Argumentaire Aliès : Pourquoi, comment il faut dire non a la constitution européenne ?
Ce petit texte est une mise au clair de plusieurs analyses (cf. Le Monde du 28/06/03) et interventions (à Fouras, Pau, Evry, Taverny, Marmande, Marseille, Toulouse...) faites depuis l’adoption du projet de Constitution Européenne par le sommet de Salonique en juin 2003. Il s’agit d’une approche qui sera développée dans un ouvrage à paraître aux éditions Climats en février 2005.
Tel qu’il a évolué, le débat sur le texte adopté par le sommet de Bruxelles le 18 juin 2004, soulève deux types de questions : celui de la nature du texte (Constitution ou Traité ?) et celui de son contenu, acceptable ou non pour des socialistes européens fédéralistes.
1 - Constitution ou traité ?
La question tend à disparaître de l’horizon des discussions en cours. Pourtant, elle n’est pas que formelle ou réservée aux juristes. Elle conditionne l’autorité à laquelle le texte pourra prétendre. Plus profondément encore, elle touche au patrimoine commun des Etats de droit et à leur expérience démocratique depuis deux siècles et plus, de l’Europe à l’Amérique du Nord. Selon cette tradition, une Constitution c’est un texte qui édicte une norme supérieure à toutes les autres et qui pour cela, exige, pour être adopté, une procédure spéciale.
1.1 - De quoi parle-t-on quand on parle d’une Constitution ?
On parle d’un texte qui a une autorité supérieure à la loi ordinaire et qui, pour cette raison, a été adopté par une procédure spécifique impliquant la souveraineté populaire. Elle est donc le droit du droit, le texte par lequel quiconque peut savoir comment il est gouverné, par lequel se forge un consensus sur le règne de la loi et son acceptation. C’est pourquoi on ne connaît pas de meilleure distinction depuis plus de deux siècles que celle entre le pouvoir constituant originaire et le pouvoir constituant dérivé ou institué, dévolu à un Parlement pour réviser ou amender le texte fondateur. Et il n’y a que deux titulaires du pouvoir constituant originaire : le Prince ou le Peuple. Le Prince octroie la Constitution à son peuple. Ainsi Louis XVIII avec la Charte de 1814, Bonaparte faisant plébisciter la Constitution de l’An VIII ou le Négus donnant en 1931 une Constitution à l’Ethiopie. Ce sont là des exceptions dans l’histoire contemporaine de l’Etat constitutionnel.
Un des acquis fondamentaux de cette histoire est que le pouvoir constituant appartient au peuple, seul souverain capable de dire les conditions dans lesquelles il délègue l’exercice de son pouvoir. Dés l’été 1776, les colonies rebelles américaines inventèrent le principe de la Convention Constituante et de la ratification populaire qui aboutit onze ans plus tard, en 1787 à la Convention de Phidadelphie et à la Constitution des Etats-Unis. La Révolution française poursuivit ce chemin : dés le 17 juin 1789, les députés du Tiers Etat se proclamèrent « Assemblée Nationale Constituante ». On n’a cessé par la suite de recourir à cette procédure spécifique pour adopter une Constitution.
Cette procédure tient tout entière au principe de publicité. Le travail constituant est soumis à la contrainte de l’échange argumenté, contradictoire et public entre mandataires du pouvoir constituant originaire. Les techniques varient : la Constitution française du 4 novembre 1848 (la II° République) est née de la convocation d’une assemblée constituante comme en 1789 et en 1792, et non du seul travail d’une commission comme cela s’était fait sous le Consulat, l’Empire et les monarchies constitutionnelles. Les républicains tinrent à ce que cette constituante fut pour la première fois élue au suffrage universel masculin malgré le risque de perdre ce scrutin. Ce furent quinze « bureaux » de l’Assemblée qui travaillèrent à l’écriture du texte avant que celui-ci ne soit adopté, article par article, avec deux lectures successives et durant deux mois pleins. C’est une méthode analogue qui fut reprise en 1945. Une majorité de français ayant repoussé le premier projet soumis à référendum, une deuxième assemblée constituante fut élue et se réunit durant l’été 1946 avant que la Constitution de la IV° République ne soit adoptée toujours par référendum, après un travail en commission, en octobre 1946.
D’aucuns pensent que cette procédure constituante est réservée à la tradition française. Mais ce n’est pas vrai : elle s’est imposée partout, depuis son invention par les Etats-Unis en 1787 jusqu’aux plus récentes démocraties européennes. Ainsi l’Italie en 1947, la Grèce en 1975, l’Espagne en 1978, la Pologne en 1997 ont-elles eu recours aux assemblées et/ou aux référendums constituants.
Cette procédure fait donc partie du « patrimoine constitutionnel » commun à l’Europe démocratique. Généralement les régimes autoritaires réduisent autant que possible la dimension publique. Ainsi Pierre Mendès-France en septembre 1958 demanda-t-il avec force, quelques jours avant le référendum-plébiscite qui devait adopter la constitution de la V° République, que le Parlement se saisisse de l’ensemble du projet. Il protestait ainsi contre la méthode qui avait vu un Comité Consultatif travailler seul et en secret à la rédaction du texte. Or cette exception française va se retrouver dans l’adoption de la Constitution européenne.
1.2 - La Convention a-t-elle été une assemblée constituante ?
Les défenseurs du texte insistent sur le fait qu’il aurait été élaboré de manière « plus démocratique et transparente qu’à l’accoutumée » et que cela suffirait pour en faire une Constitution. Ainsi un des conseillers les plus proches de Dominique Strauss-Kahn, Jean Pisani-Ferry. appréciait-il, (dans Libération du 5/11/03) que « la Convention ait été ouverte à une majorité de parlementaires et ses travaux accessibles sur le Web ». En réalité La Convention a été l’aboutissement de la revendication du Parlement européen régulièrement exprimée depuis un vote de 1981 jusqu’à une résolution du 25 octobre 2000. Ce n’est qu’après l’échec du sommet de Nice en décembre 2000 et du rejet du Traité du même nom par une majorité d’Irlandais au référendum de juin 2001, que les chefs d’Etat et de gouvernements se résignèrent, lors du sommet de Laeken en décembre 2001, à investir la Convention d’un mandat de simplification et d’harmonisation des traités.
La Convention fut donc le fruit de la paralysie des Etats mais aussi de leur mandat. Sa composition s’en ressent : 56 représentants des parlements des Etats membres et candidats, 28 représentants des gouvernements, 16 représentants du Parlement européen et 2 représentants de la Commission. Ce furent donc 72 parlementaires élus ou désignés au deuxième degré qui siégèrent sans jamais avoir été mandatés pour cela. Il faut considérer qu’ils représentaient 450 millions de citoyens, ce qui doit être un record en matière de ratio censitaire dans l’histoire constitutionnelle. Mais on est allé plus loin encore : c’est le Présidium formé de « 3 personnalités indépendantes » avec à leur tête Valéry Giscard d’Estaing, nommées au sommet de Laeken et entourées de 13 membres représentant les composantes de la Convention, qui a joué le rôle essentiel. C’est lui qui a fait les choix décisifs, a fait passer des compromis sans vote et d’évidence minoritaires dans la Convention, si bien que beaucoup de ses membres se plaignent aujourd’hui encore d’avoir été mis devant le fait accompli : ils n’ont jamais eu l’occasion de voter une seule fois.
Les travaux sont restés confidentiels. Aucun Parlement national (sauf les Communes à Londres) ne s’est réellement fait l’écho des débats. S’il est fait grand cas de la mise en ligne sur le site Internet de la Convention de ses résultats au jour le jour, c’est qu’est par trop absent le principe de publicité sans lequel les juristes les moins regardant ne sauraient parler de travail constituant. Faut-il considérer pour autant que cette technique puisse tenir lieu d’un vrai débat d’opinion public et contradictoire ? Il faut croire que non si on s’en tient aux résultats d’un sondage réalisé par Eurobaromètre à la demande Bruxelles en novembre 2003. Dans les 25 pays de l’UE 61% des citoyens n’ont jamais entendu parler de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Parmi ceux qui savent qu’un texte existe, 10% seulement voudraient qu’il soit adopté en l’état. 68% se prononcent en faveur d’un vote du Parlement de Strasbourg sur toutes les décisions européennes. Et il y a 46% d’indécis ou d’abstentionnistes sur le résultat des travaux de la Convention. Quant à l’opinion française, un sondage SOFRES de janvier 2004 est alarmant : 55% des personnes interrogées se déclarent eurosceptiques (elles n’étaient que 46% à l’automne 2001 juste avant que ne débutent les travaux de la Convention). Pourtant 79% sont favorables à l’élaboration d’une défense commune, 67% à une politique économique commune, 64% à l’adoption d’une constitution européenne dont 76% réclament la ratification par référendum.
La Convention a eu beau consacrer une session à « l’écoute de la société civile » et créer huit « groupes de contact spécialisés », le Comité économique et social organiser des rencontres avec des « représentants de la société civile organisée » (une centaine d’organisations allant de l’Académie des sciences chypriotes à l’Association roumaine contre le SIDA) aucune dynamique participative ne s’est manifestée. La coutume forgée au cours de leur histoire par les pays démocratiques en matière d’adoption de Constitutions apparaît donc bien oubliée. L’actuelle procédure nous a ramené aux exceptions du XIX° siècle. Initiée par les chefs d’Etat et de gouvernement, elle aboutit à ce que le texte conventionnel soit soumis à la double ratification unanime des Etats dans la Conférence Intergouvernementale d’une part et selon les procédures nationales spécifiques d’autre part. On aurait pu imaginer que la Parlement de Strasbourg renouvelé en juin 2004, fort de députés dotés d’une légitimité démocratique directe, puisse lui-même se saisir du texte constitutionnel avant qu’il ne soit soumis au vote populaire. Quelques-uns l’ont proposé, de Paul Quilès et Manuel Valls à Henri Emmanuelli, Vincent Peillon et Arnaud Montebourg. Ils n’ont reçu aucune réponse de la direction du Parti Socialiste qui n’a en rien mandaté en ce sens ses candidats aux élections européennes.
En réalité l’usage du terme de « constitution » est un abus de langage qui ne correspond ni à la nature juridique du texte (un nouveau traité) ni à sa traduction démocratique. C’est un vrai coup de force. La soi-disant Constitution se fait sans les peuples. Même la procédure du référendum apparaît maintenant à beaucoup excessivement dangereuse. Edouard Balladur n’est pas isolé quand il soutient à la fois qu’il y a un risque de malentendu sur la question posée et que la Constitution est le fruit d’un compromis si délicat et si complexe que les citoyens pourraient ne pas le comprendre. Mieux vaut donc ne pas les solliciter que les faire voter deux fois comme on a déjà dû le faire au Danemark et en Irlande.
1.3 - Comment ce traité peut gagner l’autorité d’une Constitution ?
Face à cette régression constitutionnelle, les partisans du texte avancent un autre argument : la Constitution s’en tiendrait aux limites déjà fixées par les traités antérieurs ; elle ne ferait pas de nouvelles concessions au libéralisme même si on pouvait espérer des « avancées plus significatives en matière de politique économique et sociale » selon François Hollande. Il faudrait donc distinguer (ce sur quoi insistent les Verts) la partie III (les politiques et le fonctionnement de l’Union) après avoir constitutionnalisé seulement les parties I et II (les compétences, les institutions et la Charte des droits fondamentaux), ces politiques relevant d’un simple vote législatif par amendement. Une majorité progressiste future pourrait ainsi rattraper le retard accumulé aujourd’hui par l’Europe sociale. Cette version angélique oublie plusieurs choses : d’abord que c’est l’entièreté du texte qui est soumis à la révision à l’unanimité, les politiques en question étant des matières de traités diplomatiques déjà conclus ; ensuite que le Parlement de Strasbourg est dépourvu de la moindre autorité en matière de pouvoir législatif autonome et véritable : si la co-législation s’est étendue, c’est toujours le Conseil des ministres qui exerce la fonction législative décisive et la Commission qui a le monopole de l’initiative. Enfin, en l’état actuel du droit, s’il s’agit bien d’une Constitution comme le veulent ses partisans qui y voient un progrès en tant que tel par rapport au traité de Nice, il faut accepter que, selon la jurisprudence du Conseil Constitutionnel elle-même, l’ensemble des institutions nationales, politiques et judiciaires, devront se subordonner aux juridictions européennes, ce qui ne serait pas le cas s’il ne s’agissait que d’un traité. Aussi certains, redoutant cette perspective, tentent une dernière manœuvre et font machine arrière. Pour Michel Rocard (dans Le Monde du 10 juillet 2004) « il faut accepter de désacraliser cette Constitution. C’est un règlement intérieur accommodant, point. ». Et il récidive (dans Le Monde du 22 septembre 2004) : « Le nom que porte ce texte, « Constitution », ne change rien au fait qu’en procédure, sinon par le contenu, c’est un traité classique ». Ce tour de passe-passe ne fera pas oublier l’activisme de la Cour de Justice des Communautés qui s’érige peu à peu en véritable Cour suprême de l’Union. Elle vient par exemple de condamner la Finlande parce qu’elle n’autorisait pas un de ses ressortissants à déduire de son impôt sur le revenu les cotisations à un fonds de pension ; et la Finlande a dû changer sa législation. Au motif qu’elle « entraverait la liberté d’établissement au sein de l’Union », la même Cour a condamné le dispositif fiscal mis en place fin 98 par le gouvernement Jospin pour décourager les grandes fortunes de quitter la France pour échapper à l’impôt sur les plus-values. Quand la Charte des droits fondamentaux sera constitutionnalisée (ce dont il est devenu obligatoire de se réjouir sans aucune réserve), gageons que la Cour interprètera l’article 10 de celle-ci selon lequel « la liberté de conscience et de religion implique la liberté de manifester sa religion en public et en privé » dans un sens qui pourrait surprendre les défenseurs de la laïcité en France. D’ores et déjà la jurisprudence de cette Cour est un considérable moyen d’imposer des normes contenues dans les traités ; elle n’en sera que plus conquérante quand elle pourra s’appuyer sur cette Constitution.
Dès lors qu’on la proclame comme une authentique Constitution, elle peut aménager une irréversibilité qui est inacceptable quant aux choix fondamentaux, économiques et sociaux, qui intéressent les peuples et leur avenir. François Hollande l’admettait au Conseil National du PS en octobre 2003 : « nous ne pouvons pas accepter l’intangibilité de la Constitution ». Pourtant rien n’a changé depuis cette date. Aucune nouvelle procédure, aucune étape intermédiaire n’a été prévue comme ce fut à chaque fois le cas jusqu’ici, pour négocier ou surmonter le verrouillage imposé par ce traité. L’acceptation du Traité de Maastricht portait l’engagement en faveur de la monnaie unique et Amsterdam l’espoir d’un sommet social et d’un vrai gouvernement économique de l’Europe. Il a été déçu. L’élargissement à 25 rend plus difficile encore qu’alors d’imaginer un aménagement d’un texte promis à l’immuabilité. Il est temps de tirer les leçons de cette impasse comme de cette confusion.
1.4 - De quoi et en quoi les socialistes sont responsables ?
L’appel à une « identité européenne partie intégrante de l’identité socialiste » que multiplient plusieurs dirigeants du PS pour plaider l’impossibilité d’un rejet de ce mauvais compromis oublie l’échec essuyé par les parlementaires socialistes présents dans la Convention. Ils étaient 53 sur 207 membres. On se reportera utilement au récit que fit Pervenche Bérès des batailles qu’ils menèrent (« Une Constitution pour la grande Europe », préface de Pierre Moscovici ; Note de la Fondation Jean Jaurès, n°36, octobre 2003). Si leurs amendements à la I° partie sur les valeurs d’égalité, justice et solidarité ont été retenus, tous les autres ont été rejetés. Quand ils obtiennent que la mention d’ « économie sociale de marché » apparaisse, c’est pour qu’aussitôt soit ajouté « hautement compétitive », ce qui est bien fait pour rappeler la primeur du « principe (sic) d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Toute politique publique faussant la concurrence sera ainsi au mieux du ressort de chaque Etat-membre tant que celui-ci ne sera pas condamné pour entrave au libre-échange. C’est ainsi que les socialistes français ont réussi à faire que notre système de sécurité sociale et d’organisation des services publics échappent à une harmonisation des règles du marché intérieur, mais jusqu’à quand ? Le livre blanc publié par la Commission en mai 2004 renvoie aux calendes grecques l’adoption d’une loi-cadre sur les « services d’intérêt économique général » et laisse planer le doute sur la « combinaison harmonieuse des mécanismes de marché et des missions de service public ». De même la Convention a écarté le principe d’un revenu minimum européen calculé dans chaque Etat-membre en fonction de son revenu moyen, comme les dispositions protectrices du droit de grève ou d’un minimum social garanti. Par contre un article entier prévoit « qu’en cas de troubles intérieurs graves, de guerre ou menace de guerre, les Etats membres se consultent pour éviter que les mesures prises par l’Etat-membre concerné n’affectent le fonctionnement du marché intérieur ». Les libertés que l’Union garantit sont celles de la circulation des biens, des services, des capitaux ainsi que celle d’établissement dans les 25 pays membres. C’est une philosophie d’ensemble qu’exprime donc ce texte et c’est elle que les socialistes doivent remettre en cause. L’argument selon lequel le faire déboucherait sur le chaos est singulièrement spécieux. Car le chaos, c’est le Traité de Nice négocié et ratifié par les socialistes français alors au pouvoir et à la présidence cohabitationniste de l’Union, avec 13 gouvernements socialistes sur les 15 membres de l’époque (Pierre Moscovici pourrait relire la note de 8 pages que publiait alors son Ministère pour dresser le bilan globalement positif de la présidence française et dudit traité). Ce traité s’appliquera de toute manière jusqu’à la fin 2009. C’est un délai suffisant pour que d’une crise surgisse du neuf.
Il faut en effet une Constitution qui en soit vraiment une et ressemble à ce que les peuples connaissent pour l’avoir pratiqué dans leur histoire, dans laquelle ils puissent reconnaître des pratiques et un paysage familier. Une Constitution, c’est comme le disait le juriste Maurice Hauriou, « une institution de la société ayant trois caractéristiques :exprimer une finalité claire, générer une organisation pérenne, susciter l’adhésion des populations concernées ». Nous sommes loin de ce compte. Il nous faut élargir la brèche ouverte par la Convention ce qui sera possible si nous savons dire non et proposer un projet politique fort. Il est politiquement vital pour l’avenir de la démocratie en Europe qu’une assemblée (Parlement européen ou Congrès ouvert aux Parlements nationaux) donne toute sa légitimité à une vraie Constitution de l’Union. Olivier Duhamel, professeur de droit constitutionnel, par ailleurs ardent conventionnel, ne disait-il pas (dans un savant traité en 1992) : « Dans une conception stricte de la démocratie, voire du droit constitutionnel, seul le peuple peut exercer le pouvoir constituant originaire. Une Constitution attribue le pouvoir et fixe les conditions de son exercice ; seul l’ensemble des citoyens peut légitimement le faire. Dans les autres cas, c’est par un abus de langage et une fraude à la démocratie que on parlera de « Constitution » ». ? Ce texte est un accord rédigé au nom des représentants des Etats membres. On est très loin du préambule américain de 1787 : « Nous, peuples des Etats-Unis ordonnons et établissons la présente Constitution ». Ce peuple est totalement absent de l’horizon européen : « La citoyenneté de l’Union, comme le disait déjà le traité de Maastricht, s’ajoute à la citoyenneté nationale et ne la remplace pas ». Le projet n’a rien changé : le citoyen européen n’existe pas en dehors des règles fixées par chacun des Etats, pour voter aux élections municipales ou européennes et pour pétitionner dans des conditions proprement rocambolesques. Voici en effet comment l’article 46 précise la mise en œuvre de ce qu’il nomme « principe de la démocratie participative » : « La Commission peut (sic), sur initiative d’au moins un million de citoyens de l’Union issus d’un nombre significatif (re-sic) d’Etats-membres, être invitée (re-re-sic) à soumettre une proposition appropriée sur des questions pour lesquelles ces citoyens considèrent qu’un acte juridique de l’Union est nécessaire aux fins de l’application de la Constitution. La loi européenne arrête les dispositions relatives aux procédures et conditions spécifiques requises pour une telle initiative citoyenne ». Quant au référendum de ratification, l sait qu’il est purement facultatif. C’est un traité international qui simplifie (en 464 articles et 311 pages !) la centaine d’accords internationaux liant les Etats européens depuis 1951 parmi lesquels les traités d’adhésion successifs ainsi que les différents protocoles adoptés par les CIG. Mais c’est surtout un texte irréversible. Sa révision est impossible. Une double unanimité est requise : dans la CIG et dans la ratification par chacun des Etats. C’est la marque la plus indélébile du caractère diplomatique de ce texte. Le fait que sa 3° partie (« Les politiques et le fonctionnement de l’Union » d’ailleurs expédiée à la va-vite après la Conseil de Thessalonique le 20 juin 2003) installe une Constitution économique de l’Europe fondée sur « un marché unique où la concurrence est libre et non faussée » est exorbitant et inacceptable (même si certains droits sociaux sont consacrés par la Charte des Droits Fondamentaux).
Nous devons donc obtenir des partis démocrates et socialistes qu’ils s’engagent à ce que leurs représentants se saisissent du texte de la Convention pour en débattre, l’amender, le réécrire dans le cadre d’une assemblée qui soumettra sa copie à un référendum simultané dans les 25 pays de l’UE. C’est alors que, d’un traité mal ficelé, nous passerons à un texte de fondation, la fondation d’une communauté politique sans laquelle il n’y a pas de Constitution. A défaut, l’UE restera un espace civique rachitique, une superstructure orléaniste c’est-à-dire, comme sous la Monarchie de Juillet en France, un espace où les seuls citoyens actifs se recrutent parmi les élites les plus instruites ou les plus fortunées. Le risque sera alors immense de voir les attentes populaires dévoyées par les tenants du nationalisme ou de la droite extrême, si nombreux dans cette grande Europe inachevée.
2 - Avancée ou obstacle ?
La manière dont est le plus souvent la question de l’acceptabilité du texte risque d’aboutir à une impasse. Il s’agirait de faire la balance des avantages et inconvénients et, fort de cette liste comptable, de conclure au soutien ou au rejet. François Hollande érige cette méthode en stratégie (dans Le Monde du 16/09/04) : « Ce qui est critiquable n’est pas ce qui figure dans le texte mais ce qui n’y est pas. Quant on le lit, on voit les avancées, on ne relève aucun recul. Il faut donc prendre l’acquis et repartir à l’assaut ». Ernest-Antoine Seillière est plus lapidaire (dans Le Monde du même jour) : « le projet de Constitution est un petit pas en avant dans l’organisation de l’Europe pour la croissance et l’emploi ». Si on veut bien créditer de la bonne foi les auteurs de ces propos, on y verra le signe que cette démarche manque l’essentiel : il s’agit d’avoir une appréciation de ce texte vis-à-vis du stade atteint par la construction de l’Europe et de la conception qu’on en a, du but politique que l’on se fixe. Et c’est sous cet angle qu’on peut le voir comme un triple obstacle à l’organisation d’une Europe fédérale dotée des moyens de sa puissance économique et sociale. La Constitution renforce le caractère intergouvernemental des instances de l’UE, aggrave la confusion des pouvoirs en son sein et interdit que ne s’installe un gouvernement économique de cette vaste zone de libre-échange.
2.1 - Pourquoi l’Union Européenne ne pourra pas devenir une puissance politique ?
L’Europe politique a une histoire dont nous héritons et qui a commencé, il y a 50 ans. Et Elle a commencé sur un échec, celui de la Communauté européenne de Défense (C.E.D.). L’idée s’est alors imposée de transférer des secteurs d’intérêts faiblement politisés (l’agriculture, l’acier, l’énergie ou les transports) pour lesquels les gouvernements adoptaient des règles qu’ils s’engageaient à respecter en commun. Des résultats obtenus dans ces secteurs, on escomptait qu’ils déclenchent des réactions économiques et politiques favorables à une intégration accrue. L’Europe s’est ainsi faite par débordements progressifs (de l’agriculture aux transports à l’aménagement du territoire et ainsi de suite) : le débordement était d’abord fonctionnel quand la décision des gouvernements nationaux de placer un secteur sous l’autorité d’institutions supranationales conduisait celles-ci à étendre leur pouvoir à des secteurs voisins ; il était ensuite politique quand les groupes d’intérêts économiques, en adhérant à une telle intégration, devenaient demandeurs d’une réglementation supranationale et que les élites politico-administratives de chaque Etat s’investissaient dans cette coopération. Ce mode de construction a eu son efficacité, mais il n’a pas produit de véritable pouvoir politique intégré. Avec l’Acte Unique (1986) et le Traité de Maastricht (1992) on est passé du transfert de compétences sectorielles à des abandons de souveraineté nationale très politique (la monnaie bien sûr mais aussi la politique régionale ou des compétences judiciaires et policières). Or ce transfert s’est fait fans un cadre intergouvernemental renforcé. Le Conseil Européen, le Conseil des ministres ou le Comité des représentants permanents se sont assurés, plus que la Commission, d’un exercice conjoint, entre gouvernements des quinze pays, du contrôle de ces compétences. Si bien qu’aucune décision, prise à Bruxelles, ne l’est sans l’assentiment explicite des Etats membres. Finalement, le prix de cette co-décision (la perte de souveraineté) s’est payé par la possibilité, pour les gouvernements d’agir hors du champ politique national et des contrôles parlementaires traditionnels. Ainsi le déficit démocratique est double : au niveau européen, il n’y pas la moindre avancée de type fédéraliste qui exigerait des réponses politiques concernant la représentation populaire ; au niveau national, les Parlements nationaux ont encore perdu un peu plus de leur pouvoir, en France notamment. La vielle revendication du Parlement européen (en 1984 puis en 1993) reprise par Joschka Fischer en Mai 2000 d’un partage de souveraineté inventant un nouveau fédéralisme en Europe n’a toujours pas trouvé sa réponse. Et la Constitution qu’on nous propose aujourd’hui conserve et renforce le même système intergouvernemental.
Le texte a de quoi satisfaire tout le monde puisque, s’il ne crée pas d’institution nouvelle, il renforce chacun des trois organes existants. Ainsi le Conseil aura un président élu pour deux ans et demi par les chefs d’Etats et de gouvernements ; c’est la fin de la présidence tournante tous les six mois et le gage d’une certaine stabilité. La Commission et son président seront investis par le Parlement mais sur proposition du Conseil. Le dit président sera flanqué d’un Ministre des Affaires étrangères. Chaque Etat a droit à un commissaire, indice supplémentaire du caractère intergouvernemental renforcé de la Commission. Le Parlement sera plus impliqué dans l’adoption de textes législatifs en co-décision avec le conseil des ministres, la liste de ces matières ayant doublé. Il ne gagne pas pour autant le pouvoir budgétaire et le vote de l’impôt, critère historique de reconnaissance du pouvoir parlementaire.
Cette architecture conserve la règle de l’unanimité (donc le droit de veto de chaque Etat-membre) sur la politique extérieure, la défense et la fiscalité. C’est évidemment danscedernier domaine que tombent les masques. Depuis l’application du traité de Maastricht on a assisté à une baisse massive de la fiscalité économique dans toute l’Europe sous l’influence des Etats les plus libéraux. En France, le taux de l’impôt sur les sociétés est passé de 50 à 33% , en Allemagne il est à 25% et en Irlande à 12,5%. Certains évoquent une défiscalisation totale des entreprises. Cette concurrence fiscale est devenue déloyale avec l’apparition de régimes de discrimination positive en faveur des capitaux et entreprises étrangères. Certains pays européens sont ainsi devenus des paradis fiscaux pour les investissements internationaux. Sans doute ce n’est pas la seule raison des délocalisations. Mais le fait que chaque Etat reste maître de la fixation des coûts de la production est l’exemple le plus net des conséquences négatives du déficit d’une intégration fédérale au profit de l’intergouvernemental. C’est Pascal Lamy lui-même qui le dit fort bien : « Dans l’Europe-espace, il peut être utile qu’il y ait de la compétition fiscale. Dans l’Europe-puissance, au contraire, il faut de l’harmonisation fiscale parce que la compétition fiscale finit par ne plus taxer que ce qui ne bouge pas ou qui bouge le moins, c’est-à-dire le facteur humain ’ »(Pouvoirs Locaux, décembre 2002). Le vote à la majorité qualifiée n’est reconnu que pour des questions finalement secondaires. Il a été supprimé in fine par le sommet de Bruxelles en matière de fraude et d’évasion fiscale. Dans le même sens, il a été rendu plus difficile puisqu’il faut désormais 55% des pays et 65% de la population (contre 50 et 60% qu’avait proposé la Convention). C’est donc bien un blocage qu’établit la Constitution en matière de fédéralisation du pouvoir dans l’UE. Elle est condamnée à rester une sorte de Ligue hanséatique ou de Commonwealth, bien adaptée à la zone de libre-échange qu’elle restera. Ce blocage va se nourrir d’une confusion aggravée des pouvoirs.
2.2 - Comment le pouvoir dans l’Union Européenne ne sera pas démocratique ?
La philosophie qui a empiriquement produit le système déjà décrit n’est pas modifiée d’un iota par la Constitution. Le Conseil des ministres est à la fois un législateur incontrôlable et un gouvernement incontrôlé, un exécutif et une chambre haute. L’invention d’un Président du Conseil de l’Union et d’un Ministre des Affaires étrangères va ouvrir une compétition inédite avec le Président de la Commission. Celui-ci est toujours choisi à huis clos par le Conseil des chefs d’Etats et de Gouvernements. Il est investi (et non pas élu) par le Parlement. La Commission reste une structure illégitime :avec un commissaire par Etat-membre, les commissaires issus des Etats représentants 4% de la population seront plus nombreux que ceux issus d’Etats représentants 75%. Les dix nouveaux membres de l’UE (17% de sa population et 5% du PIB) nommeront 40% des commissaires. Avec la limitation à quinze du nombre de ces derniers disposant d’un droit de vote et la rotation strictement égalitaire prévue, il sera impossible d’attribuer des postes stratégiques aux membres venant des grands Etats. Ainsi on aura une Commission d’où seront exclus pendant cinq années sur dix tout commissaire allemand , britannique ou français. A l’arrivée, on a une confusion sans précédent du pouvoir exécutif divisé entre trois titulaires potentiellement rivaux : un Président du Conseil sans pouvoir véritable ; un Président de la Commission sous influence vu les conditions de sa nomination ; un Ministre des affaires étrangères qui sera à la fois dans et hors la Commission et qui sera le plus souvent sans voix puisqu’il lui faudra avoir pour cela l’unanimité des 25 membres de l’UE.
Reste le Parlement. Il demeure lui aussi une chambre interétatique dont l’élection est filtrée nationalement. On a vu en juillet dernier les effets d’une telle balkanisation : la nécessité d’accords dits techniques conduit à un partage aberrant des responsabilités et postes entre conservateurs et sociaux-démocrates. Il partage ses compétences législatives avec le Conseil des Ministres. Il gagne dans la Constitution des matières nouvelles comme le droit d’asile, l’immigration ou la coopération judiciaire en matière civile (mais la coopération en matière pénale relèvera toujours d’un vote à l’unanimité du seul Conseil). Enfin le Parlement ne gagne pas de pouvoirs en matière budgétaire dont le monopole appartient au Conseil (ce qui signifie que le budget restera pour l’éternité plafonné à 1,27% du PIB, s’il ne diminue pas). Il ne consentira pas à l’impôt comme tous ses homologues nationaux. Ces derniers, dont on avait imaginé qu’ils puissent être associés à un Conseil législatif, ont été complètement ignorés par la texte définitif.
Face à une telle impuissance organisée, on invoque de plus en plus la carte des coopérations renforcées que les Etats pourraient conclure pour aller plus loin dans des domaines spécifiques. On remarquera qu’il s’agit là d’une vieillerie diplomatique : des accords révocables entre pays volontaires. La Constitution en limite plus la coutume qu’elle ne l’encourage. D’abord, la défense en est exclue ; ensuite elles ne peuvent être engagées qu’en « dernier ressort lorsque le Conseil établit que les objectifs poursuivis ne peuvent être atteints dans un délai raisonnable » (art. 43). Enfin il faut l’accord du tiers du Conseil (soit huit Etats-membres) pour qu’une coopération soit valide, ce qui veut dire que par exemple, l’association de l’Allemagne, de la France et du Bénélux n’y suffira jamais. Le commissaire chargé de la fiscalité a proposé pour la première fois en février 2004 de recourir à cette procédure complexe (qui est déjà dans le traité de Nice) pour harmoniser l’assiette de l’impôt sur les sociétés (ce que refusent énergiquement irlandais, britanniques, polonais et quelques autres). Devant la difficulté, il en vient à penser qu’ « il vaudrait mieux réduire le taux d’IS à zéro. Les problèmes seraient alors résolus » (Frits Bolkestein, dans Le Monde du 21/02/04).
A la confusion des pouvoirs, contraire à la plus élémentaire tradition constitutionnelle, s’ajoute donc une impuissance politique profonde, devenue irréversible depuis qu’on a préféré élargir l’Union à de nouveaux membres avant que d’avoir défini son gouvernement démocratique. Pourtant l’enjeu est historique : il nous faut imaginer des mécanismes qui permettent aux citoyens de vérifier que les gouvernants agissent bien pour eux. Plus que jamais la légitimité d’un système dépend de la manière dont il organise le pouvoir. Or la responsabilité se dilue parmi les gouvernants alors qu’elle s’accroît chez les gouvernés qui ne se contentent plus de la sanction électorale. Au lieu d’innover sur ce plan, la Constitution aggrave dangereusement l’imbrication des compétences et la complexité des pouvoirs.
Cet affaiblissement est gravissime : il nous condamne à devenir un hinterland aux marches de l’empire américain alors que nous pouvons construire un système cohérent de valeurs culturelles, politiques et sociales fondées sur autre chose que le marché. Le modèle européen, c’est un compromis spécifique entre liberté et justice sociale, entre marché et intervention publique, entre citoyenneté civile, politique, sociale et culturelle. Or nous vivons un véritable renversement. L’Europe est le lieu où est né et s’est épanoui (après le traité de Westphalie soit depuis presque quatre siècles !) l’Etat souverain qui ne connaît d’autorité supérieure ni à l’intérieur ni à l’extérieur, même au prix de guerres mondiales assassines. Le président Wilson et les Etats-Unis, après celle de 14, s’employèrent à changer cela en imposant un ordre international aux Etats. C’est cette histoire qui est en train de se renverser depuis la chute de l’URSS. Les Etats-unis se conçoivent comme une hyper puissance qui ne connaît pas de limite à sa souveraineté planétaire alors que l’Europe s’en remettrait au droit et finalement au renoncement à une quelconque puissance. De fait, l’Union Européenne est à peine un nain politique : on y négocie, on y adopte des règles (s’en écarter est le seul drame autorisé) ; mais on ne sait plus y décider, y conduire une politique claire et encore moins en changer ce qui détruit les fondements de la souveraineté populaire et du pouvoir démocratique. L’Europe n’est aujourd’hui qu’une vaste zone de libre-échange. L’enjeu n’est pas celui d’une rivalité quelconque avec l’Amérique ; il est celui de l’avenir de la démocratie sur notre continent. Voilà pourquoi nous voulons une Europe puissance et une Constitution à la hauteur de celle-ci. C’est le contraire qu’on nous propose aujourd’hui.
2.3 - Pourquoi l’Union Européenne n’aura pas de gouvernement économique ?
Le texte rend impossible l’existence d’un gouvernement économique, alors même que la réussite de la monnaie unique et la réforme du pacte de stabilité le rendent urgent et nécessaire. S’il est adopté, l’Europe deviendra le seul et unique pays au monde et dans l’histoire où l’indépendance absolue d’une Banque centrale aura été constitutionnalisée. L’article 80 vaut d’être cité : « Ni la BCE, ni un membre quelconque de ses organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou agences de l’Union, des gouvernements des Etats-membres ou de tout autre organisme. Les institutions, organes ou agences de l’UE ainsi que les gouvernements des Etats-membres s’engagent à respecter ce principe et à ne pas chercher à influencer les membres des organes décision de la BCE dans l’accomplissement de leur mission ». Et quel donc la mission unique de la BCE ? C’est l’inflation et l’endettement zéro. Ce qui veut dire la renonciation aux politiques budgétaires d’intervention, aux dépenses d’investissements publics, donc la privatisation toujours plus poussée des services publics. C’est l’acceptation du chômage structurel, de l’aggravation des inégalités et de l’appauvrissement net d’une partie de la population. Or la lutte contre ces maux est aussi dans les missions des banques centrales, par exemple aux Etats-Unis. Là-bas, Alain Greenspan, le célèbre président de la Réserve Fédérale, doit faire deux fois par an un rapport d’activité devant le Congrès. La FED enregistre (et quelquefois anticipe même) les échéances électorales. La fixation des taux de change est du ressort exclusif de la Maison Blanche qui peut obliger la FED à modifier ses taux directeurs. En Europe, c’est et ce sera pour toujours exactement le contraire :la BCE a le pouvoir unilatéral d’imposer sa politique aux Etats, de les obliger à réduire les impôts ou l’indemnisation du chômage, parce qu’elle a un pouvoir exorbitant, celui d’agir seule sur les taux d’intérêt. Aucune autorité ne peut la sanctionner, aucune majorité ne peut la contrôler. Et cette indépendance est renforcée par la structure même de la zone Euro qui n’a ni exécutif politique ni Parlement souverain qui pourraient exercer un contrepouvoir. La fragmentation en 25 gouvernements de l’autorité politique interdit l’adoption d’une position monétaire commune des Etats face à la BCE. Si la Constitution est adoptée l’Europe aura ainsi réalisé la vieille utopie des libéraux les plus radicaux : soustraire la décision économique au pouvoir du législateur ; placer l’économie hors de portée de la responsabilité politique ; diviser le pouvoir en organes fortement indépendants les uns des autres ; rendre difficile et aléatoire le contrôle démocratique des institutions issues du suffrage universel. Sera ainsi accompli le cycle que saluait déjà Romano Prodi lors de son investiture en décembre 1999 devant le Parlement de Strasbourg : « L’action menée au niveau européen permet d’éviter les pressions directes des cycles électoraux nationaux ». Cet aveu ne fait qu’exprimer la défiance si répandue parmi les « experts » vis-à-vis des gouvernements toujours virtuellement démagogues alors que les comités, agences et règles de l’Union seraient l’expression de la raison et du bien public européen. Y déroger ou les critiquer serait toujours préférer le chaos aux avancées de la construction communautaire.
C’est donc bien une question essentielle qui est jeu, celle de la démocratie représentative et de la sauvegarde de ses principes fondateurs. Le texte qu’on nous demande d’adopter, ne ressemble pas au standard constitutionnel qui s’est inscrit dans notre patrimoine juridique et politique. Il impose pourtant l’acceptation d’un triple blocage dans des domaines essentiels de l’organisation du pouvoir et de ses rapports à la société. Ceux qui voudraient nous entraîner dans leur oui sont aussi ceux qui ont érigé les institutions et les politiques européennes en dogme intouchable dont les socialistes auraient la garde. Fascinés par la fragilité des compromis qu’ils ont eux-mêmes passés, ils n’imaginent pas une autre histoire, un cours différent de la construction européenne. Ils oublient que celle-ci a progressé autant par bonds et crises que par négociations diplomatiques. Il est venu le temps de dénoncer l’ingouvernabilité de l’Europe. Disons non pour lui donner un nouvel élan politique et démocratique.
Paul Alliès. Montpellier. Le 4/12/04.
Paul Alliès est professeur de science politique à l’université de Montpellier (et aussi membre du PS) ; il est auteur de plusieurs essais. L’article a circulé sur le net.