L’Europe que nous voulons[1]

, par Alain Lecourieux

« Le court vingtième siècle s’achève dans des problèmes pour lesquels personne n’a, ni ne prétend avoir de solutions. Tandis que les citoyens de la fin du siècle tâtonnent en direction du troisième millénaire, à travers le brouillard planétaire qui les enveloppe, leur seule certitude est qu’une époque de l’histoire s’est terminée. Ils ne savent pas grand-chose d’autre. »
Eric Hobsbawn,
L’Age des extrêmes, 1999.

1. Pourquoi débattre de L’Europe que nous voulons dans Attac ?

L’UE est présentée par les néo-libéraux comme un moyen de « gouverner la mondialisation[2] et comme un facteur de sa maîtrise »[3].

En fait, l’UE précède l’OMC (marchandises et GATT, agriculture, services et AGCS, etc.) et les Institutions financières internationales (IFI) : elle libéralise, privatise[4] et dérégule plus vite que ces organisations internationales dans des domaines tels que marchés financiers, télécommunications, communications, gaz, électricité, poste, transports, environnement, contrôle aérien, formation des adultes, sport, etc. L’UE propose à l’OMC la libéralisation des secteurs déjà libéralisés entre les Quinze.[5]

L’UE joue un rôle majeur dans la mondialisation actuelle[6] et d’autres chantiers ou thèmes d’Attac : annulation de la dette des pays du Sud, agriculture, OGM et sécurité alimentaire, marchandisation du vivant et enfin Territoires et mondialisation.

L’UE négocie, au nom des Quinze à l’OMC, dans le cadre d’un mandat qui n’est pas contrôlé démocratiquement ; elle a, dans ces négociations, un rôle essentiel, comme acteur principal de l’OMC et par son influence traditionnelle sur les Pays de l’Europe centrale et orientale (PECO) et sur l’Afrique, notamment.

L’UE a inspiré, inspire et voudrait continuer d’inspirer la gouvernance mondiale[7] et l’OMC[8].

L’UE contient la première place financière sur le marché des changes (la City[9]) et quatorze paradis fiscaux[10].

Attac est maintenant très présente en Europe. Avec d’autres organisations qui poursuivent des buts voisins, Attac a la motivation, la présence, les compétences et plus généralement les moyens de développer une analyse critique de l’UE et de répondre, par des propositions, à la question : « quelle Europe voulons-nous ? »

Le 19 janvier 2002, lors du Grand événement d’Attac au Zénith, les citoyens français auront des euros dans leurs poches depuis dix-neuf jours. Comment ne pas traiter de l’UE, à cette occasion ?

Le but de ce document est de contribuer à l’ouverture d’un « chantier d’Attac » sur l’UE et au débat qui s’ensuivra.

2. Limites économiques et sociales de l’Etat-nation

Quiconque veut rompre avec les politiques libérales se voit opposer la contrainte extérieure. Dès lors que nous cherchons des réponses efficaces et concrètes à cet argument, nous ne pouvons pas nous exonérer de l’analyse de nos capacités d’action au niveau des Etats. Quelles marges de manœuvre nous laisse-t-il ou quelles marges de manœuvre pouvons-nous conquérir ?

L’Europe a vu se former des Etats caractérisés par leur domination souveraine sur un territoire. On a vu l’Etat administratif et l’Etat fiscal. Au cours du XIXème siècle, il s’est ouvert en tant qu’Etat-nation aux formes démocratiques de légitimation. Dans certaines régions privilégiées et dans les conditions favorables de l’après-guerre, cet Etat-nation a pu prendre, par le biais de la régulation de l’économie nationale, la forme d’un Etat social. C’est « l’Etat providence ». Naguère couronnée de succès, cette combinaison est aujourd’hui largement menacée par la mondialisation actuelle qui échappe aux interventions de l’Etat régulateur.

L’Etat-nation est présenté parfois comme une entité indépassable et un lieu de démocratie effective. L’évolution du capitalisme mondial conduit à s’interroger sur les actions qui peuvent et doivent être menées aux différents niveaux, et notamment au niveau national et aux niveaux plus larges.

Le capitalisme est un système mondial, même s’il n’est pas encore mondialisé, et non la juxtaposition de capitalismes nationaux. L’érosion de la souveraineté des Etats est souvent abordée par rapport aux exportations et aux importations de biens et de services. La dépendance par rapport à l’environnement extérieur fait peser des contraintes sur les coûts de production et partant sur les politiques sociales, fiscales, de taux de change, etc.

Certains marchés se décloisonnent pour constituer des marchés unifiés et les instruments traditionnels de la souveraineté sont effectivement affectés (politique de relance de 1981 en France, par exemple).

A moins de revenir à des marchés nationaux protégés – ce que personne ou presque ne propose – la politique économique (donc sociale) aussi bien que la politique douanière ou commerciale ne peut plus être indépendante. Il en est de même de la politique monétaire, largement tributaire des marchés. Or cette question de la monnaie est primordiale : les sacrifices imposés aux salariés pour réduire les coûts peuvent être engloutis par le premier mouvement monétaire venu.

La politique budgétaire n’est guère plus indépendante : le dumping fiscal des autres Etats affecte durablement l’impôt et les recettes. La politique fiscale est loin d’être indépendante, elle aussi, à cause de la mobilité accrue du capital qui pèse contre tout ce qui réduit sa rentabilité. Dans les pays de l’OCDE, les impôts sur les revenus, le capital et les entreprises ont tellement baissé que la part des recettes fiscales prélevée sur les bénéfices s’est brutalement réduite depuis la fin des années quatre-vingt.

L’action des Etats contre le chômage est doublement limitée par l’incapacité de mener une politique de relance isolée et par la stratégie mondialement retenue par les entreprises de conquête de parts de marchés.

Dans les conditions actuelles de la concurrence mondiale, les gouvernements nationaux, qui ne sont plus guère capables de recourir aux instruments de la macroéconomie pour réguler les cycles de leurs économies nationales, aujourd’hui dénationalisées, doivent se contenter d’améliorer l’attrait de leurs lieux de production, autrement dit les conditions locales de mise en valeur du capital. C’est l’avènement de l’Etat entrepreneur. « L’UE ne peut pour ainsi dire rien faire pour infléchir les évolutions économiques, et les gouvernements sont contraints par des règles (le pacte de stabilité) qui accroissent le coût de leur imprévoyance. Une baisse de taux de croissance se produit, eh bien, entend-on partout, il faudra réduire les dépenses publiques pour satisfaire à l’objectif budgétaire. » [11]

Quel que soit le modèle économique et social voulu pour l’Europe, la compétition économique mondiale existera. Cette compétition confère une importance particulière aux questions de politique industrielle, de recherche et développement, de normalisation et de coopération entre les différents producteurs d’un même secteur, qui ne peuvent trouver de réponse satisfaisante au niveau national.

La question se pose en termes plus aigus encore en ce qui concerne certains secteurs stratégiques qui constituent des instruments de souveraineté : par exemple construction navale et marine marchande pour le commerce ; espace pour les télécommunications, la navigation et les observations, aussi bien civiles que militaires.

On dénombrait 7000 multinationales en 1973 et plus de 37000 en 1995. Les échanges entre ces entreprises représentent le tiers du commerce mondial. Ceci ne contredit pas le poids croissant des PME, mais ces PME sont très souvent sous l’emprise des multinationales qui sont leurs fournisseurs ou leurs clients. La perte de contrôle des Etats est accentuée par deux phénomènes : d’une part une portion notable de leur appareil productif est contrôlée par des entreprises étrangères, d’autre part les multinationales deviennent plus autonomes par rapport aux Etats. Les grandes entreprises françaises exportent moins parce qu’elles délocalisent plus.

Leur dépendance par rapport aux règles nationales et à la bonne gestion du territoire est beaucoup moins forte. Qui sont les propriétaires des entreprises européennes ? En France, la part des non-résidents dans le capital des firmes du CAC 40 atteint 45,57% hors France Télécom. En Europe, le poids des investisseurs étrangers est tout aussi spectaculaire. Les dimensions petites et moyennes des Etats européens font que leur capacité de contrôle des multinationales s’est beaucoup plus dégradée que celle des Etats-Unis ou du Japon.

Dans de nombreux cas, une action efficace se heurte aux capacités financières insuffisantes d’un Etat moyen seul ou au fait que ces actions pour être efficaces doivent s’inscrire dans un nouveau rapport avec un ensemble d’Etats ; c’est souvent le cas des relations avec les pays du Sud.

La mondialisation limite le rayon d’action des acteurs de l’Etat-nation, à tel point que la liberté qui leur reste ne suffit pas à assurer la compensation des effets secondaires, indésirables du point de vue social et politique qu’engendre un marché devenu, pour une part, transnational.

Bref, l’Etat-nation ne parvient plus à régler un certain nombre de problèmes. Sa légitimité devient largement formelle ; elle est de ce fait fortement questionnée.

Alors que les Etats-Unis tentent de s’imposer comme instance mondiale de décision, les Etats européens sont le cadre d’organisation de la vie politique, mais sur nombre de sujets la décision politique leur échappe objectivement. La réalité de la mondialisation – inachevée – implique que l’Europe est nécessaire. Pas l’Europe subie, pas cette Europe-là, mais L’Europe que nous voulons.

Il semble donc illusoire de prétendre restaurer l’indépendance et la souveraineté nationales. Mais il ne suffit pas de montrer les limites de la souveraineté nationale pour démontrer qu’une autre Europe est un espace pertinent au regard du développement atteint par le capitalisme mondial.

3. Limites politiques de l’Etat-nation

Les liens entre citoyenneté, nation, République et Etat sont invoqués pour « faire exister » le peuple. La démocratie (mise en œuvre de la souveraineté du peuple) est à la fois une valeur, une exigence (jamais satisfaite) et un mode d’organisation politique. La démocratie est soit considérée comme autosuffisante – elle « crée » le peuple par ses tensions et ses dépassements -, soit elle suppose l’existence préalable du peuple. Dans cette conception, la démocratie est un produit de la nation. Pour le gaullisme de 1940, le peuple est « institué » par un homme ; plus qu’un appareil, l’Etat est une valeur et produit la nation, en assurant les moyens de la souveraineté et de l’indépendance. Pour d’autres, dans la lignée de Régis Debray, l’idée de République s’oppose à l’idée de démocratie.

Dans l’interprétation initiale de la démocratie, le peuple est un peuple de citoyens. Saint laïc, il concourt à l’expression de la volonté générale. La révolution bourgeoise de 1789, la révolution de 1848 et la Commune de 1871 nous interrogent sur les formes adéquates de cette souveraineté. Notamment dans les pays du Sud, des formes nouvelles et prometteuses de démocratie sont apparues, comme la démocratie participative.[12] La mouvance des Motivé-e-s tente d’imaginer son avenir dans cette direction. Le peuple est-il vraiment introuvable ?[13]

Ernest Renan donne de la nation la définition suivante : « c’est une âme, un principe spirituel, c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un peuple »[14]. La nation est un concept ambivalent : elle rappelle certes la Fête de la Fédération, la Résistance et la décolonisation, mais aussi les dérives nationalistes, les guerres. Son étymologie (nascere) pointe ses origines ethniques et l’exclusion qui les accompagne.

Paul Thibaud affirme : « on peut dire que la France a cessé (provisoirement ?) d’être une nation pour n’être plus qu’une société »[15]. On peut le déplorer ou s’en accommoder ; on peut même trouver l’affirmation excessive. Dans la période d’après 1945, en France (et en Europe), la Libération a été plus vécue comme un soulagement que comme le commencement d’une nation « voulante et agissante » ; on ne peut nier que la nation ait été affaiblie par la séparation du peuple et des élites, la décolonisation, la rupture de mai 1968 qui a substitué largement l’émancipation à l’appartenance et l’individuel au collectif, ainsi que la montée d’un individualisme démocratique.

Du 23 au 27 juillet 2001, les vingt-sixième Rencontres de Pétrarque proposaient une réflexion sur les valeurs républicaines.[16] A l’origine de ce colloque, le constat du déclin de l’esprit républicain. Pour Alain Finkielkraut, la chose publique (res publica) est désertée par des citoyens qui ne seraient plus que des individus et qui cesseraient de se voir coresponsables de la « chose commune ». Paul Thibaud voit la République comme un projet qui ne saurait se réduire à l’Etat de droit et à la démocratie. A la suite de Régis Debray, certains voient la France s’aligner sur les banales démocraties qui donnent la priorité à la liberté sur l’égalité et qui ne conçoivent l’intérêt général que comme la somme des intérêts particuliers.

Pour revenir un instant aux limites de l’Etat-nation[17], citons Anthony Mc Grew : « si la souveraineté de l’Etat n’est plus conçue comme indivisible, mais partagée avec les acteurs internationaux ; si les Etats n’ont plus le contrôle de leurs propres territoires ; et si les frontières territoriales et politiques sont de plus en plus perméables, les principes centraux de la démocratie – l’autonomie politique, le demos, la condition du commun accord, la représentation et la souveraineté populaire – deviennent incontestablement problématiques »[18]. L’UE a largement contribué à l’affaiblissement de l’Etat et de la République, en France, par la « modernisation exogène » qu’elle a induite[19] et les attaques qu’elle a portées, depuis plus de vingt ans, aux services publics.

L’Etat-nation qui devrait être au centre de « l’agir collectif » est souvent enjolivé : le rappel des liens entre la citoyenneté, l’Etat et la nation est juste, mais il s’accompagne généralement d’un silence coupable sur la piètre qualité de l’exercice démocratique qu’on y pratique. L’absence de contrôle démocratique des citoyens sur le corps politique, la suprématie de l’exécutif sur le législatif, la montée en puissance de la techno-science, la vacuité du débat politique, le secret sont parfaitement repérables au niveau national : on ne peut les identifier à la construction européenne, qui les prolonge, mais ne les génère pas. Le fonctionnement démocratique est donc à construire à tous les niveaux, national, européen (et mondial). « Quand on me parle de l’absence de démocratie au niveau européen, je serais tenté de demander comment vont les démocraties au niveau national. Ne fait-on pas un transfert de culpabilité sur l’Europe ? »[20] « Les « démocraties » concrètes dans lesquelles nous vivons ne sont tout simplement pas de vraies démocraties puisqu’elles conduisent souvent, à l’opposé de l’idéal démocratique, à la concentration des pouvoirs et à l’accroissement des inégalités. »[21] Ce sont des oligarchies au service d’une minorité.

Cependant les Etats restent le lieu d’organisation de la vie politique et sociale. L’Etat-nation a structuré en profondeur cet espace. Les peuples y partagent une histoire et une culture. Il faut donc tout à la fois garantir aux Etats une place centrale dans la construction européenne, et sortir du cadre national.

4. L’Union européenne est encore un espace pertinent face à la mondialisation actuelle

 Une définition de la mondialisation actuelle[22]

La mondialisation actuelle est avant tout une nouvelle figure du capitalisme.[23] Elle est caractérisée par une marchandisation sans limites, la dictature de la finance, le primat du droit des affaires sur les autres droits, la puissance des entreprises globales et de leurs réseaux, la domination comme principe de négociation internationale (sous couvert de multilatéralisme). La technologie lui donne la maîtrise du temps et de l’espace et la capacité de « déterritorialiser » les activités humaines qui échappent ainsi à toute souveraineté. Elle ruse avec le concept de concurrence et ne rêve que d’oligopoles et de monopoles. C’est une machine à produire des inégalités sans précédent. Elle nie l’intérêt général et la démocratie. Elle considère la planète comme une variable d’ajustement. Elle pratique à l’envi la novlangue. Elle n’a qu’un but, l’accumulation sans fin du capital. « Plus les marchés sont grands, mieux l’économe de marché combine économies d’échelle et concurrence, et donc plus elle est efficiente. Avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, nous nous approchons davantage des marchés purs et parfaits des manuels. »[24]

 La mondialisation actuelle est une idéologie

La mondialisation actuelle évite soigneusement de se présenter comme une idéologie et prétend être un état de nature. En fait, « la mondialisation actuelle s’appuie sur la doxa néo-libérale qui, au cours des dernières années, a imposé sa préférence en faveur d’une politique orientée vers l’offre. Elle préconise la subordination inconditionnelle de l’Etat aux impératifs d’une intégration sociale censée s’effectuer par le biais des marchés à l’échelle de la planète, et recommande un Etat entrepreneur qui renonce à toute ambition de libérer la force de travail de son statut de marchandise, en congédiant, d’une façon générale, toute prétention de l’Etat à protéger la société.

L’Etat engagé dans le système économique transnational doit renvoyer ses citoyens à l’exercice des libertés négatives assurées par la concurrence mondiale et se contenter pour l’essentiel de mettre froidement à disposition les infrastructures qui rendent un lieu de production attractif du point de vue de la rentabilité, tout en favorisant l’activité des entreprises.

Supposons qu’une économie mondiale soit parfaitement libéralisée, tous les facteurs de production (y compris la main-d’œuvre) bénéficiant d’une mobilité illimitée, et qu’un jour s’établisse l’équilibre promis des lieux de production et d’une division du travail symétrique. Même dans cette situation, il faudrait accepter pendant une période transitoire, tant à l’échelle nationale qu’à celle de la planète, non seulement l’augmentation radicale des inégalités et la fragmentation sociale, mais encore la dépravation des critères moraux et des infrastructures culturelles. On peut donc se demander combien de temps il faudra pour traverser « la vallée de larmes » et quels sont les sacrifices requis : combien de destins marginalisés resteront au bord de la route, combien de conquêtes de la civilisation seront à tout jamais perdues et livrées à la destruction créatrice. »[25]

D’ailleurs certains tenants de la mondialisation néo-libérale l’admettent de plus en plus : « (La mondialisation est) … inéquitable, car, d’un certain point de vue, elle se nourrit de la différence, des choix individuels, ce qui rend plus forts les plus forts et plus faibles les plus faibles en valeur relative… »[26]

« C’est une question tout aussi inquiétante qui se pose quant à l’avenir de la démocratie. Car les procédures et les dispositifs démocratiques, grâce auxquels les citoyens peuvent prétendre exercer une influence politiques sur leurs conditions sociales de vie, ne peuvent plus durer lorsque l’Etat national est privé de ses fonctions et de sa liberté d’action sans qu’aucune fonction équivalente ne soit assurée au niveau supranational. » [27]

 La mondialisation actuelle veut la fin du politique, de la citoyenneté et de l’histoire

Pour les postmodernes, la flexibilité nouvelle des sociétés naguère organisées sous la forme de l’Etat national entraîne la fin du politique : une politique à l’échelle de la planète est désormais impossible en raison du déclin des Etats classiques et de l’apparition d’une société mondiale aux réseaux anarchiques. Pour les néo-libéraux, toutes les fonctions de régulation sont confiées au marché ; il n’est pas souhaitable d’imposer un cadre politique à l’économie mondiale dérégulée. Pour les deux, les mondes vécus des individus et des petits groupes se disséminent dans des réseaux mondiaux et ne sont coordonnés qu’au niveau de leurs fonctions, au lieu de se recouper sur la voie de l’intégration sociale pour former des unités politiques.

Se présentant comme un état de nature et non pas pour ce qu’elle est – une idéologie -, la mondialisation actuelle obscurcit le débat public et veut le détruire. Elle veut la fin de la citoyenneté, de l’histoire et de la politique.

 La mondialisation actuelle est inachevée : l’UE est une dimension pertinente de la politique

On peut observer que de nouveaux risques, qui ne respectent aucune frontière, surgissent du fait de l’atteinte portée aux cycles écologiques et du fait de la fragilité des installations de haute technologie. Par ailleurs les frontières deviennent poreuses pour la criminalité organisée, le trafic de drogues et d’armes.

Des éléments de ce développement peuvent laisser penser que l’Europe est une dimension déjà dépassée. Les grandes questions éthiques, les problèmes internationaux de santé, les inégalités entre Nord et Sud, l’impasse écologique (développement durable, pollution et réchauffement de la planète), les mouvements migratoires, la finance mondialisée et ses dérives criminelles, l’Internet, les marchés réellement mondiaux de biens et de services, le fonctionnement des entreprises globales, certains problèmes de sécurité et de défense sont autant de questions globales qui appellent des réponses, pour partie, mondiales. Au total, on peut lister une vingtaine de domaines de cette nature.

Les néo-libéraux ont tout intérêt à nous faire croire que la mondialisation actuelle, fait de nature, est plus achevée qu’elle ne l’est réellement, pour nous faire mieux accepter des contraintes de plus en plus nombreuses. « La plupart des questions deviennent globales. »[28] Ils veulent aussi que cette affirmation devienne autoréalisatrice.

Mais, en fait, la mondialisation est partielle et contradictoire. La « cité universelle » et le « village planétaire » n’existent pas.

En proportion du PIB mondial, le commerce mondial n’a retrouvé son niveau de 1914 qu’en 1973. Le niveau moyen d’implantation des firmes à l’extérieur de leur pays d’origine est encore modeste : en 1990, l’investissement direct à l’étranger ne représentait que 1% du PIB mondial ; la part de la production des entreprises japonaises, allemandes et américaines à l’étranger étaient respectivement de 6%, 17% et 20%.

Les flux migratoires sont très limités et s’inscrivent, pour l’essentiel, dans le cadre des anciens rapports coloniaux ou de voisinage. Même dans l’UE, où la liberté de circulation est établie depuis plus de quarante ans, il y a moins de deux millions de personnes travaillant de façon permanente dans un autre Etat membre.

Le concept même de « village planétaire » est porteur de contradictions : les « villageois de ce village » ne se connaissent pas, ne partagent pas la même culture, ne vivent pas à la « même heure » ; il n’y a pas de communauté mondiale ; le paysan chinois, malien ou américain ne vivent pas dans le même village. Certes un sentiment libertaire salue l’ouverture des frontières territoriales et sociales comme une double émancipation vis-à-vis de la réglementation étatique et des comportements imposés par la collectivité nationale. Mais le monde est polarisé entre Nord et Sud, entre pauvres et riches, au sein de « régions » telles que l’UE, l’ALENA, le Mercosour. L’UE y représente la zone la plus intégrée du point de vue des échanges.

Le surgissement de ces problèmes mondiaux fait apparaître des questions redoutables dont beaucoup tournent autour de la notion de légitimité des organisations. A côté d’un nombre important d’organisations gouvernementales internationales, certaines ONG ont accru leur influence. Mais les nouvelles formes de coopération internationale ne disposent pas d’une légitimation qui satisfait aux exigences des procédures institutionnalisées au niveau de l’Etat national. Pour résumer, on peut affirmer qu’un gouvernement mondial est encore pour longtemps largement introuvable, même si la gouvernance mondiale doit être refondée sur des bases qui ne soient plus celles du monde des années quarante, le monde de Bretton Woods.

L’UE est un lieu de puissance économique majeure et capable, grosso modo, de satisfaire ses besoins. Ses dépendances essentielles concernent l’électronique et les ressources énergétiques et minières. Les échanges intra-européens des Quinze représentent 70% de leurs échanges internationaux. La dépendance de l’UE est donc très inférieure à celle des Etats qui la constituent. En outre, l’UE est relativement homogène économiquement : c’est un élément important pour que la construction ne se traduise pas par une hiérarchisation des pays et une spécialisation trop poussée. Il ne s’agit pas pour autant de se couper du monde, mais de faire décroître la dépendance de l’UE vis-à-vis du marché mondial, pour accroître ses marges de manœuvre.

L’UE offre un cadre dans lequel il serait possible de ressaisir de la souveraineté et donc de la démocratie. Or cette Europe dont nous avons besoin n’est pas celle qui se construit aujourd’hui.

« Pour l’ordre politique et social de l’Europe, la mondialisation représente le principal défi. On peut penser que la solution réside dans la régulation par la politique des marchés qui échappent à l’influence des Etats-nations. A moins que l’absence de tout diagnostic éclairant sur notre époque ne laisse les catastrophes être la seule manière que nous ayons d’apprendre. »[29]

5. Contre l’Europe-marché antidémocratique[30]

L’Union européenne telle qu’elle se développe n’est pas la seule possible. Elle a été lancée sur la base d’un postulat (le primat du marché) et d’une méthode (la diplomatie intergouvernementale secrète). C’est cette matrice double qu’il s’agit de remettre en cause.

 Une trajectoire perverse

Les pères fondateurs avaient en tête une Europe politique et fédérale.[31] C’est le sens de la déclaration de 1950 de Schuman qui lança le processus : « la Haute Autorité … réalisera les premières assises concrètes d’une fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ».

On le constate clairement avec le traité de 1951 qui institue la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), texte très hostile au marché, planificateur et social. L’échec des tentatives purement politiques comme la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 fait passer des solidarités partielles à la conviction que les solidarités économiques sont seules possibles. Puis ces solidarités elles-mêmes évoluent vers les seuls liens du marché.

L’âpre négociation pour la Communauté économique européenne (CEE) qui va aboutir au traité de Rome de 1957 écarte les exigences de planification, de politiques positives et d’égalisation par le haut des acquis sociaux présentes dans la CECA. Néanmoins le nouveau traité ne se réduit pas au Marché commun. Dans son article 3 qui propose des thèmes d’action, il y a un certain équilibre (trompeur) entre quatre thèmes qui instaurent un marché de libre concurrence, et six qui proposent des politiques positives (tarif douanier commun et politique commerciale commune, politiques agricole et des transports communes, coordination des politiques économiques, fonds social européen, banque européenne d’investissement). En fait la construction européenne va s’affirmer, non pas comme une réponse à la mondialisation, mais comme l’une de ses composantes. Ses efforts vont se concentrer sur la destruction des obstacles aux libres circulations, orientation qui a l’avantage de ne rien coûter, en termes budgétaires immédiats.

L’Acte unique de 1986 tire l’Europe encore plus dans ce sens. Dans les années quatre-vingt, la politique communautaire a commencé à s’attaquer aux services publics et aux monopoles, formes de « solidarités partielles » souhaitées par la déclaration de Schuman.

Dans le traité de la CEE, la Haute Autorité est remplacée par la Commission, dontles pouvoirs sont subordonnés à ceux du Conseil des ministres représentant les Etats membres. Cela conduit à un renforcement des institutions inter-étatiques parrapport aux institutions supranationales. Les solidarités très limitées n’ont pas produit l’Europe politique ; c’est le marché qui a triomphé. Certains pronostiquent la relance de l’Europe politique par l’Union économique et monétaire. Ce postulat est pour l’instant invalidé par les faits.

On ne construira pas l’Europe politique sans l’adhésion des peuples au projet européen. Or il n’y a pas d’autre projet que le marché et les peuples sont exclus de l’Europe. Ils l’ont été dès l’origine, dès 1950. Le débat démocratique a toujours constitué une gêne, un frein pour les « spécialistes ». Le referendum sur le traité de Maastricht a été ainsi une caricature, sollicitant l’approbation d’un texte incompréhensible, sous peine d’une véritable catastrophe.

 Un système opaque contrôlé par les Etats

Malgré les critiques sur les déficits démocratique, politique et social, la méthode antidémocratique européenne s’est perpétuée. Il est nécessaire pour comprendre de revenir sur les institutions de la communauté centrale, appelée Communauté européenne depuis le traité de Maastricht.

Le système est composé de quatre institutions : une assemblée (devenue Parlement), un Conseil, une Commission, une Cour de justice. L’Acte unique de 1986 y ajoute une cinquième institution : le Conseil européen, qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement.

Il ne s’agit pas d’un régime de séparation classique des pouvoirs. Pour simplifier on peut dire que le Conseil représente le législateur, la Commission l’exécutif, la Cour de justice le judiciaire. Le Parlement ne trouve pas bien sa place ; le Conseil européen a une position à part : il donne l’impulsion et définit les grandes orientations.

Les institutions, à la différence de celles d’un Etat, ne sont pas censées gérer un équilibre, mais conduire un déséquilibre pour construire l’UE : la décision n’est qu’une partie de l’activité, la négociation en est l’essentiel.

Les institutions de la communauté centrale ne représentent qu’une partie spécialisée du système institutionnel communautaire ; la plus grande part relève des Etats membres : l’administration nationale et le juge national sont respectivement ceux qui appliquent les décisions communautaires et les font respecter.

 Le Conseil des ministres

Il joue un rôle dominant dans l’exercice du pouvoir communautaire. Chaque gouvernement y délègue un de ses membres. Il est présidé, tous les six mois, par un Etat membre. Le Conseil est assisté par le Comité des représentants permanents (COREPER), composé de représentants des Etats membres et chargé de préparer les travaux du Conseil et d’exécuter des mandats que le Conseil lui confie. Le Conseil réunit à huis clos ministres, membres de la Commission et hauts fonctionnaires. Les décisions sont prises par les ministres. On vote peu ; lorsqu’un vote est nécessaire, les modalités sont fixées par le traité : majorité simple, majorité qualifiée, ou unanimité.

Le Conseil adopte la législation communautaire (règlements et directives), c’est-à-dire tous les textes normatifs importants. Il assure la coordination des politiques des Etats membres. Il fixe le projet de budget et partage avec le Parlement son adoption. Il décide de l’ouverture des négociations extérieures et mandate la Commission à cette fin. Son président représente la Communauté dans les organisations internationales. Les « grands » Etats de l’UE y disposent, en fait, d’un quasi-droit de veto.

 La Commission

Elle est supposée représenter les intérêts communautaires. Elle est composée de vingt membres (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie et Espagne : deux ; les autres Etats : un). La Commission est supposée indépendante des Etats et n’est donc ni nommée, ni démise par le Conseil des ministres. Le président de la Commission est choisi par les Etats membres. Les décisions de la Commission sont prises collégialement, le plus souvent à l’unanimité ou parfois par un vote à la majorité simple, ce qui la différencie radicalement d’un gouvernement. Elle s’appuie sur un secrétariat général, vingt-cinq directions générales spécialisées et seize mille fonctionnaires (dont trois mille traducteurs) recrutés avec un souci de pondération nationale.

La Commission est un organe d’initiative, d’exécution et de contrôle.

Le traité lui donne mandat de faire des propositions : révision des traités, ouverture de négociations avec un Etat tiers, budget, etc. Elle détient le monopole des propositions vis-à-vis du Conseil qui ne peut être saisi que par la Commission. Un Etat qui veut mettre un sujet en discussion au Conseil doit donc négocier avec elle.

La Commission exécute les actes du Conseil. Elle gère les politiques communes, le budget, exécute les mandats du Conseil, notamment pour la conduite des négociations internationales. Ces tâches d’exécution peuvent avoir une valeur normative.

Enfin la Commission est gardienne des traités et, à ce titre, est chargée du respect du droit communautaire. Ce contrôle s’exerce sur les Etats, les particuliers, les entreprises et les autres institutions communautaires, hors la Cour de justice.

Pour mener à bien ces trois missions, elle a des pouvoirs étendus d’information et d’action. Elle peut déférer à la Cour de justice les Etats qu’elle juge en infraction au droit communautaire.

La Commission dispose d’un pouvoir important qui complète celui du Conseil et ne le concurrence pas. Le Conseil détient le pouvoir pour les décisions majeures. La Commission influe sur ce pouvoir, l’oriente, sans pouvoir contraindre le Conseil à accepter ce qu’il veut refuser.

L’opposition entre les Etats et la Commission est une des données de base. Les Etats doivent solliciter l’autorisation de la Commission pour accorder une aide à une entreprise, répondre aux entraves mises à la circulation des marchandises. Les grandes entreprises doivent demander l’autorisation de fusionner ou de passer des accords. La Commission dispose d’un véritable atout : sa permanence et sa persévérance. Cela implique que les Etats aient également ces atouts, soient vigilants et efficaces, alors que les Etats sont d’abord tournés vers leurs problèmes nationaux.

Lorsque la Commission décide de présenter une proposition au Conseil des ministres, celle-ci est discutée successivement à trois niveaux : groupe de travail du Conseil, COREPER et le Conseil lui-même. Le COREPER se trouve donc au cœur du processus de négociation. Institué par le traité de Bruxelles de 1965, il réunit les ambassadeurs des Etats membres chargés de suivre le travail de la Commission ; c’est un instrument de dialogue et le lieu où s’élabore le compromis politique.

Vis-à-vis de la Commission, les Etats, à la fois, défendent leurs prérogatives nationales et sont demandeurs de droit communautaire. Ce sont le plus souvent des affaires de concurrence qui sont en cause (égalisation des conditions de concurrence) ; d’où cette multiplication à la limite de l’absurde des directives et règlements (découpe des poulets, couleur des phares de voiture, dimension des box des veaux, etc.).

Pour Jacques Delors : « la Commission ne marche plus depuis quelques années. Elle a gagné du pouvoir administratif mais perdu de l’influence »[32].

Le contrôle par les parlements nationaux est très inégal et inférieur encore à celui qu’ils exercent sur les activités nationales. Il est donc tentant, pour les gouvernements, de faire passer des propositions difficiles par le biais de l’UE. A cette complicité politique s’ajoute une complicité organique entre les fonctionnaires des institutions communautaires et ceux des Etats.

A ce point de la description des institutions de l’UE, il faut parler de technocratie communautaro-nationale plutôt que de technocratie bruxelloise.

 La Cour de justice

La Cour de justice de la Communauté européenne (CJCE) est une structure légère, discrète dont les compétences sont extrêmement étendues. Elle a le monopole de l’interprétation des traités et du droit communautaire. Elle juge les actes des institutions communautaires, qu’elle peut annuler ou invalider. Elle juge les manquements des Etats au droit communautaire et, depuis le traité de Maastricht, peut leur infliger des amendes ou des astreintes. Les juges nationaux sont les juges de droit commun du droit communautaire ; la CJCE est juge de cassation du tribunal de première instance. Son interprétation du droit communautaire s’impose au juge national. La CJCE détient aussi des compétences consultatives et ses avis, à ce titre, peuvent s’imposer : par exemple, interrogée sur la compatibilité entre d’une part un accord entre l’UE et un Etat tiers et d’autre part un traité de l’UE, sa réponse négative entraîne la modification de l’accord entre l’UE et l’Etat tiers.

La CJCE a une conception très politique de son rôle. C’est un agent actif de l’intégration européenne, y compris en se substituant aux autres organisations quand elles les estiment défaillantes. Le droit anglo-saxon d’influence croissante accentue cette conception. A cela s’ajoute la grande imprécision juridique des traités qui augmente son pouvoir. « Elle doit jouer son rôle sans le dépasser ; elle n’avait pas par exemple à statuer sur le football. »[33]

 Le Parlement

Jusqu’au traité de Maastricht, le Parlement européen est fondamentalement resté l’organe consultatif « doté de pouvoirs de délibération et de contrôle » (article 137) créé par les négociateurs de 1957. C’est bien peu pour une institution censée représenter les peuples. D’abord composé de délégations des parlementaires nationaux, il est élu au suffrage universel depuis 1979, pour cinq ans, chacun des Etats disposant d’un nombre de sièges fixé dans les traités.

Au titre du contrôle, il entend le discours-programme de la présidence du Conseil tous les six mois, celui du président de la Commission chaque année ; il a connaissance du rapport général et du programme de la Commission après sa prise de fonction. Les parlementaires peuvent adresser des questions écrites ou orales à la Commission. Dès l’origine le Parlement a le pouvoir de censurer la Commission (article 144) et le traité de Maastricht y a ajouté le vote d’investiture.

En 1970 et 1975, le Parlement se voit doter d’un pouvoir effectif en matière budgétaire. Chargé d’adopter le budget, il peut donc le refuser ; mais c’est une arme très lourde, donc peu maniable. Par contre son pouvoir d’amendement est plus intéressant.

Dans le domaine législatif, le traité originel prévoyait la simple consultation du Parlement. En 1975, la procédure de concertation a été introduite et s’applique aux « actes de portée générale ayant des implications financières notables et dont l’adoption n’est pas imposée par les textes préexistants ».

L’Acte unique[34] a ajouté la procédure de coopération (article 189C), qui s’applique « aux décisions prises à la majorité qualifiée relatives au marché intérieur, à la politique sociale, à la cohésion économique et sociale et de recherche » (le traité de Maastricht a quelque peu étendu son champ).

Ainsi tout en restant un pouvoir consultatif, le Parlement est devenu plus influent ; si le Conseil peut passer outre à son avis, c’est à présent plus difficile qu’avant.

Le traité de Maastricht a de plus créé la procédure de codécision (article 189B) : le Parlement partage, dans certains domaines, le pouvoir de décision avec le Conseil (recherche, environnement, information et protection des consommateurs, orientations relatives aux réseaux transeuropéens). La codécision touche également la coopération : libre circulation des travailleurs, liberté d’établissement, reconnaissance mutuelle des diplômes et accès aux activités non salariées.

Le Parlement dispose enfin d’un droit d’avis conforme, que l’Acte unique avait introduit pour les accords d’association et d’adhésion d’Etats tiers et que le traité de Maastricht a étendu aux domaines suivants : accords internationaux répondant à certaines conditions, décisions concernant les fonds structurels, proposition d’une procédure uniforme, dans tous les Etats membres, d’élection des parlementaires européens.

Si le pouvoir du Parlement a crû, après un demi-siècle de vie communautaire, il reste très secondaire.

 Le Conseil européen

Non prévu dans le traité initial, il est censé être un pôle de déblocage et de relance. Il rassemble le président de la Commission et les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres. Introduit dans le droit par l’Acte unique sans rôle précis, le traité sur l’Union européenne s’est attaché à définir ses compétences par l’article D : « le Conseil européen donne à l’Union les impulsions nécessaires à son développement et en définit les orientations politiques générales ». La politique étrangère et de sécurité fait notamment partie de ses compétences. Il est, bien sûr, le lieu de la diplomatie inter-étatique secrète. Pour Jacques Delors, « le Conseil européen est un G7 dans lequel on joue gagnant-gagnant, où l’on traite vingt sujets à la fois »[35].

 Les éléments fédéraux dans les institutions et les politiques de l’UE

Pour terminer sur les institutions de l’UE, il convient de citer les éléments fédéraux principaux de l’UE actuelle : la primauté du droit européen sur le droit national, la Cour de justice, la Commission, le Parlement, le marché unique [36], la monnaie unique et la BCE, la PAC, les fonds structurels.

6. Questions, pistes et propositions pour l’Europe que nous voulons

Commentant l’état de l’UE après le traité de Nice, Xavier Delcourt écrivait : « l’Europe hypermarché, ses Caddie, le serpent de mer des réformes structurelles. L’Europe des groupes de pression, des cadeaux fractionnés en petits paquets. L’Europe du cœur, bien sûr, dont personne n’a le monopole. Avec le diaporama de ses politiques « actives » de l’emploi, de sa flexisécurité à la carte, ou, comme on le dit à rebours, de son « modèle social » … L’Europe du blanchiment, avec ses paradis fiscaux intérieurs, à l’aveuglette, à tombeaux ouverts… »[37].

Lors du sommet européen de Göteborg, le premier ministre suédois faisait tirer à balles réelles de 9mm sur les manifestants : trois d’entre eux furent grièvement blessés. Peu avant, le 28 mai 2001, Lionel Jospin avait affirmé : « l’Europe est cette terre où le respect de la personne humaine est poussé à son plus haut point. Elle a vocation à porter plus loin ce message »[38].

« Pour ce qui est du projet européen, ma thèse est simple. A vingt-sept, il sera impossible de remplir les objectifs du traité central qu’est le traité de Maastricht. Je serais partisan de discuter des objectifs raisonnables d’une Europe à vingt-sept. J’en vois trois : être un espace de paix et de valeurs partagées ; former un cadre économique pour un développement durable ; donner l’exemple réussi d’une certaine maîtrise de la globalisation au niveau de cinq cents millions d’habitants. »[39]

L’UE traverse une crise profonde. Un projet alternatif est décisif pour faire advenir L’Europe que nous voulons. La suite de ce document rassemble quelques questions, pistes et propositions. C’est une ébauche. Il s’agit simplement d’une contribution au débat démocratique.

 A. Une identité distincte fondée sur des valeurs partagées[40]

Pour ceux qui veulent encore croire en l’Europe néo-libérale, « l’UE s’est forgé une identité commerciale bien distincte sur la scène internationale ; elle a sa personnalité monétaire ; elle a un début de politique étrangère commune, dans les Balkans et au Proche-Orient ; elle n’y met peut-être pas les moyens, mais elle a des prétentions à être une puissance militaire, capable d’agir d’une manière autonome au sein de l’OTAN ; l’UE se retrouve autour de valeurs comme la gratuité de l’éducation de base, la prise en charge collective de la santé et de la vieillesse, le refus de toute discrimination raciale, l’abolition de la peine de mort »[41].

Lionel Jospin perçoit bien toute l’importance de définir une communauté de valeurs qui fonde l’identité de l’UE, mais visiblement il n’y parvient pas ; il en est réduit au flou d’une « certaine idée de l’Europe : modèle de société, art de vivre, façon propre d’agir… » ou à des valeurs qui ne distinguent en rien l’Europe des autres démocraties : « démocratie, libertés, lutte contre les inégalités et les discriminations, relations de travail, accès à l’instruction et aux soins, aménagement du temps »[42].

Y a-t-il d’autres valeurs que l’accumulation du capital et l’Etat répressif ? Y a-t-il d’autres postulats que celui du marché autorégulateur ? Y a-t-il une identité possible de l’UE par opposition ou différence avec l’identité occidentale ?

La Charte des droits fondamentaux, signée lors du sommet de Nice de décembre 2000, louée par les uns et critiquée par les autres, est purement déclarative et largement insuffisante. Elle est présentée par Lionel Jospin, le 28 mai 2001, comme un aboutissement, « clé de voûte de la construction européenne, qui définit une communauté de destin et qui serait au cœur de la Constitution de l’Union. »

En fait, les valeurs de L’Europe que nous voulons prolongent la Charte, mais sont également en rupture avec elle sur des points essentiels comme la démocratie, la citoyenneté, les finalités de l’économie, la place du marché et de l’intérêt général, le statut du travail, l’action de l’Union pour un autre monde. Ce sont à la fois des valeurs universelles et singulières. Elles relèvent à la fois des droits naturels de la personne et de la recherche du bien commun. Elles doivent allier efficacité et justice. La protection des enfants, la parité[43] entre les femmes et les hommes et les droits des minorités sont trois exemples. Pour Sylvianne Agacinsky, il y a « la tentation permanente de sacrifier la question de la différence à celle d’un universel trompeur ou d’une égalité juridique abstraite »[44]. La responsabilité en est un autre ; elle peut être une des valeurs sociales, si on l’entend comme une exigence personnelle de répondre de ses actes devant la communauté des femmes et des hommes ; la personne responsable se constitue alors comme citoyenne. Une identité singulière, mais non « excluante », de l’UE requiert, pour partie, des valeurs distinctes de celles des autres pays occidentaux. La suite de ce document aborde des domaines qui peuvent être la source de ces valeurs.

 B. Une véritable démocratie européenne

« Si le monde européen (l’UE) répond à l’exigence d’efficience, il n’a pas surmonté le problème de légitimité. »[45] L’UE bafoue la démocratie. En multipliant les sujets traités lors des négociations entre Etats, on multiplie aussi les décisions politiques qui ne font plus l’objet d’une formation démocratique de l’opinion et de la volonté, dont les arènes nationales sont aujourd’hui le seul ancrage. De plus, dans la phase de négociations dans les institutions communautaires (de la Commission au Conseil), on ne connaît pas les positions qui ont été prises par les parties, les raisons des compromis ; enfin il n’y a pas de contrôle politique exercé sur le Conseil. La négociation secrète est la méthode revendiquée comme la seule méthode pour concilier les intérêts nationaux divergents.

Le résultat lui-même est opaque. Tout le monde convient que le droit communautaire est obscur. De surcroît, c’est un droit négocié : le compromis réclame le flou, alors que la règle exige la clarté.

Le traité qui confie au Conseil le soin d’arrêter les grandes orientations économiques ne prévoit pas le contrôle du Conseil ou du Conseil européen. Les Parlements sont tenus dans l’ignorance par le maquis des négociations.

A l’occasion des referendums français et danois sur le traité de Maastricht, les élites européennes ont trouvé que c’était folie que de soumettre des questions d’une telle importance à l’approbation populaire. Le pouvoir d’exprimer l’intérêt général se fait donc dans le cadre d’une large délégation donnée par les politiques aux techniciens pour la négociation préparatoire et aux juges pour l’interprétation. Le peuple norvégien a déjà dit non deux fois, par referendum, à la construction européenne (1972 et 1994). Le peuple danois a voté non au traité de Maastricht le 2 juin 1992, puis il s’y est rallié, le 18 mai 1993, en s’exonérant des principales dispositions supranationales et de l’euro. Le peuple irlandais a voté non au traité de Nice le 10 juin 2001. Faut-il changer les électeurs ?

La plomberie institutionnelle est devenue un Lego pour les « clercs » et le traité de Nice n’a fait qu’accentuer encore ce défaut rédhibitoire ; elle nous enjoint d’obéir à la maxime : « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) ; selon la formule récente de Jean-Pierre Chevènement, on nous propose l’oxymoron : Fédération d’Etats-nations, sans réellement l’expliquer ; ce qui est certain, c’est que le triangle, Conseil, Commission et Parlement, ne fonctionne plus.

Quel est l’aptitude du système décrit ci-dessus à représenter l’intérêt général des peuples composant l’UE ? L’intérêt général est une construction du débat démocratique qui dépasse les intérêts particuliers. Or les origines de l’UE, ainsi que son évolution ne permettent pas cette confrontation. Le mécanisme fondamental de la production communautaire réside dans la négociation secrète. Un projet de texte est esquissé par la Commission, puis passe par le groupe de travail du Conseil ; les lobbies interviennent ; au COREPER, il est dans les mains des diplomates qui négocient ; enfin il vient au Conseil ; le processus national de mise en musique des règlements et directives est également antidémocratique ; souvent, c’est sous forme de décrets que ces textes sont adoptés et même quand ils sont débattus au Parlement français, il s’agit le plus souvent d’une farce démocratique.

Romano Prodi, président de la Commission européenne, déclare vouloir « rendre l’Europe aux Européens »[46]. Le Livre blanc sur la gouvernance européenne a, écrit-il, cet objectif au travers de cinq principes : transparence, participation, responsabilité, efficacité et cohérence. En fait ce Livre blanc ne répond pas à la profonde crise démocratique que traverse l’Union. Après un demi-siècle de construction européenne, quarante-huit pour cent seulement des européens jugent que l’UE est une bonne chose. Or le Livre blanc, montagne qui accouche d’une souris ne propose aucune critique, aucune remise en cause et aucune solution concrète pour rendre l ’Europe aux Européens.[47]

La première question qui nous est posée, à propos de la démocratie dans l’UE, est celle des compétences et des responsabilités de l’UE qui doivent être déterminées à partir du principe de subsidiarité et non pas à partir de celui d’opportunité. Le pouvoir est exercé au niveau le plus proche des citoyens, qui assure son efficacité.

La deuxième question est celle des garanties démocratiques de l’exercice du pouvoir européen, c’est-à-dire des règles, des moyens et des pratiques institutionnelles et non-institutionnelles qui assurent la démocratie formelle et, au-delà, l’expression de l’intérêt général des peuples de l’UE qui est une véritable construction démocratique. Ces garanties démocratiques relèvent à la fois de la démocratie représentative et de son complément : la démocratie participative ; il s’agit là de dépasser la consultation de la société civile et de trouver les conditions, sur des sujets politiques importants, d’une cogestion, tout au long du processus, entre pouvoir public, mouvement social et citoyens. La question urgente est bien sûr celle d’un pouvoir politique démocratiquement contrôlé. C’est le principe de démocratie.

La troisième question que pose l’invention de la démocratie dans l’UE est celle des frontières mêmes de l’UE. La démocratie requiert un espace défini, stable et fini pour se déployer. Les bénéfices de la démocratie, de la construction et de la satisfaction de l’intérêt général doivent être réservés aux peuples et Etats qui acceptent toutes les contraintes qu’ils impliquent. C’est le principe de communauté. Là se pose la question des coopérations renforcées, du noyau dur ou de l’avant-garde, puisque chacun y est allé de sa terminologie. L’idée qui semble dictée par le bon sens a été avancée par le groupe parlementaire du CDU-CSU en 1994, puis largement reprise notamment par Jacques Chirac, Lionel Jospin[48], Jacques Delors[49], Laurent Fabius[50] et bien d’autres. Cette idée est lourde de menaces et ouvre la porte à l’Europe libre-échangiste. Elle fonde en effet le droit des Etats membres qui le souhaitent de bénéficier des libres circulations du marché unique et les exonère des obligations politiques, sociales et environnementales. Elle renforce le caractère antidémocratique de l’UE, puisque les coopérations renforcées se traitent au sommet. Elle sert d’argument à un élargissement inopportun de l’UE (cf. infra). Enfin elle complique, par l’empilement des étages, le mécano institutionnel de l’Union.

Ces trois principes contribueront à assurer l’efficacité, la légitimité et la cohérence du fonctionnement de l’UE. La mise en œuvre de ces principes implique une profonde modification institutionnelle et non-institutionnelle de l’UE.

 C. Une citoyenneté européenne fondée par et sur une Union européenne des peuples

Aujourd’hui, l’UE n’est pas une nation ; elle dispose d’institutions fédérales limitées, mais n’est pas un Etat ; elle n’est pas une démocratie et de surcroît ce n’est pas une Europe politique. Quoi d’étonnant qu’elle ne produise pas une citoyenneté européenne !

Pour longtemps encore il n’y aura pas un peuple, mais des peuples européens. C’est autour de cette Union des peuples, des valeurs et du projet qui la fondent que peut se constituer une citoyenneté européenne. « L’Union européenne des peuples devra naître d’une véritable initiative fondatrice. Celle-ci pourrait prendre la forme d’un Congrès européen qui adopterait un projet de Charte fondamentale incluant les droits fondamentaux et, au-delà, les objectifs et les principes directeurs de l’Union. Le projet sera soumis à la ratification des peuples par referendum dans chaque Etat membre. Il se traduira par un nouveau traité de l’Union, qui regroupera les Etats en accord avec ces bases fondamentales. Ainsi s’édifiera l’Europe des peuples. »[51]

Le passé n’est pas fait d’efforts, de sacrifices et de dévouements toujours partagés, mais l’Europe d’aujourd’hui est le fruit d’une histoire largement commune et d’une culture partagée. L’Europe que nous voulons ne peut se faire sans « la volonté de faire de grandes choses ensemble »[52].

Il ne s’agit pas d’une Europe froide, à la Habermas, d’une Europe postconstitutionnelle, sans histoire, sans contenu. C’est plutôt, face au nihilisme du tout-marché, la construction d’un consensus conflictuel, une cofondation politique et sociale dont Paul Ricoeur souligne la dimension culturelle : « dire cofondation, c’est inviter à repenser toutes les composantes de notre complexe héritage européen, selon leurs capacités de survie (…) Je retrouve la formule de Habermas lorsqu’il disait que le projet – programme de la rationalité (l’Aufklärung) – n’est pas épuisé. Mais je le dirais de tous les héritages ; grec et romain, juif et chrétien, médiéval et Renaissance, les Lumières, le romantisme du XIXe siècle »[53].

L’Union des peuples n’est rien d’autre ici qu’un nom résumant tensions, contradictions, problèmes et solutions engendrés par l’action des idées de liberté, d’égalité et de fraternité, et plus généralement des valeurs, objectifs et principes de L’Europe que nous voulons. A ce moment de très grande confusion, de quasi-naufrage de l’UE, il s’agit de savoir s’il est possible de faire surgir, autour d’un projet alternatif, le rassemblement des forces qui réclament la démocratie, la transformation sociale, et une action pour un autre monde plus coopératif et solidaire. La rupture avec la mondialisation actuelle, au sein de la nouvelle Union, la lutte contre elle, à l’extérieur, et bien d’autres combats et débats peuvent être profondément constitutifs d’une autonomie politique, d’un commun accord et d’un demos d’un type nouveau. Les citoyens de l’Europe montreraient qu’il n’y a pas de fatalité parce que ce sont les hommes qui font l’histoire. Cette victoire scellerait une nouvelle appartenance.

 D. Une politique économique au service des êtres humains[54]
Le pacte de stabilité adopté à Amsterdam est venu pérenniser les critères de convergence sur la voie de l’Union économique et monétaire (UEM). Mais le traité de Maastricht avait fixé des points essentiels : prix stables, finances publiques et conditions monétaires saines, et balance des paiements stable (article 3A). Ce traité constitutionnalise même lathéorie économique puisque l’article 102A décide que « l’économie de marché ouverte et la libre concurrence favorisent l’allocation efficace des ressources » ! L’article 130 interdit à l’UE toute distorsion de concurrence vis-à-vis de l’extérieur en matière industrielle. Et enfin l’article 73B interdit toute restriction aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et les pays tiers (c’est-à-dire non-membres de l’UE).

Le traité de l’Union européenne aggrave donc, au total, le déficit démocratique en inscrivant dans les textes fondamentaux ce qui devrait relever du débat politique, en accroissant l’opacité du système et l’autonomie des exécutifs et des techniciens.

Il institue aussi une faille dans la notion de communauté : le Royaume-Uni, par exemple, reste en dehors de la monnaie unique et du protocole social. On peut donc continuer à bénéficier des « avantages commerciaux » du Marché commun en échappant aux contraintes qui pèsent sur la compétitivité de ceux qui se concurrencent.

Le traité renforce également la technocratie avec le Système européen des banques centrales (SEBC). A la différence des autres Etats qui ont opté pour une banque centrale européenne, la Banque centrale européenne (BCE) n’a en face d’elle ni un Parlement réel, ni un gouvernement pour lui faire contrepoids. D’une manière générale, la volonté de soustraire la gestion monétaire à l’intervention du politique n’est pas saine. De plus la BCE a pour seule mission de maintenir la stabilité des prix (article 105), à la différence d’autres banques centrales indépendantes qui ont des objectifs plus larges et font des arbitrages plus acceptables. Le Conseil conserve la maîtrise de la politique de change (d’après le traité). Or la gestion du change relève des interventions de la BCE et le taux de change a des conséquences directes sur l’inflation. C’est donc la BCE qui décide de la politique de change. C’est une marge de manœuvre inédite qui a été ainsi donnée à la BCE.

La monnaie unique a des aspects séduisants ; elle constitue un acte d’unification de grande portée symbolique ; elle limite, à terme et en cas de succès, le privilège de la monnaie américaine ; elle réduit les capacités du marché sur la fixation du change à l’égard du reste du monde et donc sur les relations commerciales de l’Europe avec les autres ; elle interdit l’intervention des mêmes marchés sur les relations entre Etats membres.

La monnaie unique supprime le risque de change, réduit le coût des transactions et facilite une baisse des taux d’intérêt. Elle interdit aux Etats membres de recourir à des dévaluations compétitives au détriment des voisins. A côté de ces avantages, le traité de Maastricht fige dans le droit communautaire des orientations fondamentales de politique économique et monétaire qui devraient relever du débat et renferme des clauses d’exemption contraires à la notion de communauté. Le traité d’Amsterdam pérennise les critères de convergence qui portent une lourde part de la responsabilité du chômage. Si l’ajustement ne peut plus s’effectuer par la monnaie, il va s’effectuer par le chômage.

Face à la puissance de la BCE, certains gouvernement ont demandé un « gouvernement économique ». Outre que les oppositions sont fortes, si un gouvernement économique se mettait en place dans le cadre actuel, il entraînerait un fonctionnement encore plus antidémocratique des exécutifs.

Enfin, comble du paradoxe, il y a une forte tendance à décider à la majorité tout ce qui va dans le sens du libéralisme et de la concurrence et à l’unanimité tout ce qui sert la solidarité.

Une économie au service de l’homme est une économie historique, politique, sociale et écologique. C’est sa dimension politique qui nous intéresse dans ce paragraphe. « (La) politique apparaît donc tantôt comme l’auxiliaire indispensable du marché dans la recherche de l’efficacité, tantôt comme son tuteur non moins indispensable pour la recherche du bien commun. »[55]

Quatre orientations économiques sont proposées au débat sur L’Europe que nous voulons[56] :
 la récupération de marge de manœuvre en supprimant le dumping fiscal dans l’UE, en modifiant substantiellement le statut, les objectifs et les pratiques de la BCE, en instaurant une coordination macro-économique pour dégager des instruments de court et moyen termes et ordonner les préférences nationales des Etats membres ; à ceci s’ajoutent les actions internationales de la nouvelle Union pour réduire l’étreinte du marché mondial (cf. infra) ;
 la reconnaissance dans le traité des principes d’égalité, d’intérêt général, de service public et des logiques distinctes de la concurrence et du marché qui les sous-tendent [57] ; tout cela part de l’idée que l’accumulation du capital ne peut pas satisfaire l’intérêt général, la concrétisation des droits et la nécessaire redistribution des richesses ; la mise en œuvre progressive de services publics européens pour les grandes infrastructures qui demandent la dimension européenne, comme les transports par exemple ;
 dans le nouveau champ de compétences partagées de l’UE, champ fondé sur les trois principes – subsidiarité, démocratie et communauté, dégager une doctrine européenne de service public et la mettre en œuvre pour les grandes infrastructures qui demandent la dimension européenne ;
 dans ce même champ, développer des politiques publiques industrielles et économiques actives dont le but est l’emploi et les besoins sociaux, la réduction des dépendances externes, l’aménagement du territoire, la sécurité sanitaire et le développement durable : recherche et développement, réorientation de la Politique agricole commune (PAC), secteurs de pointe, formation et coopération universitaires, développement de l’enseignement des langues, « démarchandisation » de la culture, etc.

Tout ceci passe par la mise en place progressive d’un espace judiciaire européen et d’une extension du droit européen qui créent les instruments de droit du champ de compétences partagées.

 E. La transformation sociale, contre le travail-marchandise[58], les discriminations et les exclusions.

C’est l’objectif central de L’Europe que nous voulons.

Pour parodier ce qu’écrivait Karl Polanyi, à propos de l’Angleterre du XIXe siècle, on peut affirmer que dans l’UE « la société est tout bonnement gérée en tant qu’auxiliaire du marché ; au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique … C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché »[59].

L’absence d’ambition sociale est sans doute la raison principale pour laquelle il n’y a pas de projet hors du marché et de son absolutisme. Il existe certes des politiques communes et d’autres sujets en dehors du Marché commun, mais tout ceci est marginal sur le fond (PAC, fonds structurels, etc.).

La politique sociale n’est entrée dans le traité que par le biais de la libre concurrence (article 117). La partie du traité qui traite des réseaux transeuropéens précise d’emblée : « Dans le cadre d’un système de marchés ouverts et concurrentiels, l’action de la Communauté vise à favoriser l’interconnexion et l’interopérabilité des réseaux nationaux ainsi que l’accès à ces réseaux ». Il en est de même de l’article 130, dans lequel certains ont voulu voir la base d’une possible politique industrielle. En fait la consultation des Etats vise à mener à bien les restructurations d’entreprises et à assurer un environnement favorable aux entreprises.

L’emploi reste le parent pauvre d’Amsterdam. Les objectifs ne sont pas contraignants et les sommes engagés (10 milliards d’euros) sont insignifiantes. Même si l’article 7D de ce traité est favorable aux services publics, personne, y compris ceux qui ont œuvré à cette modification depuis 1994, ne se berce d’illusions.

Il y a actuellement quatre moyens d’action juridiques au service de l’Europe sociale :
 la directive qui fixe des objectifs et est ensuite transformée en droit national par les Etats ;
 la décision du Conseil qui s’impose à un Etat membre ou à un particulier ;
 le règlement pris par le Conseil ou la Commission qui est directement applicable par les Etats membres ;
 l’accord-cadre entre les partenaires sociaux qui est souvent suivi par une directive.

Les partenaires du dialogue social dans l’UE sont la Confédération européenne des syndicats (CES), l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (UNICE) et le Centre européen des entreprises à participation publique (CEEP). Le bilan de leurs négociations se limite, pour l’instant, à trois accords-cadres : le congé parental (1995), le travail à temps partiel (1997) et les contrats à durée déterminée. Onze mois de négociations sur le travail temporaire ont abouti à un échec. Des négociations sont engagées sur deux nouveaux thèmes : le télétravail et l’accès à la formation tout au long de la vie. Une directive de 1994, qui devait être transposée par les Etats avant 1996, a pour objectif de garantir le droit des salariés à l’information et à la consultation, au sein de comités d’entreprise européens. Cette directive a débouché sur quelques accords dans quelques grandes entreprises. La question est maintenant d’en conclure dans d’autres groupes et dans le réseau de PME de ces entreprises.

L’évolution des grandes entreprises en Europe est marquée par la mise en question et l’effacement du « modèle rhénan » caractérisé par la stabilité de l’actionnariat, le poids des partenaires sociaux, de la concertation et des négociations sociales. La victoire du « modèle américain » s’affirme avec les caractéristiques suivantes :
 mobilisation autour de « la création de valeur » : accroissement de la valeur de l’action ;
 capital mobile dans les mains des investisseurs institutionnels ;
 « monopoly capitaliste » : fusions et acquisitions, délocalisation et division internationale du travail ;
 techniques managériales visant à augmenter la valeur de l’action.[60]

L’évolution du contenu du travail ne desserre pas le lien entre les salariés et l’entreprise : pour une large catégorie de salariés, l’avenir continue à dépendre intimement de l’entreprise.

Pour certains, l’Europe sociale doit se limiter à donner des réponses à des problèmes sociaux transnationaux, comme les droits des travailleurs expatriés, la coopération entre les différents systèmes de couverture sociale, la formation (langues, cultures, etc.), la dimension sociale des problèmes migratoires.

Pour Jacques Delors, ce n’est guère différent : « je souhaite que la dimension sociale de l’Europe continue à progresser. Je l’ai fait à travers l’Acte unique européen et la possibilité de légiférer au niveau européen sur les conditions d’hygiène, de santé et de sécurité sur les lieux de travail, par les politiques de solidarités entre les régions (…), par le dialogue social, par l’adoption de la Charte sociale, et par la mise en œuvre de niveaux minimaux. J’apprécie les progrès réalisés depuis grâce à la confrontation des objectifs et des réalisations en matière d’emploi. Mais lorsqu’il s’agit d’aller plus loin, je me retourne vers la nation »[61].

En fait, il y a un capitalisme européen (et mondial) qui prend des décisions à cette échelle et appelle à tout le moins une Europe sociale. Par ailleurs la construction européenne ne peut prétendre trouver un soutien populaire, si elle ne permet pas d’améliorer les conditions sociales. « Est-ce qu’il ne faut pas lutter pour la construction d’un Etat supranational, relativement autonome par rapport aux forces économiques internationales et aux forces politiques nationales, et capable de développer la dimension sociale des institutions européennes ? »[62]

En obéissant aux trois principes (subsidiarité, démocratie, et souveraineté), l’Europe sociale doit répondre, pour la partie qui lui revient, aux besoins d’un être humain intégral. « L’être humain n’est pas un « atome » impersonnel, mû par des propriétés mécaniques universelles et intemporelles de réaction à son environnement ; il n’est pas un simple élément du jeu social mais un acteur qui agit sur, autant qu’il réagit à, un environnement, et un penseur qui se conduit en fonction d’une interprétation personnelle de l’environnement, influencée par son origine sociale, sa culture, des croyances, etc. (L’être humain intégral) est en même temps consommateur, producteur, travailleur, membre d’une famille, citoyen d’un pays, qui est à la fois guidé par le calcul, animé par des valeurs ou contraint par des conventions sociales. »[63]

Les objectifs et orientations sociales sont proposées au débat sur L’Europe que nous voulons[64] :

 > Inverser et réformer la démarche européenne :
 la subordination de l’intégration économique à la mise en place d’un droit social européen ;
 le renforcement du rôle des syndicats dans le dialogue et la réforme sociales.

 > Traduire les valeurs sociales (l’intérêt général) par la loi :
 l’intégration complète par les Etats membres de toutes les conventions internationales existantes (interdiction du travail des enfants, droits des minorités, par exemple)[65] ;
 la lutte contre les discriminations et les inégalités, et notamment contre celles qui frappent les femmes pour lesquelles l’instauration de la parité constituerait un premier pas dans la bonne direction[66] ;
 la lutte contre la pauvreté et les exclusions notamment par la mise en place d’un revenu minimum garanti ;
 la lutte contre la précarité par l’instauration d’un salaire minimum et de droits nouveaux ;
 l’action contre le chômage, au-delà des politiques économiques, par la réduction du temps de travail ;
 l’aménagement du temps pour développer la vie sociale et citoyenne[67].

 > Lutter contre la dictature des actionnaires dans les entreprises globales et leur réseau de PME :
 la garantie, dans ces entreprises, des pouvoirs des comités d’entreprise ;
 des droits nouveaux relatifs aux licenciements et aux conséquences sociales du « monopoly capitaliste » et, plus largement, la démocratisation de l’entreprise ;
 la négociation sur les salaires, les conditions de travail, la formation.

 > S’appuyer sur la construction de services publics européens pour développer des formes d’appropriation sociale.[68]

Un traité social de l’UE est indispensable qui aille bien au-delà du principe actuel, mal appliqué, selon lequel « aucune règle collective ne doit abaisser la plus haute de celle dont dispose chaque Etat »[69].

 F. Des accords d’association privilégiée, comme substitut au redoutable élargissement de l’UE

Le traité de Nice de décembre 2000 a ouvert grand la porte aux pays candidats à l’Union ; la cacophonie qui a présidé à ces décisions, le malaise qu’il a suscité, l’impression d’une solidarité relâchée entre la France et l’Allemagne et la complexité des règles institutionnelles auxquelles il a abouti augurent mal de ce que donnera une Europe à vingt-sept.

Lors du Conseil européen de Copenhague, trois conditions ont été retenues pour l’intégration des pays candidats : être une démocratie pluraliste respectueuse des droits de l’homme, une économie de marché ouverte, et enfin pouvoir appliquer le droit communautaire. « Le Conseil européen de Lisbonne en 1992 avait affirmé qu’il fallait « mettre la maison en ordre » avant l’élargissement… Rien n’a été fait en ce qui concerne la mise en ordre de la maison pour vingt-sept membres, rien n’a été fait et les choses ont plutôt été compliquées. »[70]

L’élargissement de l’UE à douze nouveaux membres tirera encore plus l’UE vers une zone de libre-échange. « Il y aura un grand amalgame à vingt-sept où seront prises de moins en moins de décisions et au sein duquel le libre-échangisme sans limite l’emportera. »[71]

En premier lieu, on peut douter que l’intégration apporte aux douze peuples concernés les avantages qu’ils en attendent. La modernisation et la mise aux normes, à marche forcée, de leur économie se fera au prix d’un chômage considérable. Pour accumuler les devises nécessaires à leur transformation, ces nouveaux Etats membres devront écouler massivement leurs produits agricoles, textiles, sidérurgiques, etc. Ces produits seront compétitifs dans la mesure où les salaires restent bas. Or le développement de ces pays suppose qu’ils sortent de ces spécialités. Rien ne dit que les capitaux iront s’investir dans ces pays pour des productions modernes avec transferts de technologie en quantité suffisante.

En second lieu, toute augmentation du nombre des Etats membres réduira encore la capacité politique de l’UE et l’élargissement prévu accroîtra l’hétérogénéité et, avec elle, le dumping social, leur retard social étant leur principal avantage comparatif. L’importance de leurs besoins aggravera les insuffisances de la politique régionale. Les fonds structurels, compte tenu des besoins, ne seront plus un instrument pertinent.

« Le risque n’est-il pas grand que la dilution soit au rendez-vous de l’élargissement, signant paradoxalement une victoire à retardement de l’Europe de Madame Thatcher ? »[72]

« Toutes ces raisons conduisent à différer un élargissement redoutable qui peut être remplacé par des accords d’association privilégiée. Ils permettraient des coopérations maîtrisées et mettraient l’économie des postulants à l’abri du choc (sous-estimé) de leur entrée dans le marché unique. »[73]

 G. Une UE « voulante » et agissante pour faire advenir, avec les autres peuples, un autre monde

« Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme. »[74]

« Jamais notre capacité à produire des richesses n’a été aussi grande et jamais notre incapacité à mettre cette prospérité au service du mieux-être de tous les hommes n’a été aussi flagrante. »[75] Il ne s’agit plus de politique étrangère au sens traditionnel de ce mot, ni de l’Europe-puissance, mais de l’ensemble des actions politiques d’une Union européenne des peuples pour contribuer, avec les autres peuples, à l’émergence d’un autre monde qui remplace la survie par la vie, le conflit par la paix, la rivalité par la solidarité, l’accumulation du capital par des valeurs partagées ou non, un monde riche de ses diversités, un autre monde, aux antipodes de la barbarie marchande. Ces objectifs, de court, moyen et long termes, sont si vastes qu’il n’est pas question d’en faire le tour ici, mais de dégager quelques idées à débattre.[76]

On peut définir autrement cet autre monde comme celui qui lutte pour « les finalités suivantes :
 mettre l’économie au service des êtres humains ;
 satisfaire leurs besoins fondamentaux ;
 créer les conditions d’une vie sociale ;
 développer les capacités des êtres humains à effectuer des choix privés et collectifs conformes à leurs aspirations ;
 développer la justice et réduire les inégalités ;
 mettre en œuvre une véritable solidarité ;
 offrir à tous les citoyens une réelle égalité de participation aux choix collectifs et une capacité effective de contrôle et de sanction des personnes et des institutions mandatées pour mettre en œuvre ces choix collectifs. »[77]

Le champ de compétences de l’action internationale est réparti entre les Etats-nations et l’Union européenne des peuples selon les trois principes indiqués précédemment : subsidiarité, démocratie et souveraineté. Tout dans ce qui suit ne revient donc pas à la nouvelle UE.

Ce champ englobe :
 la diplomatie et la politique étrangère classiques ;
 la défense et la sécurité extérieures ;
 la gouvernance mondiale dans toutes ses composantes : les vingt questions mondiales citées précédemment ;
 la coopération et la solidarité avec les autres pays ou régions.

Faute de temps, nous faisons une impasse provisoire[78] sur les deux premiers points.

L’UE actuelle a de nombreuses ambitions dans ce champ. « L’Europe est mue par la prétention d’un véritable projet avec le reste du monde. »[79] Lionel Jospin, dans son discours du 28 mai 2001, indique : « l’UE peut mettre sa puissance au service de valeurs… L’Europe est capable de faire entendre sa voix grâce à une politique étrangère commune… L’Europe a besoin d’une défense commune… Elle doit adopter une position cohérente face à l’initiative… des Etats-Unis de créer un bouclier antimissile »[80]. Il poursuit en indiquant que « l’Europe doit aider à construire la régulation dont le monde a besoin :
 renforcement des institutions de Bretton-Woods ;
 réforme de l’architecture financière internationale ;
 défense de l’OMC et de son rôle régulateur ;
 accentuation de la solidarité en faveur des pays en développement ;
 combat pour le développement durable. »

Deux remarques s’imposent avant d’en venir aux orientations proposées au débat.

La première remarque caractérise l’alliance que l’Union européenne des peuples pourrait essayer de nouer. Il ne s’agit pas d’une alliance défensive face au reste du monde, ni d’une manière de mieux s’adapter au système transnational de l ’économie mondiale. Il s’agit d’influer sur les conditions générales qui définissent ce système et d’acquérir, pour y parvenir, des forces au moins égales à celles de l’économie mondialisée. Pour cela, il faut choisir clairement l’autre monde : ce que ne font pas les dirigeants politiques actuels de l’UE.

La seconde relève de la nature particulière des accords internationaux : « les accords internationaux ne sont pas exposés au même degré que les décisions inter-étatiques à la demande de légitimation des arènes nationales, ni au fait que la formation de la volonté institutionnalisée dans l’Etat national obéit aussi à des normes et à des valeurs inter-subjectivement reconnues et ne se ramène pas à un compromis pur et simple, autrement dit ne se ramène pas à la péréquation des intérêts conformément aux principes du choix rationnel. Il n’est pas davantage possible de réduire la politique délibérative des citoyens et de leurs représentants à la compétence des experts »[81]. La légitimité démocratique des accords internationaux pose un problème singulier.

Les objectifs et orientations suivantes sont proposés au débat sur L’Europe que nous voulons :

 > Lutter contre les discriminations et les inégalités qui frappent les enfants, les minorités et les femmes[82], premières victimes de la mondialisation actuelle.

 > Rompre avec la logique d’extension du marché qui ne produit pas l’intérêt général et y substituer une logique de l’intérêt général :
 exclure des accords internationaux actuels tout ce qui relève de l’intérêt général et ce qui est contraire au principe de subsidiarité ;
 favoriser le développement d’instruments macro et micro-économiques qui sous-tendent la satisfaction de l’intérêt général ;
 chercher la coopération et la solidarité internationales à partir de ces instruments dans le cadre de nouveaux accords internationaux ;
 ettre en place les régulations publiques mondiales ou régionales sur les biens communs ou publics de l’humanité.

 > Développer le droit et les organisations de la nouvelle gouvernance mondiale et mettre en place la régulation internationale des grandes infrastructures internationales :
 exiger l’application du « droit mort »[83] ;
 favoriser la création du droit relatif à l’intérêt général, qui soumet la gestion aux exigences des droits des femmes et des hommes ;
 créer un Conseil international des droits fondamentaux qui arbitre entre les droits des femmes et des hommes et le capital ;
 refonder les institutions actuelles qui ont été pensées en 1940 dans un monde qui n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui et mettre en place celles qui s’imposent (sécurité, éthique, santé, travail, environnement, finance, commerce, propriété intellectuelle, concurrence, Internet, biens communs et publics de l’humanité, etc.) en y faisant une large place aux pays du Sud ;
 limiter le champ des compétences de ces organisations selon les trois principes : subsidiarité, démocratie et communauté ;
 mettre en place les régulations des grandes infrastructures internationales qui ont une utilité qui dépasse la sphère économique (par exemple, la finance) ; ces régulations doivent orienter l’énergie productive d’une économie concurrentielle vers un développement humain et équitable.

 > Favoriser la redistribution des richesses entre Nord et Sud par des politiques volontaristes :
 annuler immédiatement, complètement et inconditionnellement la dette des pays du Sud ;
 ne pas imposer quelque modèle (d’insertion dans l’économie mondiale) que ce soit aux pays du Sud, qui doivent choisir leur avenir ;
 si les peuples concernés le souhaitent, apporter un concours négocié à la création de zones régionales tournées vers la satisfaction de leurs propres besoins en contribuant au rapprochement des aires de production, d’échange et d’exercice de la politique ; procéder aux transferts de technologie sur une base équitable et durable ;
 développer des politiques coopératives et solidaires, à l’abri de la corruption ;

 > Remettre les entreprises globales à leur place :
 favoriser la création d’un droit de la concurrence international qui interdit la constitution d’oligopoles ou de monopole privés, d’ententes et d’abus de position dominante ;
 mettre en place des régulations du « monopoly capitaliste » : fusions, acquisitions, niches fiscales, prix de transfert ;
 lutter pour la reconnaissance par ces entreprises globales de nouveaux droits aux salariés et de nouvelles obligations vis-à-vis des territoires sur lesquels elles sont implantées.

 H. Rassembler autour de L’Europe que nous voulons

On aurait pu penser que l’UE verrait le développement de systèmes d’économie mixte qui favoriseraient l’extension des droits civiques et la réalisation effective de nouveaux droits sociaux, un « modèle social-démocrate ». En fait, le fameux « modèle européen » semble n’être plus qu’un souvenir ou qu’un motif de discours nostalgiques ou manipulateurs. La transformation et le démontage de l’Etat social sont la conséquence directe d’une politique économique orientée vers l’offre, visant à la fois à déréguler les marchés, à réduire les subventions et à améliorer les conditions de l’investissement, tendance liée à une politique anti-inflationniste ainsi qu’à une baisse des impôts directs et à la privatisation des entreprises publiques

« En définitive, Maastricht, Amsterdam (et Nice) montrent l’incapacité à réformer l’UE dans le sens d’un véritable débat public sur les enjeux de la construction européenne. La cause est dans le fondement de l’entreprise (le marché) et dans la méthode (le maquis de la négociation intergouvernementale). Un système marqué par la diplomatie secrète, l’opacité des procédures et du droit ne peut faire émerger l’intérêt général, construction à partir du débat, de la confrontation des forces et des projets. C’est donc la matrice même de l’UE qui est en cause. Il est illusoire d’espérer la réorienter sans ouvrir une crise du système actuel. Or on n’ose pas. « Si vous n’acceptez pas, tout va s’effondrer, ce sera le chaos. » Qu’est-ce qui peut s’effondrer ? Regardez ce qu’est l’UE aujourd’hui. Un marché, des ministres qui se réunissent, des administrations qui coopèrent, une politique étrangère inexistante. Si le non l’avait emporté sur le traitéde Maastricht, croit-on sérieusement que l’administration de Bruxelles se serait éparpillée, les Etats auraient refermé leurs frontières et que les ministres ne se rencontreraient plus ? Non, rien de tout cela n’aurait changé, sauf l’essentiel : publiquement sur la scène européenne, et de manière incontestable, le débat aurait été posé. Quelle Europe voulons-nous construire, pour faire quoi ? Nous devons nous opposer à cette Europe-là, tout en défendant comme vitale la nécessité de la construire, autrement.[84] »

La crise de l’UE est déjà là, souterraine pour l’instant, mais profonde. Elle entraîne une contestation, un refus, toujours plus larges.[85] Mais cette mobilisation ne peut justifier une attitude uniquement protestataire faite de critiques, résistances et de révoltes, toutes indispensables. Il faut la force politique de propositions et plus largement d’un projet alternatif issu du mouvement social.

Le but de ce document n’est pas d’exposer un projet pour une autre Europe, L’Europe que nous voulons, mais de contribuer, peut-être, à ouvrir et développer, avec d’autres, au sein d’Attac et ailleurs, un processus de réflexion et d’échange. C’est donc une invitationau débat qui appelle tout d’abord des commentaires, suggestions, corrections, critiques et approfondissements.

Jusqu’à présent le débat sur l’UE est bien décevant et très limité. Les politiques mettent l’accent sur les institutions[86] et nous demandent si nous voulons plus ou moins de cette Europe-là. Les discussions et les controverses sont très abstraites et pour l’essentiel se passent entre les clercs. Les citoyens n’y participent pas.

Le pari qui sous-tend ce document est qu’un projet alternatif, véritable construction démocratique, doit entraîner l’adhésion, favoriser la mobilisation des citoyens, éviter l’éparpillement dans des démarches ponctuelles vouées à l’échec et à l’enlisement. Commencer par le contenu de l’Europe et non pas par le contenant, les institutions, c’est réunir les meilleures conditions pour rassembler les forces du mouvement social, même si l’objectif n’est pas de trouver un consensus parfait, sans doute hors de portée. La confusion n’est-elle pas à son comble ? N’appelle-t-elle pas un sursaut ? « Il faut du temps pour q’un continent blessé se remette d’un siècle comme celui-là (le XXe siècle). »[87] Mais comme l’écrit Tocqueville : « les grands succès se trouvent placés au bout des longs désirs »[88].

« L’ineptie est de vouloir conclure. »[89]

« J’aimerais aider mes semblables à se faire à l’idée d’un mouvement ouvert de la réflexion. Ce mouvement n’a rien à craindre. Il est vrai que les résultats de la pensée sont bizarrement liés à des épreuves de rivalité. Nul ne peut disjoindre entièrement ce qu’il pense de l’autorité réelle qu’en aura l’expression. Et l’autorité s’acquiert au cours de jeux dont les règles traditionnelles, un peu arbitraires, engagent celui qui s’exprime à donner de sa pensée l’idée d’une opération sans défaut et définitive. C’est une comédie bien excusable, mais elle isole la pensée dans des parades d’oiseaux qui n’ont plus rien à voir avec une démarche réelle, forcément douloureuse et ouverte, toujours en quête d’aide et jamais d’admiration. »[90]

Alain Lecourieux
alain.lecourieux@wanadoo.fr

[1] Le titre de ce document est celui d’un des livres d’Yves Salesse, L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999. Ce document fait de larges emprunts à ce livre.

[2] Le terme « mondialisation » est largement répandu ; il sera donc utilisé dans ce document, bien que le terme « globalisation », dans son acception française, semble plus approprié à ce qu’est la « mondialisation » actuelle. D’après le Robert, global : qui s’applique à un ensemble, qui est pris en bloc ; mondial : relatif à la terre entière, qui intéresse toute la terre ; or l’espace n’est qu’un des éléments de la mondialisation actuelle ; le temps est, par exemple, un élément essentiel.

[3] Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juin 2001.

[4] Après l’Aérospatiale et France Télécom, entre autres, l’Europe est la justification principale de la privatisation de la Snecma annoncée par Lionel Jospin le 23 juin 2001.

[5] Consulter le site du secrétariat d’Etat au commerce et le texte de ce secrétariat sur le site d’Attac : http://www.attac.org.

[6] Le terme « mondialisation actuelle » sera utilisé dans ce document pour rendre de compte de ce qui est souvent désigné par mondialisation néo-libérale. Ce terme suppose aussi qu’il y a d’autres mondialisations possibles.

[7] Le terme « gouvernance » peut être défini ici comme la pluralité d’acteurs gouvernants, qui ne sont pas tous étatiques, ni même publics ; la gouvernance d’entreprise est, par contre, l’ensemble des dispositions qui visent à réduire l’asymétrie d’information entre dirigeants et actionnaires.

[8] Pascal Lamy, Esprit, Les moyens d’action économique de l’Europe, juin 2001 : « L’UE, un modèle pour la gouvernance mondiale ? » Consulter également le cours sur l’AGCS pour les fonctionnaires de l’OMC sur le site : http://www.wto.org, où l’UE est présentée comme un « laboratoire » de l’OMC.

[9] La City représentait, en 2000, vingt pour-cent du PIB du Royaume-Uni, autant que l’ensemble du secteur industriel.

[10] Grégoire Duhamel, Les paradis fiscaux, Grancher, 2001, cite en Europe : Andorre, Belgique, Chypre, Gibraltar, Irlande, Jersey, Guernesey, Ile de Man, Liechtenstein, Luxembourg, Madère, Malte, Monaco et Suisse. Il convient d’y ajouter la City.

[11] Jean-Paul Fitoussi, La conjoncture et les institutions, Le Monde, 19 juin 2001.

[12] Tarso Genro et Ubitaran de Souza, Quand les habitants gèrent vraiment leur ville, Charles Léopold Meyer, 1998.

[13] Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Gallimard, 1998.

[14] Ernest Renan, Qu’est-ce que la Nation ?, 1882.

[15] Paul Thibaud, De l’héritage à l’exemple, De Gaulle et les Français, Esprit, juin 2001.

[16] Un résumé de ses Rencontres figurera dans la deuxième version de ce document (fin septembre 2001).

[17] "La France est notre patrie, l’Europe notre avenir" , ainsi tranchait, de façon littéraire, François Mitterrand dans La lettre aux français de 1988.

[18] Anthony McGrew, Globalization and territorial democracy, 1997.

[19] Pierre Grémion, L’Etat, l’Europe et la République, Esprit, juin 2001.

[20] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[21] Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[22] Riccardo Petrella propose trois définitions de la mondialisation actuelle sur le site d’Attac.

[23] A côté de cette nouvelle figure, il y a Le Nouvel Esprit du Capitalisme, Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 2000.

[24] Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[25] Jürgen Habermas, Après l’Etat-nation, Fayard, 2000.

[26] Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[27] Jürgen Habermas, Après l’Etat-nation, Fayard, 2000.

[28] Pascal Lamy, Les moyens économiques de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[29] Jürgen Habermas, Après l’Etat-nation, Fayard, 2000.

[30] Ce paragraphe est, pour l’essentiel, un résumé de la description des institutions que fait Yves Salesse dans son livre : L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999.

[31] « Si je devais recommencer, je recommencerais par la culture », phrase apocryphe prêtée à Jean Monnet.

[32] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[33] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[34] L’Acte unique doit beaucoup à Jacques Delors ; il était le meilleur moyen pour jeter aux oubliettes la rupture avec le capitalisme, les nationalisations et le keynésianisme qui avaient marqué les premières années du retour de la gauche au pouvoir en France, en 1981.

[35] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[36] Le moindre des paradoxes n’est pas que la Marché Commun qui ouvrait la porte au néo-libéralisme ait été lancé par le gouvernement où la SFIO était dominante et maintenait, au même moment, sa ligne de rupture avec le capitalisme.

[37] Xavier Delcourt, La déseurope, Le Monde, 5 juillet 2001.

[38] Lionel Jospin, Discours sur le projet pour l’Union élargie, 28 mai 2001, Le Monde, 29 mai 2001.

[39] Jacques Delors, De la question sociale en France et en Europe, Esprit, juin 2001.

[40] Jean-Claude Guillebaud, dans son livre La refondation du monde, Seuil, 1999, propose des valeurs universelles. Notre propos ici dépasse ce cadre.

[41] Jean-Noël Jeanneney, Pascal Lamy, Henri Nallet, Dominique Strauss-Kahn, Europe : pour aller plus loin, Le Monde, 20 juin 2001.

[42] Lionel Jospin, Ibid.

[43] Lire les propositions du groupe « Femmes et mondialisation » d’Attac sur le site Internet ; http://www.local.attac.org/paris14/FM/index.html, ainsi que d’autres contributions sur le site d’Attac : http://www.attac.org.

[44] Le Monde, 6 février 1999.

[45] Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[46] Romano Prodi, Rendre l’Europe aux Européens, Le Monde, 26 juillet 2001.

[47] Laurent Zecchini, Urgence démocratique en Europe, Le Monde, 8 août 2001.

[48] Lionel Jospin, Discours sur le Projet pour l’Union élargie, 28 mai 2001, Le Monde, 29 mai 2001.

[49] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[50] Laurent Fabius, Le temps de projets, Le Monde, 1er juin 2001.

[51] Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche, Contre-Feux, Agone, 2001.

[52] Ernest Renan, Qu’est-ce que la Nation ?, 1882.

[53] Paul Ricoeur, Aux sources de la culture française, ouvrage collectif, La découverte, 1997.

[54] Des économistes du monde entier se sont regroupés autour du Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[55] Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[56] Pour plus de détails sur certaines de ces orientations, lire le livre d’Yves Salesse, L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999.

[57] Lire notamment les travaux de Dominique Méda et de Patrick Viveret sur les nouveaux indicateurs de richesse.

[58] Le traité de Versailles de 1919 crée l’Organisation internationale du travail (OIT) à partir de l’affirmation : « le travail ne doit pas être considéré seulement comme une marchandise ou un objet de commerce ».

[59] Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983.

[60] Parmi ces techniques : downsizing (contraction), recentrage sur le métier de base, « reengineering », gouvernance d’entreprise.

[61] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[62] Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, 1998.

[63] Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[64] Pour plus de détails sur certaines de ces orientations et sur des mesures immédiates possibles, lire le livre d’Yves Salesse, L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999.

[65] De nombreux enfants travaillent, par exemple dans le Royaume-Uni.

[66] La non-discrimination entre les hommes et les femmes a fait l’objet d’une jurisprudence abondante, mais ces effets sont très limités et parfois paradoxaux (condamnation de l’interdiction du travail de nuit des femmes). Les recommandations faites à l’UE par la Conférence de l’ONU de Beijing de 1995 sont restées lettre morte. Il convient de citer également la Convention pour l’élimination de la discrimination envers les femmes (CEDEF) ratifiée par la France en 1983.

[67] Dans son livre Qu’est-ce que la richesse ? Dominique Méda fait des propositions.

[68] Des propositions d’appropriation sociale dans les services publics sont faites par Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche, Contre-feux, Agone, 2001

[69] Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[70] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[71] Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[72] Laurent Fabius, Le temps des projets, Le Monde, 1er juin 2001.

[73] Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche, Contre-feux, Agone, 2001.

[74] Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

[75] C’est ainsi que commence le Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[76] Pour plus de détails, consulter le site d’Attac92 : http://www.local.attac.org/attac92/version2/html/chantiers/propositions_mondialisation.htm

[77] Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[78] Cette impasse sera comblée dans la deuxième version de ce document, fin septembre 2001.

[79] Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[80] Lionel Jospin, Discours sur le projet d’Union élargie, 28 mai 2001, Le Monde, 29 mai 2001.

[81] Jürgen Habermas, Après l’Etat-nation, Fayard, 2000.

[82] En ce qui concerne la discrimination qui frappe les femmes, lire les conclusions de la conférence de l’ONU de Beijing de 1995.

[83] Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ; Pacte international des doits civiques et politiques (1966) ; Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (1966).

[84] Yves Salesse, L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999.

[85] La manifestation du 6 décembre 2000 qui a réuni cent mille personnes en est un exemple.

[86] Il s’agit d’une manœuvre de diversion ou la répétition de « la fameuse queue du chien d’Alcibiade ».

[87] Brian Beedham, cité par Anton Brender, La France face à la mondialisation, La Découverte, 1996.

[88] Alexis de Tocqueville, La Démocratie en Amérique.

[89] Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouillet, 4 septembre 1850.

[90] Georges Bataille.