la part relative des biens publics et des biens privés dans la richesse nationale, ou encore sur le partage de la valeur entre travail et capital ; car toutes ces questions sont définitivement tranchées par le primat absolu de la libre concurrence sur tout autre finalité : le bon degré de régulation, c’est toujours le plus faible possible, et le bon partage c’est celui qui résulte de la libre compétition. Fin du débat !
Une Constitution anti-européenne
Que les élites politiques s’entendent aujourd’hui pour abolir définitivement le débat politique au niveau européen est une catastrophe pour la démocratie et pour l’Europe. Car, à moins d’abolir aussi la liberté des partis politiques et le droit de vote, ce diktat européen ouvrirait un boulevard électoral aux nationalistes et aux néo-fascistes. En effet, quand les peuples ne peuvent plus trouver dans le vote pour les démocrates pro-européens le moyen de rejeter la domination des politiques néolibérales, ils le trouvent ailleurs, ils se laissent persuader que rien de bon ne viendra plus d’une Europe où droite et gauche s’entendent de fait pour laisser libre cours à la domination des marchands.
C’est pour combattre cette montée du sentiment et du vote anti-européen qu’il faut dire "non" à cette Constitution, même si cela nous conduit à voter comme des anti-européens. Ne tombons pas dans le contresens imbécile qui consiste à dire que l’on fait le jeu des anti-européens en votant comme eux. On fait leur jeu en soutenant une politique européenne néolibérale qui désespère les classes populaires, on fait leur jeu en effaçant toute différence lisible entre le projet européen de la gauche et celui de la droite, on fait leur jeu en acceptant que les politiques européennes soient déterminées par quelques comités intergouvernementaux et une commission de technocrates et jamais par le vote des citoyens, on fait leur jeu si on les laisse être les seuls porte-parole de tous ceux qui ne veulent pas de l’Europe de la guerre économique, de l’Europe anti-démocratique, de l’Europe anti-sociale.
Cette Constitution est ainsi anti-européenne par le simple fait que sa ratification favorisera la montée du sentiment anti-européen, y compris chez les pro-européens, trompées par la propagande libérale, et qui comprendront (trop tard) les méfaits d’une Constitution non démocratique interdisant la régulation des marchés au profit du progrès social.
Cette Constitution consacre la victoire de ceux qui depuis les origines ne veulent pas de l’Europe politique, de tous ceux qui, à défaut de pouvoir détruire l’Union européenne de l’extérieur, ont entrepris de la détruire de l’intérieur en la transformant en un simple espace de guerre économique sans frein. Ils sont parvenus à faire que l’Europe, loin d’être un pouvoir politique renforçant le pouvoir des citoyens face à celui des marchés, soit un simple instrument technocratique imposant les lois du marché aux gouvernements et à leurs peuples.
Cette Constitution détruit tous les éléments fondamentaux du projet européen des vrais pro-européens. Nous voulions la paix entre les nations : cette Constitution consacre une logique de guerre économique permanente entre les Européens. Nous voulions l’Union pour être plus forts dans la compétition mondiale : cette Constitution consacre notre division par la compétition interne, elle nous prive de tous moyens financiers pour mettre en œuvre des politiques européennes ambitieuses en matière de recherche, de développement industriel, elle interdit l’usage efficace des politiques monétaires et budgétaires auxquelles ont judicieusement recours nos compétiteurs. Nous voulions une politique de défense européenne indépendante des États-Unis : cette Constitution écrit qu’aucune défense collective européenne n’est concevable ailleurs qu’au sein de l’OTAN, organisation militaire dominée par les États-Unis ! Nous voulions une Europe capable d’harmoniser progressivement les salaires, les conditions de travail et la protection sociale par le haut : cette Constitution interdit toute harmonisation du droit social !
Voilà pourquoi, fait unique dans l’histoire, ce sont aujourd’hui des pro-européens convaincus, ceux qui ont toujours dit oui à tout, les partisans d’une Europe politique plus démocratique et plus sociale, ce sont ceux-là qui se dressent aujourd’hui pour rejeter un traité qui détruit le rêve européen. Vous qui êtes pro-européens, vous restez peut-être incrédules face à nos arguments ; portés par votre sentiment naturel favorable à tout ce qui vient de l’Union européenne, trompés par le matraquage médiatique des mensonges sur le projet en débat, vous ne vous êtes pas encore sérieusement penché sur le texte même de cette Constitution. Il suffit pourtant de la lire et de la comprendre pour réaliser à quel point elle est inacceptable pour un démocrate et pour un Européen convaincu. Voilà pourquoi j’ai écrit un livre simple et léger pour vous inviter à cette lecture nécessaire. Voilà pourquoi, ici même, je continuerai chaque semaine, et jusqu’au prochain référendum, à expliquer le texte et les bonnes raisons qu’ont aujourd’hui les pro-européens de rejeter la fausse Constitution qu’on leur propose.
Jacques Généreux, le Jeudi 10 Février 2005, 17:25