Le supermarché : un univers où l’on « positive »

, par attac92

LE SUPERMARCHE : UN UNIVERS OU L’ON « POSITIVE »

Lorsque nous pénétrons dans « notre supermarché » pressés de découvrir les merveilles qu’il nous propose, gardons dans un petit coin de notre esprit le texte ci-dessous.

JOURNAL D’UN MEDECIN DU TRAVAIL

Transcription d’un article paru dans Le Monde du 15.11.05

Je suis médecin du travail d’un hypermarché appartenant à un grand groupe de distribution depuis dix-neuf ans. Cet établissement a environ 480 salariés. Je me suis aperçue depuis longtemps que les conditions de travail y sont très pénibles, tant sur le plan physique (manutentions très lourdes, répétées, souvent sans matériel adapté, et sous contrainte de temps) que sur le plan psychologique : pression morale et brimades sont constantes, la plus fréquente étant la suppression des congés (ou le changement de jour de repos) lorsque l’on revient d’un arrêt de travail pour maladie ou accident du travail.

Mais je m’imaginais que seuls les salariés de terrain pouvaient en être victimes. D’une façon primaire, je pensais que les « chefs » étaient tous des sales types payés pour malmener leur équipe. Ils me semblaient bâtis sur le même modèle. A l’embauche, ils sont comme « gonflés » d’un ego sans limite : c’est sûr, dans cette société, ils auront un avenir brillant ; d’ailleurs on leur a dit que leur avancement serait très rapide à condition de donner (beaucoup de temps, d’énergie), donner toujours pour le bien de l’entreprise.

Lors des visites suivantes, je trouve deux catégories :

Des jeunes gens qui souffrent, épuisés physiquement et moralement. Les mêmes propos me reviennent : «  Je n’ai pas les moyens de faire tout ce qu’on me demande ; mon chef veut que je me débrouille pour virer ce salarié, mais je ne peux pas, il a des enfants, et puis il ne bosse pas plus mal qu’un autre, alors pourquoi le virer ? ».
« Je ne pourrai pas tenir mon objectif, mais je n’y suis pour rien » - un événement inattendu, comme de la pluie en été a réduit les ventes de vêtements légers ou de salades, mais la direction ne veut rien savoir, le chiffre n’est pas fait et le chef est convoqué pour un avertissement. « Je donne sans compter mon temps, je rentre le soir crevé, je ne peux plus supporter mes gosses, avec ma femme on s’engueule constamment ».
Très souvent, je conseille à ces jeunes sans ancienneté de quitter la société, car leur souffrance les rendra malades.

Dans la deuxième catégorie, je mets tous les chefs qui semblent adhérer au système. Au fil des visites, j’ai l’impression de rencontrer les membres d’une secte : même réaction, mêmes discours, mêmes remarques désobligeantes sur leurs équipiers malades ou accidentés, bref une espèce de « pensée unique ». Ils sont blindés. Ils vivent souvent seuls ou ont une vie parallèle à celle de leur famille. Certains livrent parfois leur souffrance privée, mais refusent d’envisager qu’elle puisse être liée à leurs conditions de travail. Je me débrouillais donc avec tout ça, jusqu’au jour où je vois, en visite de reprise du travail, l’un de ces chefs « imperméables ».

Mai 2000. Daniel


Daniel travaille depuis 10 ans comme chef de rayon. Il a été arrêté plusieurs mois pour dépression. Lors de la visite de reprise, il est très angoissé, se dévalorise, décrit des idées noires. Il est complètement insomniaque. Quand je lui parle de son travail, sanglote : son chef l’a humilié à plusieurs reprises devant ses équipiers et même devant la clientèle. Ça le paralyse. Il l’entend hurler sans comprendre un mot ; il se dit incapable de supporter « tout ça » à nouveau.

Je mets donc Daniel en inaptitude temporaire. (Cette décision protège le salarié en suspendant son contrat de travail). Puis après un nouvel arrêt de travail, un traitement médicamenteux et une prise en charge psychiatrique, je le déclare inapte à tous les postes de l’entreprise, tant il se sent harcelé et a peur de revenir (Cette décision donne un mois à l’entreprise pour le licencier avec ses indemnités ou lui offrir un poste dans un autre établissement du groupe).
Son chef de secteur et le directeur m’expliquent alors que Daniel « est nul ». L’inaptitude médicale leur semble une bonne chose. Daniel sera effectivement licencié et touchera de grosses indemnités, compte tenu de son ancienneté. Il retrouvera très vite un travail dans un secteur d’activité différent.
Quand à mois, je me mets à voir la direction de l’établissement d’un oeil nouveau. Comment peut-on juger « nul et incompétent » un homme qui tient ses objectifs et qui a dix ans d’ancienneté ? Est-ce pour l’entreprise une victoire ou un échec ?
(L’effondrement de Daniel, qu’elle considérait jusque-là comme un homme arrogant et sûr de lui, est un révélateur pour le docteur Ramaut).
A partir de ce moment, je me met à écouter les chefs d’une oreille plus attentive. Sans doute parce que je suis plus réceptive, ils se livrent beaucoup plus facilement, certains me racontent qu’avec le nouveau directeur ils sont obligés plus souvent que par le passé, de faire des choses qu’ils réprouvent.
Je les incite à ne pas agir contre leur propre conscience et à parler entre eux, puisqu’ils sont tous plus ou moins concernés. Très vite, je m’aperçois que les quelques chefs qui ont osé parler sont mis en quarantaine par les autres et deviennent victimes de brimades, voire de véritable harcèlement. Tout cela me désempare et me laisse très perplexe, je m’interroge sur les conséquences de mon action et le fonctionnement du management.

Novembre 2000. Mathieu

Mathieu, chef de rayon depuis 1988, est arrêté depuis plusieurs mois pour des lombalgies très invalidantes. Je le reçois en visite de préreprise. Mathieu a 35 ans et ressemble à un vieillard. Il marche courbé, boîte, s’appuie sur une canne. Il veut pourtant reprendre le travail et m’explique qu’il a pris rendez-vous avec un « grand chirurgien ». Je négocie une reprise après l’avis du « grand chirurgien ». Quelques semaines plus tard Mathieu m’explique, au téléphone, que ce chirurgien ne peut rien pour lui, qu’il souffre toujours autant, mais qu’il faut qu’il reprenne son travail. N’ayant, exceptionnellement, aucune vacation dans le magasin cette semaine là, je propose de le recevoir ailleurs. Il se tient droit, boîte moins et oublie sa canne dans la salle d’attente. Il se plaint toujours beaucoup de son dos.
Comme je lui fait remarquer qu’il a oublié sa canne, il me révèle que, depuis quelques temps, il n’en a besoin que pour se rendre au magasin. Je laisse alors de coté la pathologie lombaire et évoque ses conditions de travail, notamment ses relations avec son chef de secteur, Benoît, dont plusieurs autres chefs de rayon se sont plaints. Le visage de Mathieu s’éclaire, il me dit : « Vous aussi, vous savez ! ». Il ajoute : « Vous connaissez la dernière ? » (Non je ne sais pas !) Benoît vient de nommer un autre chef de rayon à sa place en prétendant qu’il ne reviendra jamais.
Je comprend pourquoi Mathieu est si pressé de reprendre le travail malgré sa symptomatologie très douloureuse...(Le docteur revoit plusieurs fois Mathieu en dehors du magasin, et il finit par lui expliquer le fond de l’affaire).Benoît lui a demandé de « virer » un salarié jugé trop lent et inefficace. Ne pouvant lui trouver de faute, Mathieu a refusé de le licencier pour un vol imaginaire.
Très vite il reçoit des missions impossibles à remplir, Benoît l’humilie, l’atteint dans sa dignité de chef, puis d’homme, jusqu’au jour où il a tellement mal au dos qu’il s’arrête.

(Au fil des entretiens, le médecin amène Mathieu à accepter une prise en charge psychiatrique et le met en inaptitude définitive en novembre 2001)

Sournoisement, j’ai conseillé au Directeur des relations humaines de constater ma décision, car j’espère que, par ce biais, le médecin inspecteur régional du travail et l’Inspection du Travail seront alertés et pourront intervenir. Je serais bien déçue, car au-delà du soutien qu’ils me manifesteront, leur action n’aura pas les répercussions que j’espérais sur les dysfonctionnements de l’entreprise.
Pendant ce temps, Mathieu est très inquiet pour sa femme. Elle travaille dans un autre magasin de la même enseigne et il est persuadé qu’on va « lui en faire voir ». Elle subira en effet des pressions.
Actuellement Mathieu va très bien. Il fait une nouvelle formation professionnelle.

Décembre 2001. Thibault.

En faisant mes courses dans le magasin, je rencontre deux employés qui me disent être très inquiets pour leur chef Thibault ; ils l’on vu pleurer dans la réserve, lui qui est d’habitude si courageux, qui supporte tout. Ils m’apprennent que, depuis quelques temps, le chef de secteur, Benoît (Le même que celui qui avait harcelé Mathieu), est toujours « sur son dos ».
Thibault se présente très en retard à sa visite médicale. Il a l’air absent, le regard vide. A ma première question, il s’écroule littéralement, s’auto dévalorise, et présente des idées noires, avec menaces de passage à l’acte.
Il parle abondamment de ses déboires conjugaux : sa femme va le quitter. Je ramène l’entretien sur son travail. Depuis des mois, Benoît essaye de le « virer ». Justement, il vient de lui demander l’inventaire du rayon pour le lendemain. Thibault sait que c’est matériellement impossible à réaliser, même en faisant travailler son équipe toute la nuit, ce qu’il refuse, de toute façon, à demander à « ses gars ».
Je le dirige en urgence vers une structure adaptée. Après une prise en charge psychothérapique et un traitement médicamenteux lourd, je le met en inaptitude définitive à tout travail dans l’entreprise, en juin 2002.
Trois semaines plus tard le directeur me signifie, par lettre recommandée, que d’autres établissement du groupe peuvent accueillir Thibault. Ce dernier m’explique qu’il est à tout jamais marqué au fer rouge ; où qu’il aille, il sera un paria. Il cite plein d’exemples. Je confirme donc ma décision. Plusieurs recommandés suivent. Je reconnais, par le style et le vocabulaire, qu’ils ont été écrits par un avocat.

(Le docteur Ramaut informe la direction du service de médecine inter-entreprise pour lequel elle travaille. Celui-ci, pour la soulager, lui propose qu’un autre médecin prenne le relais). Je répond que c’est hors de question. Pourtant je ne vais pas très bien. Ces affaires successives m’ébranlent, mais les vacances approchent et j’ai décidé de ne pas leur faire le cadeau de craquer !
A l’automne, Thibault est finalement licencié dans les règles. Aujourd’hui, il va très bien. Ses difficultés conjugales se sont estompées. Il a eu un deuxième enfant et il vient de retrouver du travail.

Mars 2002. Aurélie

Aurélie m’est adressée en urgence par l’inspecteur du travail. Je ne la connais pas. Elle vient d’arriver. (Auparavant, elle a travaillé une quinzaine d’années dans une autre enseigne rachetée par le groupe). C’est une femme de 42 ans, élégante, mais son visage ne colle pas avec son allure vestimentaire : elle n’est ni coiffée ni maquillée. Dès que j’aborde les raisons de sa visite, elle s’écroule, sanglote, en me disant qu’elle ne comprend pas ce qui lui arrive, qu’elle est « tombée chez des fous !  ».Tout lui est devenu intolérable, arriver sur le parking est déjà une épreuve terrible.

(Aurélie ne supporte pas les agissements et la grossièreté de son chef de secteur, Jérome, vis-à-vis de l’un de ses collègues, qu’il insulte régulièrement, ridiculise et rabaisse. Pour le défendre, elle a osé tenir tête à Jérome).
Très vite, Jérome adopte le même comportement humiliant à l’égard d’Aurélie. Alors elle craque et fait une grosse dépression. Je la mets en inaptitude temporaire et l’adresse à un psychiatre. Le collègue qu’elle a défendu est licencié pour faute grave, je ne le verrai jamais en visite médicale.

(Aurélie prend un avocat, contacte d’autres harcelés, et porte plainte aux prud’hommes. Cinq cadres l’imitent. Deux auront finalement gain de cause. Aurélie perdra et fera appel. Le docteur Ramaut la revoit deux ans et demi plus tard).

Aurélie présente toujours un gros syndrome dépressif. Elle me semble usée, elle est angoissée, insomniaque. Sur le plan administratif, elle est toujours en arrêt de travail, mais elle n’est plus indemnisée, et je la mets en inaptitude. Finalement, elle sera licenciée après trois années de procédure.

Fin 2002.

(Peu après les problèmes de Mathieu, Thibault et Aurélie, d’autres cas de harcèlement moral se terminent soit par des licenciements pour faute, soit par des inaptitudes temporaires. Le docteur Ramaut tente d’alerter la direction du magasin, puis celle du groupe, en vain. Elle essaye également de saisir le Comité hygiène et sécurité du Comité d’entreprise, mais ses propos ne sont jamais retranscrits dans le compte rendu. Elle persiste et relate les faits dans le rapport annuel qu’elle présente au CE).

L’ambiance est très tendue. Les représentants du personnel baissaient la tête et se taisaient. Une déléguée a même affirmé que ce que je disais était faux. Cette même déléguée est ensuite venue me voir pour me confier qu’elle avait été forcée de dire ça mais qu’il fallait que je continue.

J’avoue être passée par de longues périodes de doute et de désarroi. Il m’est devenu très difficile de travailler dans ce magasin tant mes propres conditions de travail se sont dégradées. Les chefs de secteur disent à leurs chefs de rayon de se méfier de moi. Certains refusent de passer la visite médicale. D’autres font des scandales dans la salle d’attente. D’autres encore refusent de se déshabiller. L’un d’eux fait même un compte rendu écrit de sa visite, destiné à ses équipiers. Au fond, je les plains. Je sais qu’ils se croient obligés de tenir ce rôle. Lors de la consultation, certains me le disent, ils me décrivent leur souffrance et leur impuissance.
Plusieurs me mettent en garde : faites attention, « ils » vont vous virer, « ils » vont essayer de mettre un objet dans votre sac ou dans votre poche pour vous accuser de vol. J’ai décidé de ne rien changer à mon comportement : si j’ai peur, je suis « cuite », ils ne m’auront pas, je ne craquerai pas. Je continue à faire régulièrement mes courses dans le magasin, mais j’essaye de varier les jours et les horaires. Je ne prends qu’un tout petit sac à main que je tiens près du corps. Je ne porte pas de vêtements amples.... Dès qu’un salarié s’approche , je recule. Je sais que le danger peut venir de toutes parts.
J’ai le sentiment de devenir parano. J’en parle à plusieurs consœurs, elles m’écoutent, mais je sens bien qu’elles pensent que j’en rajoute. Je ne sais plus bien où j’en suis. On me conseille de me syndiquer, au cas où....
A cette époque, je vois régulièrement, à sa demande, le chef de secteur Benoît, accusé de harcèlement. Il ne comprend rien à ce qui lui arrive, il ne va pas bien du tout.

Juillet 2003.

(Le Directeur de l’établissement a été licencié, les deux chefs harceleurs et le DRH mutés).

J’ai, depuis quelques temps, des conditions de travail normales. Le nouveau Directeur est beaucoup plus courtois avec moi ; il me fait croire que le dialogue est possible. Il l’est, mais ne sert à rien. J’ai le sentiment que malgré mes démarches, tout continue de fonctionner comme avant, si ce n’est que, depuis que j’ai réussi à mettre les problèmes sur la place publique, les langues se délient plus facilement. C’est aujourd’hui ma seule satisfaction.

Décembre 2004.

(Depuis plusieurs mois, un nouveau chef de rayon a généré d’autres problèmes. Les syndicats ont demandé, en cachette, au docteur d’intervenir).
Un matin, un employé du libre-service pète les plombs au cours d’une réunion où, comme chaque jour, il a été insulté, avec ses collègues. Il quitte violemment la réunion et me téléphone afin que je le reçoive. Il est extrêmement agité et profère des menaces de mort : « Je vais le tuer ! », dit-il, à plusieurs reprises. Je le mets en inaptitude temporaire et lui conseille d’appeler l’inspection du travail. Quelques jours plus tard, il reçoit une lettre pour un entretien en vue d’un licenciement.

(Cette fois les syndicats réagissent. Une grève paralyse le service. Un Comité hygiène et sécurité exceptionnel est convoqué. Il est décidé que le docteur Ramaut animera des réunions avec les cadres pour parler du harcèlement moral).

Mars 2005.

Je crois sincèrement que ces réunions ont été appréciées. Pour la première fois, dans le magasin, on a parlé de harcèlement. Pour certains, qui avaient été eux-mêmes victimes sans se l’avouer ou témoins, des mots étaient mis sur leur souffrance. D’autres découvraient que cela s’était produit, et se produirait encore.

Octobre 2005.

On me reconnaît désormais comme une professionnelle de la santé au travail, mais à quoi cela sert-il puisque, sur le terrain, les gens continuent à souffrir ?

BIBLIOGRAPHIE POUR EN SAVOIR PLUS :

Le travail sans qualité - Richard Sennett - 10/18 Albin Michel.
Souffrance en France : La banalisation de l’injustice sociale - Christophe Dejours - Coll. Point-Seuil