Commentaire Jennar : proposition de directive relative aux services (Bolkestein)
Raoul Marc JENNAR est docteur en science politique, chercheur auprès de l’ONG (Organisme Non Gouvernemental) Oxfam Solidarité (Belgique) et de l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation (URFIG-France). Il est nottament spécialiste de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce)
PARLEMENT EUROPÉEN
Commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs.
PROPOSITION DE DIRECTIVE RELATIVE AUX SERVICES DANS LE MARCHE INTÉRIEUR (COM (2004)002 final)
Audition du 11 novembre 2004
Exposé de Raoul Marc JENNAR,
docteur en science politique, chercheur auprès d’Oxfam Solidarité (Belgique) et de l’Unité de Recherche, de Formation et d’Information sur la Globalisation (URFIG-France)
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Je remercie les membres de cette Commission qui ont eu le souci d’associer un chercheur au service du mouvement social à cette audition sur une proposition de directive susceptible de bouleverser totalement le paysage socio-économique européen et de remettre radicalement en cause ce qu’il est convenu d’appeler « le modèle européen ».
Je partagerai mon propos en trois séquences : en premier lieu quelques réflexions générales sur la directive proposée, ensuite une comparaison entre la proposition de directive et le Livre Blanc sur les services d’intérêt général et enfin je terminerai en avançant, faute de pouvoir espérer un rejet de cette directive, un certain nombre d’amendements qui me semblent indispensables si on veut que l’Union européenne pratique une cohérence nouvelle entre son message aux opinions publiques et sa législation.
A. REFLEXIONS GENERALES
A.1 les circonstances du dépôt de cette proposition.
Cette proposition est déposée et examinée dans un contexte où l’élargissement provoque de très fortes disparités au sein de l’Union européenne et crée de facto deux zones différentes : une zone où existent un degré certain de redistribution de la richesse produite par la fiscalité, où existent des lois sociales et des lois environnementales et une zone où ces éléments, qui sont consubstantiels de l’idée même d’Europe, ne se retrouvent pas ou fort peu.
Alors que l’harmonisation a été, pendant plus de quarante ans, la technique de base de l’intégration européenne, au moment précis où elle serait plus nécessaire que jamais, on y renonce afin de rendre légal le dumping fiscal, le dumping social et le dumping environnemental. Je note au passage que le souci d’harmonisation n’est maintenu que pour abroger, là où elle existe, l’interdiction de la publicité commerciale pour les professions réglementées (architectes, avocats, médecins, notaires, pharmaciens,...).
Il sera très difficile de faire croire aux dizaines de millions d’Européens qui ont montré en juin dernier à quel point ils doutent des bienfaits du modèle présent d’intégration européenne que l’abandon de la technique de l’harmonisation soit une décision prise dans l’intérêt général.
Je veux observer également que cette proposition de directive sur les services est déposée en l’absence de toute directive-cadre sur les services dits d’intérêt général, ce qui signifie en l’absence de tout débat sur le principe du service public. Depuis des années, les autorités politiques de l’Union européenne, celles dont la légitimité démocratique est indiscutable, demandent le dépôt d’une telle directive. La Commission européenne fait la sourde oreille.
A.2 l’interaction avec l’AGCS
Lors des consultations organisées dans le cadre du COREPER, entre les Etats membres et les services de M. Bolkestein, ceux-ci ont déclaré (réunion du 23 mars 2004) que « la directive n’a pas d’effet sur les négociations internationales (AGCS...). »
Or, au point 5 de l’exposé des motifs de la proposition de directive, sous l’intitulé « Cohérence avec les autres politiques communautaires », une sous-section (page 16) est entièrement consacrée aux négociations dans le cadre de l’AGCS et il est explicitement indiqué que cette proposition vise à « renforcer la position de négociation » de l’Union européenne.
Quant au fond, il y a de nombreuses similitudes entre l’AGCS et la proposition de directive. De la même manière que l’AGCS, la directive proposée donne des services une définition extrêmement large puisqu’elle couvre tous les services. De la même manière que l’AGCS, la directive proposée s’applique aux mêmes modes de fourniture des services : services fournis depuis le pays d’origine (mode 1 de l’AGCS), services faisant appel à la mobilité du client (mode 2), services investis dans un autre pays (mode 3), services faisant appel à la mobilité du personnel (mode 4).
Un examen comparatif des dispositions de l’AGCS et de la proposition de directive permet sans contestation possible d’affirmer qu’il s’agit bien d’une proposition qui tend à imposer aux 25 Etats membres de l’Union les dispositions de l’AGCS. On pourrait se demander pour quelle raison puisque les règles de l’OMC sont contraignantes. Mais la réponse se trouve dans les effets de la proposition. Si elle est adoptée, cette proposition aura deux effets directs sur le fonctionnement de l’Union européenne et sur les négociations de mise en œuvre de l’AGCS :
a) la directive entraîne ipso facto un transfert de compétences des Etats membres vers la Commission dans la mesure où celle-ci ne sera plus tenue, comme c’est le cas actuellement, d’associer les Etats à l’élaboration des offres de libéralisation de services dans le cadre des négociations AGCS puisque la libéralisation des services sera réglée par la directive. L’adoption de la directive met fin au libre choix des Etats que leur concède formellement l’AGCS.
b) la position de négociation de la Commission européenne pour la mise en œuvre de l’AGCS sera de ce fait renforcée, puisqu’elle disposera à sa guise de la quasi totalité des secteurs de services européens.
Ce qui aura pour conséquence que le pouvoir, déjà très limité, de votre Parlement d’exercer sa fonction de contrôle sur les négociations de l’AGCS deviendra tout à fait inexistant.
On peut donc en conclure, contrairement à ce qu’affirme la Commission, que cette directive aura pour effet d’infliger aux peuples d’Europe une application aggravée de l’AGCS.
A.3 la remise en cause de la démocratie : le gouvernement des juges
Pour justifier la pertinence des dispositions qu’elle contient, la proposition s’appuie sur la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes. On est en droit de se poser la question : à qui revient-il de procéder à des choix politiques ? A qui revient-il, par exemple, de définir les services ? A des juges ou à des législateurs ?
La directive proposée sollicite systématiquement (considérants 11, 15, 19, 29, 31, 49, 51, 53, 54, 55, 56, 57) « la jurisprudence de la Cour » pour aller au-delà de ce qui est convenu dans les traités, remettre en cause le droit des Etats et s’arroger des pouvoirs supplémentaires.
La liberté d’établissement et de circulation des services figure depuis 1957 dans les traités. Elle est même érigée au rang des « libertés fondamentales » de l’Union européenne si je me réfère à l’article 4 de la Constitution soumise à ratification. Cette consécration ne dépouille pas le législateur de sa pleine latitude quant à la mise en œuvre de tels principes.
Faut-il rappeler à des législateurs que c’est la loi qui dit le droit ? Le magistrat l’applique. Rien de plus. Tel est le fondement de la démocratie dans l’écrasante majorité des pays d’Europe. Nous n’avons pas fait le choix du gouvernement des juges. Ce n’est pas notre modèle de société. La Commission européenne n’est pas fondée à nous l’imposer.
A.4 la remise en cause de la démocratie locale et régionale
Dans une note de présentation d’un rapport à l’origine de la proposition de directive (document IP/02/1180 du 31 juillet 2002) figure, parmi les obstacles qui pénaliseraient les services, « le pouvoir discrétionnaire des autorités locales. » Cette agression contre les pouvoirs locaux, les plus démocratiques, les plus proches des gens, de la part d’une Commission européenne dont la légitimité démocratique est plus que douteuse, est totalement intolérable. C’est bien ainsi que le Conseil municipal de la Ville de Bruxelles l’a entendu puisque, le 21 juin de cette année, il a adopté à l’unanimité, toutes tendances politiques confondues, une résolution affirmant sa « totale opposition » à cette directive qui, selon lui, constitue « une attaque frontale contre les services publics locaux. » Comme l’affirmait il y a quelques jours M.Taminiaux, Président de l’Union des Villes et Communes de Wallonie, « le service public communal constitue l’un des piliers de la tradition européenne commune. » S’en prendre aux services publics communaux comme le fait la proposition de directive, c’est s’en prendre à la démocratie locale et à la capacité opératrice des pouvoirs publics locaux.
Dans plusieurs Etats membres (par ex. art. 82 de la Loi fondamentale allemande, art.162 de la Constitution belge, art. 72 de la Constitution française), la Constitution consacre l’autonomie communale et garantit la liberté des collectivités territoriales à gérer leurs propres affaires. La directive Bolkestein ignore ces réalités.
De la même manière, la proposition de directive ignore les réalités constitutionnelles de plusieurs Etats membres et, ce faisant, entend les modifier. L’Union européenne est composée d’un certain nombre d’Etats, je pense en particulier à l’Allemagne, à l’Autriche, à la Belgique, à l’Espagne, à la Grande-Bretagne, qui confèrent aux Régions des pouvoirs législatifs et réglementaires dans les domaines couverts par la directive proposée. Celle-ci ignore tout simplement ces réalités constitutionnelles et prétend ainsi ne pas tenir compte de la forme de gouvernement que ces pays ont démocratiquement choisie. Sous prétexte de simplification administrative, la directive supprime des éléments importants de cette autonomie régionale. Elle ne permettra plus aux Régions de l’exercer dans un certain nombre de domaines liés à la délivrance de permis.
A cet égard, je tiens à signaler que l’assemblée représentative des Etats fédérés allemands, le Bundesrat, vient d’affirmer que les dispositions relatives aux services publics relèvent des Etats membres et qu’il s’opposera à toute tentative de remettre ce principe en cause. Il considère que les possibilités actuelles accordées aux autorités locales de fournir des services ne peuvent être affectées par la directive proposée.
Il faut ajouter que la proposition de directive octroie à la Commission un pouvoir de contrôle sur toute décision des Etats et des pouvoirs locaux (art. 15), ceux-ci disposant de trois mois pour soumettre à la Commission les dispositions législatives, réglementaires et administratives qu’ils prendraient et qui seraient susceptibles d’affecter la liberté d’établissement et de circulation des services. Cette disposition viole le principe de subsidiarité inscrit dans les traités.
Sans renforcer d’aucune manière une harmonisation éminemment nécessaire sur les plans fiscaux, sociaux et environnementaux, cette directive renforce un centralisme technocratique européen qui réduit la capacité d’action des institutions les plus démocratiques et les plus proches des gens.
A.5 la remise en cause de la directive sur le détachement des travailleurs
L’article 16 crée une innovation juridique de toute première importance : le principe du pays d’origine. Un autre intervenant vient de démontrer les dangers de cette innovation dont on voit bien tout le profit que peuvent en tirer les employeurs alors que les disparités créées par l’élargissement de l’Union sont ce qu’elles sont dans les domaines fiscaux, sociaux et environnementaux. Comme le déclarait un responsable syndical, ce principe consacre la « légalisation d’un pavillon de complaisance pour les employeurs. »
La Commission se défend en affirmant que sa proposition ne modifie en rien la directive 96/71/EC sur le détachement des travailleurs. Les Etats conservent le droit de conduire les inspections et d’exercer les contrôles afin de vérifier le respect des règles relatives à l’embauche et aux conditions de travail. Mais dans le même temps, la directive proposée (article 24) interdit aux pouvoirs publics du pays dans lequel du personnel est détaché d’exiger de l’employeur et de son personnel détaché de soumettre ses activités à autorisation et à enregistrement, de disposer d’un représentant sur son territoire et de tenir des documents sociaux à la disposition des autorités du pays d’accueil.
En outre, faute de proposer une harmonisation en matière de normes de qualité, de protection de l’ordre public, de formation professionnelle minimale, de critères de qualification professionnelle et de mécanismes de contrôle, la directive ne garantit pas la mise en place d’un système effectif et efficace de coopération administrative entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil.
Enfin (article 25), lorsque le personnel détaché provient d’un Etat qui n’est pas membre de l’Union, la directive interdit à l’Etat d’accueil de soumettre l’employeur et son personnel à des contrôles préventifs, en particulier en ce qui concerne les titres d’entrée et de séjour, les permis de travail ; elle interdit de même à l’Etat d’accueil d’imposer un contrat de travail à durée indéterminée ou de fournir la preuve d’un emploi antérieur dans l’Etat d’origine de l’employeur. Seule l’obligation d’un visa de courte durée pour les ressortissants des pays tiers qui ne sont pas assimilés aux pays de la zone Schengen n’est pas remise en cause. Ainsi seront ruinés tous les efforts consentis pour combattre le trafic des êtres humains, le travail clandestin et les formes nouvelles d’esclavagisme !
En conséquence, la directive proposée rend inapplicable la directive sur le détachement des travailleurs et met très largement fin au pouvoir des Etats membres de vérifier et donc de garantir le respect des législations et des réglementations qui protègent les travailleurs contre différentes formes d’abus de la part des employeurs.
A.6 la remise en cause de la protection sociale
Dans son exposé des motifs, la directive affirme (considérant 16) qu’elle ne couvre pas « les activités que l’Etat accomplit sans contrepartie économique dans le cadre de sa mission dans les domaines social, culturel, éducatif et judiciaire. » Formulation ambiguë dont on ne sait si elle protège ou non le système de sécurité sociale en vigueur au sein des Etats. D’autant que la proposition n’exclut explicitement ni la santé, ni la sécurité sociale de son champ d’application (article 2), alors que l’organisation du secteur de la santé publique est une matière qui demeure de la compétence des Etats membres (article 152 du traité de l’UE).
Invoquant une nouvelle fois la jurisprudence de la Cour de Justice, la directive prétend définir « une vision commune de la manière dont le marché intérieur peut soutenir les systèmes de santé nationaux » et remettre en question (article 23) les critères imposés dans les Etats pour l’indemnisation des coûts des soins hospitaliers et non hospitaliers. Ce faisant la directive provoque la dérégulation et la privatisation des services de santé et réduit la relation entre le patient et ceux qui le soignent à une relation client-fournisseurs. En effet, la directive veut supprimer les instruments qui permettent de planifier l’offre, de fixer les prix, de réglementer l’accès aux professions de santé, l’ouverture ou l’installation de structures de soins et d’éviter la commercialisation de l’offre. Or, les Etats ont besoin de ces instruments pour réguler la qualité, l’accessibilité pour tous et la viabilité du système des soins de santé.
Les exigences en matière de limites quantitatives ou territoriales, de forme juridique imposée au prestataire, du minimum de personnel requis, de tarifs obligatoires minimum ou maximum sont les piliers fondamentaux de la plupart des systèmes nationaux de soins de santé. Ce sont précisément ces exigences que les dispositions horizontales de la directive veulent interdire.
Il résulte de cette directive que la Commission s’arroge des pouvoirs de réglementation des systèmes de sécurité sociale et sort des responsabilités que lui confient les traités. Nul ne s’étonnera que plusieurs gouvernements ont explicitement demandé que la santé soit retirée du champ d’application de cette directive.
B. LE CONCEPT DE SERVICE PUBLIC
En utilisant l’expression « service public », j’ai tout à fait conscience de ne pas m’exprimer dans la langue convenue de la Commission européenne qui, par pétition de principe idéologique, a banni ces termes. Je le fais à dessein et en toute légitimité, car, jusqu’ici, aucune décision prise en vertu des règles de la démocratie n’a mis fin à ce qu’on appelle, dans plusieurs pays et en particulier au sein des six pays fondateurs, des services publics.
Le principe fondateur du service public, c’est l’égalité de toutes et de tous dans l’exercice d’un certain nombre de droits fondamentaux. Pour assurer l’effectivité de ces droits, les pouvoirs publics doivent disposer d’instruments qui ne sont pas limités par des considérations de rentabilité, mais bien par le souci du service rendu, c’est-à-dire du droit effectivement exercé.
Seuls les pouvoirs publics, issus du suffrage universel, peuvent prétendre représenter l’intérêt général et sont dès lors investis du devoir de le satisfaire. Le marché, exclusivement animé par la recherche de la rentabilité et du profit, en est incapable. On se trouve devant un véritable choix de société. Les pouvoirs publics, à quel que niveau que ce soit, peuvent-ils continuer en Europe, comme ils le font depuis des décennies, à exercer une fonction opératrice ou doivent-ils se limiter, comme y pousse la Commission européenne, à une rôle régulateur minimal ?
Entre, d’une part, la réduction drastique de la place des services publics en les soumettant aux règles de la concurrence et, d’autre part, la création d’un cadre juridique européen de base pour des services publics, la Commission européenne tente d’imposer un choix sans qu’aucun débat démocratique n’ait eu lieu, ni au niveau national, ni au niveau européen. Ce choix, c’est celui de ceux qui prétendent que l’intérêt général se dégage du jeu libre de la concurrence. Pourtant, cette affirmation est démentie par les faits. L’économie de marché ne garantit ni l’égalité des droits, ni l’égalité d’accès et de traitement, ni la cohésion sociale.
On se trouve confronté à deux objectifs : d’une part la construction d’un marché européen ouvert qui entend soumettre les activités de service public à la libre concurrence et d’autre part le maintien de services publics dont le coût est mutualisé par la collectivité afin de permettre à tous d’y accéder. Ces deux objectifs sont-ils compatibles ?
La directive Bolkestein répond par la négative. La Commission dépose cette proposition de directive sur la libéralisation des services sans avoir déposé une directive sur les services d’intérêt général. Pour ceux-ci, elle s’est contentée d’un Livre Blanc (COM(2004)374 final - 12 mai 2004) qui n’est que littérature. Alors que ce dernier affirme (p.4) « la nécessité d’une combinaison harmonieuse des mécanismes de marché et des missions de service public, » la directive qui est présentée au Parlement européen soumet les missions de service public aux aléas du marché.
Dans ce même Livre Blanc (p.12), la Commission considère qu’une directive-cadre sur les services d’intérêt général n’est pas opportune et qu’il ne convient pas de créer, pour l’heure, un cadre horizontal sur cette question dans le droit européen. Dans le même temps, la Commission soumet à votre Parlement un cadre horizontal sur la libéralisation des services.
D’une part, on proclame dans un document sans portée juridique que « les services d’intérêt général restent essentiels pour la cohésion sociale et territoriale » et qu’ils constituent « une composante essentielle du modèle européen » (p. 4), mais d’autre part, dans une directive qui va devenir la loi commune, il s’agit d’éliminer les obstacles à la libre concurrence dans une directive-cadre horizontale qui donne des services une définition extrêmement globale n’écartant en rien les services publics.
La directive couvre tous les services qui sont considérés comme économiques par la Cour de Justice : « sont considérés comme services les prestations fournies normalement contre rémunérations dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes. » Seuls les services fournis gratuitement par les pouvoirs publics nationaux ou locaux ne sont pas visés. Définir les services sur la base de la contrepartie économique, c’est résolument opter pour une conception marchande des services qui nie le principe d’égalité des droits.
S’il est dit dans la proposition qu’il n’est « pas question de toucher à la liberté des Etats membres de définir ce qu’ils considèrent comme étant d’intérêt général et comment ces services doivent fonctionner », la longue énumération fournie par la directive (articles 9 à 15 et 20 à 23) des obstacles explicitement mentionnés en matière d’autorisation et d’exigences formulées par les pouvoirs publics ainsi que les dispositions relatives au principe du pays d’origine (articles 16 à 19) supprime la capacité des pouvoirs publics à exercer leurs fonctions de régulation et de contrôle indispensables à la sauvegarde de l’intérêt général et de mutualiser les coûts du service public.
Enfin, si la satisfaction de l’intérêt général est un objectif que les institutions européennes n’ont pas jusqu’ici remis formellement en cause, la proposition de directive (article 9) subordonne l’intérêt général à des critères impératifs qui ont pour conséquence que l’intérêt général n’est plus une condition suffisante.
Une conclusion s’impose : l’adoption de la directive Bolkestein met fin au débat sur les services publics avant même qu’il ait eu lieu. Et ce n’est pas la Constitution soumise à ratification qui modifiera cet état des choses puisqu’elle ne consacre ni l’existence des services publics, ni celle des services d’intérêt général. Elle ne reconnaît que les services d’intérêt économique général, dont l’existence est conditionnée par la défaillance du marché et le respect des règles de la concurrence. L’annexe 1 du Livre Blanc apporte sur ce point une clarification décisive : « les termes « service d’intérêt général » et « service d’intérêt économique général » ne doivent pas être confondus avec l’expression « service public » (p.23).
Le processus en cours combinant la mise en œuvre de l’AGCS, l’adoption de la directive Bolkestein et la ratification de la Constitution européenne sonne le glas des services publics et la fin d’un modèle de société.
C. SUPPRIMER LES EFFETS DESTRUCTEURS DE LA PROPOSITION
Le souci de l’intérêt général devrait provoquer le renvoi de cette proposition afin de la rendre conforme à l’objectif d’une société européenne bâtie à la fois sur la liberté et sur la solidarité. Nous avons besoin de textes équilibrés, pas d’instruments au service d’une idéologie.
Mais le Parlement européen, qui représente à peine 40% des électeurs inscrits, est dominé par ceux qui ont fait choix d’enlever aux pouvoirs publics toute fonction opératrice et redistributrice. Le rejet pur et simple semble dès lors exclu.
Faute de pouvoir rejeter ce texte, il faut donc envisager de l’amender en espérant qu’une majorité parlementaire se dégagera pour transformer ce texte destructeur en un document qui porte les valeurs de l’Europe et en escomptant que la Commission et le Conseil des Ministres n’y feront pas obstacle.
Je ne vais pas me livrer à un travail systématique d’examen de chaque article. Ce n’est pas mon rôle. Je veux indiquer cinq modifications qui me semblent indispensables et qui sont conséquentes avec les observations que je viens de formuler.
1. Il faut que la présente directive s’inscrive dans une politique globale des services et soit donc subordonnée à la directive que la Commission a jusqu’ici refusé de présenter, en dépit des demandes répétées des autorités politiques de l’Union. Ma suggestion consiste à indiquer que cette directive sera amendée dès que sera adoptée par le Conseil et le Parlement une directive reconnaissant le droit des pouvoirs publics locaux, régionaux et nationaux à prester un certain nombre d’activités de service qui ne sont pas soumises aux lois de la concurrence.
2. Pour l’heure, il convient d’affirmer, comme un choix fondamental de société, que l’enseignement n’est pas une activité marchande et qu’il n’est pas concerné par la présente directive.
3. De la même manière que la proposition Bolkestein ne s’applique pas aux services financiers, aux transports et aux communications électroniques au motif qu’ils font l’objet d’instruments communautaires spécifiques, la santé, les services sociaux de santé et la politique de couverture des soins de santé doivent être sortis de la directive soumise à votre examen pour être traités dans un instrument distinct dans lequel il faudra mettre en place, afin d’atteindre un minimum de convergence, une concertation renforcée sur de multiples aspects des systèmes de soins de santé au niveau européen, en particulier sur les systèmes de conventionnement et de fixation des prix, les normes de qualité, les processus d’accréditation, le contenu des soins nécessaires.
4. A l’effet d’empêcher toute forme de dumping fiscal, social et environnemental, le principe du pays d’origine sera appliqué de manière progressive à partir de la cinquième année de l’entrée en vigueur de la présente directive. Cette application se fera en parallèle avec la progression du degré d’harmonisation dûment constaté.
5. Il s’impose de supprimer de la proposition Bolkestein les dispositions qui rendent inopérante la directive 96/71 sur le détachement des travailleurs.
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
La proposition Bolkestein est dangereuse. Elle est dangereuse parce qu’elle permet beaucoup plus que ce qu’elle énonce. Elle est dangereuse parce qu’elle remet en question un modèle de société que les pays fondateurs de l’Union européenne et quelques autres se sont efforcés de construire, pas à pas, depuis environ deux cents ans. Si vous n’êtes pas disposés à renvoyer ce texte à ses auteurs, au moins, efforcez-vous de le rendre compatible avec ce modèle de société hors duquel l’Europe perd sa spécificité.
Je vous remercie de votre attention.