Argumentaire Husson : le bluff sur les services publics
Le bluff sur les services publics
Michel Husson, 28 janvier 2005
Michel Husson est chercheur à l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales) et membre du Conseil Scientifique d’Attac
Dans L’Humanité du 25 janvier 2005 est paru le compte-rendu d’un débat à Roubaix qui rapporte ainsi un argument du député vert européen, Alain Lipietz :
« Examinant les articles du texte un par un, Alain Lipietz, d’abord, a voulu démontrer en quoi ils apportaient un bonus à l’organisation économique de l’Europe. « Quand le traité de Nice soumet les services publics à concurrence "dans la mesure où ça ne les empêche pas de fonctionner", le traité constitutionnel fait obligation aux États de les faire fonctionner », notait, en guise d’exemple, l’économiste. »
Voici ce que dit le traité de Nice (article 86, paragraphe 2) : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté ».
Et voici ce que dit le projet de Traité constitutionnel (PTC) dans son article III-166 (paragraphe 2) : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence, dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union ».
C’est donc strictement la même rédaction.
Les partisans du oui mettent aussi en avant l’article II-96 du PTC qui, selon eux, établirait le principe même des services publics, rebaptisés on le sait services d’intérêt économique général. Il est ainsi rédigé :
« L’Union reconnaît et respecte l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément à la Constitution, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union ».
Mais son mode d’emploi est explicité dans la déclaration 12 qui figure dans l’article 36 des « déclarations à annexer à l’acte final de la Conférence intergouvernementale ». Il explique que cet article II-96 est « pleinement conforme à l’article III-122 de la Constitution » (voir ci-dessous). « Il ne crée pas de droit nouveau. Il pose seulement le principe du respect par l’Union de l’accès aux services d’intérêt économique général tel qu’il est prévu par les dispositions nationales, dès lors que ces dispositions sont compatibles avec le droit de l’Union ». Donc rien de nouveau sous le soleil.
L’article du PTC (III-122) est ainsi rédigé :
« Sans préjudice des articles I-5, III-166, III-167 et III-238, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de sa cohésion sociale et territoriale, l’Union et les États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application de la Constitution, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions, notamment économiques et financières, qui leur permettent d’accomplir leurs missions. La loi européenne établit ces principes et fixe ces conditions, sans préjudice de la compétence qu’ont les États membres, dans le respect de la Constitution, de fournir, de faire exécuter et de financer ces services. »
Il ne fait que reprendre l’article 16 du Traité actuel :
« Sans préjudice des articles 73, 86 et 87, et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union, la Communauté et ses États membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions. »
La seule nouveauté est que c’est la « loi européenne » qui, dorénavant, « établit ces principes et fixe ces conditions ». Cette nouveauté ne fait que prendre acte de la pratique communautaire (réglementation européenne de certains SIEG, livres blanc et vert, directive cadre mort-née, etc.) et ne laisse entrevoir aucune inflexion par rapport au processus de libéralisation qui est ainsi entériné.
On peut même noter un subtil glissement entre la rédaction actuelle - qui date du Traité d’Amsterdam - (« eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union ») et celle du projet : « eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général en tant que services auxquels tous dans l’Union attribuent une valeur ». Ainsi les SIEG font partie des « valeurs communes de l’Union » dans le Traité de Nice, tandis que ce n’est plus le cas dans le PTC, qui affaiblit cette référence en se bornant à souligner que « tous dans l’Union [leur] attribuent une valeur ». Il est donc difficile de discerner dans ces variations sémantiques un quelconque pas en avant.
Cette comparaison met donc à mal un argument central des partisans du oui, tels François Hollande, qui écrivait ceci dans Libération du 22 novembre 2004 :
« Ce texte est le premier traité européen à consacrer une existence juridique autonome aux services publics, qui ne sont plus définis par exception aux règles de la concurrence, mais reconnus comme étant l’instrument incontournable de la « cohésion sociale » dans l’Union européenne. L’article III-I22 donne une base juridique claire et reconnaît aux Etats membres la « compétence de fournir et de financer ces services ». L’article II-96 « reconnaît » les services publics tels que « prévus par les constitutions et pratiques nationales afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale ». Le traité constitutionnel affirme que les règles de la concurrence qui servent à lutter contre les monopoles ne préjugent en rien le régime de propriété des entreprises, ce qui permet de garder des services publics sans ouverture de capital. Les privatisations ne sont pas décidées par l’Europe mais par les Etats. Les gouvernants qui ont appelé ou réalisé des privatisations d’entreprises publiques devraient, mieux que d’autres, s’en souvenir. Si le traité constitutionnel était rejeté, on en resterait à la situation actuelle où la loi de la concurrence est opposée en permanence aux services publics pour altérer leur fonctionnement et même leur présence. Les exigences européennes actuelles, sans ce traité, limitent le développement des services publics en interdisant les aides d’Etat, source de financement pour les services publics en France. »
Cet argumentaire est tout simplement contraire à la réalité des textes. Le PTC exprime la soumission des services publics au principe de concurrence dans les mêmes termes, et avec les mêmes clauses de style, que le Traité en vigueur.
Mais il y a plus fort. En effet, le PTC institue la libéralisation des services publics comme projet de référence, alors qu’il n’en est pas question dans le Traité actuel (la pratique, c’est évidemment autre chose). L’article III-147 stipule les deux points suivants :
« 1. La loi-cadre européenne établit les mesures pour réaliser la libéralisation d’un service déterminé. Elle est adoptée après consultation du Comité économique et social.
2. La loi-cadre européenne visée au paragraphe 1 porte, en général, par priorité sur les services qui interviennent d’une façon directe dans les coûts de production ou dont la libéralisation contribue à faciliter les échanges des marchandises. »
Enfin, l’article III-148 pousse encore un peu plus le bouchon, en exhortant les Etats à aller plus loin et plus vite, et assigne à la Commission un rôle de stimulant :
« Les États membres s’efforcent de procéder à la libéralisation des services au-delà de la mesure qui est obligatoire en vertu de la loi-cadre européenne adoptée en application de l’article III-147, paragraphe 1, si leur situation économique générale et la situation du secteur intéressé le leur permettent. La Commission adresse aux États membres intéressés des recommandations à cet effet. »
Conclusion : l’argumentation des partisans d’un oui de gauche à propose des services public est fondé sur une lecture tout simplement malhonnête des textes. Le PTC donne à l’Europe une feuille de route très claire : approfondir les processus de libéralisation déjà largement engagés. Il n’est tout simplement pas possible de vouloir défendre les services publics et d’appeler à voter oui.
Références
– « Traité de Nice » (Version consolidée du Traité instituant la Communauté européenne)
http://hussonet.free.fr/trnice1.pdf
– Traité établissant une Constitution pour l’Europe
http://guesde.free.fr/eurocon1.pdf
– Déclarations à annexer à l’acte final de la Conférence intergouvernementale et acte final
http://guesde.free.fr/eurocon3.pdf