Sur la « libéralisation » du transport ferroviaire

, par attac92

Sur la « libéralisation » du transport ferroviaire

22 avril 2004

Un peu d’histoire du chemin de fer en France  [1]

Dès l’origine, le caractère particulier du chemin de fer a posé la question de son régime économique et juridique d’exploitation (détention des capitaux et détermination des règles de fonctionnement : services offerts, tarification, sécurité, réglementation du travail). Débattu sous le règne de Louis-Philippe, qui a vu la naissance du chemin de fer en France, l’enjeu était considérable : fallait-il abandonner l’entreprise à l’initiative privée ou bien créer un nouveau monopole public, comme pour le télégraphe ? L’importance du nouveau mode de transport avait vite été reconnue, tant par le capital privé pour s’accroître que par l’Etat pour affirmer son autorité : dès 1838, le ministre chargé des Travaux publics, Martin, avait affirmé que les grandes lignes ferroviaires étaient assimilables à des « rênes de gouvernement ».
Etant donnée l’ampleur inédite des investissements à consentir et face à un avenir économique à long terme du chemin de fer jugé incertain, ni l’Etat ni les financiers privés ne revendiquèrent l’exclusivité de l’exploitation et des charges afférentes. Le débat fut tranché par la loi du 11 juin 1842 qui définissait un régime mixte intermédiaire, compromis public/privé où chaque partie devait trouver son intérêt, sous la forme de concessions par l’Etat à des compagnies privées du monopole d’exploitation de certaines lignes, chaque compagnie se constituant ainsi un réseau propre, couvrant une région déterminée.

L’Etat exerçait une forte tutelle commerciale, en imposant un cahier des charges qui exigeait par exemple un minimum de trains quotidiens sur chaque ligne exploitée, en fixant les tarifs par nature de trafic et en contrôlant la bonne exécution du service ferroviaire par des fonctionnaires spéciaux. Il se chargeait des expropriations, qu’il était seul à pouvoir mener, de l’achat des terrains nécessaires et de la construction des infrastructures proprement dites (plates-formes et ouvrages d’art : ponts, viaducs, tunnels), qu’il remettait à la compagnie exploitante pour la durée de la concession, l’ensemble devant lui revenir à l’expiration de celle-ci ou en cas de faillite du concessionnaire.
De leur côté, les compagnies tirèrent profit de leurs engagements pour au moins deux raisons : le monopole de longue durée des lignes concédées, limitant la concurrence et assurant leur maîtrise d’un système ferroviaire intégré sur une aire géographique ; les garanties financières accordées par l’Etat au rendement du capital investi, puisqu’en cas d’exercice annuel déficitaire, l’Etat avançait aux actionnaires des compagnies un dividende garanti, remboursable à l’occasion d’un exercice bénéficiaire ultérieur.

Par le jeu des fusions-acquisitions, les compagnies furent vite réduites au nombre de six : compagnies de l’Est, du Nord, de l’Ouest, du P.O. (Paris à Orléans), du P.L.M. (Paris - Lyon - Méditerranée) et enfin du Midi. Le chemin de fer connut de fait un développement continu, qui affecta en profondeur et durablement l’économie française.

Rappelons au passage que le régime de retraite des cheminots ne résulte pas du paternalisme de la SNCF ou d’un prétendu chantage au blocage des transports exercé sur le gouvernement par des personnels sûrs de leurs emplois et de leur capacité de nuisance, comme l’a affirmé avec autant d’assurance que d’ignorance François de Closets dans son ouvrage à succès, Toujours plus (Grasset, 1982). En réalité, ce régime - notamment l’ouverture des droits à partir de cinquante-cinq ans d’âge et vingt-cinq ans d’ancienneté - a été institué par les compagnies privées dès le début de la seconde moitié du 19ème siècle. Il n’a été qu’unifié, et non pas octroyé, par l’Etat en 1909 pour donner naissance au régime actuel. La raison de cette institution fut la nécessité, tôt reconnue par les compagnies, de s’attacher un personnel nombreux dont la formation très spécifique était coûteuse, sans élever ses traitements au-delà de la moyenne malgré la qualité et les contraintes des services exigés.

Le régime mixte d’exploitation ferroviaire, où l’Etat a toutefois toujours eu le dernier mot, dura jusqu’en 1937. A partir de 1920, les transports routiers, dont les possibilités étaient apparues à la faveur du premier conflit mondial, avaient laminé inexorablement la part du rail, jusque-là hégémonique. De plus, la construction, jusqu’en 1914, de certaines « voies ferrées d’intérêt électoral », d’emblée déficitaires, avait contribué à déséquilibrer les comptes des compagnies, car au « Plan Freycinet » de 1879, qui prévoyait la desserte ferroviaire de toutes les préfectures et sous-préfectures du territoire, s’étaient ajoutés les raccordements au réseau de nombreux chefs-lieux de cantons, peu générateurs de trafics. Etait alors apparu peu à peu un énorme déficit cumulé d’exploitation, que la crise économique de 1930 et ses suites n’ont fait qu’aggraver, car le trafic ferroviaire accuse, voire amplifie, les variations du mouvement économique général. En 1936, ce déficit cumulé atteignait l’ordre de grandeur du budget de l’Etat, un peu comme si la dette du système ferroviaire d’aujourd’hui, environ 40 milliards d’euros, était huit fois plus élevée !
Il est utile de rappeler aux idéologues de la gestion privée que ce sont les compagnies elles-mêmes qui demandèrent à être nationalisées, pour éviter une honteuse mise en faillite. Elles profitèrent pour cela du remplacement à la présidence du Conseil du socialiste Blum par le radical Chautemps, lequel obtint du Parlement, le 30 juin 1937, les pleins pouvoirs pour une durée de deux mois. Cette vacance du législatif a permis aux compagnies de négocier au mieux de leurs intérêts, en tête-à-tête avec des « hommes modérés », la refonte du régime ferroviaire, finalement instituée par le décret-loi et la convention du 31 août 1937 créant la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), qui prit en charge l’exploitation du réseau le 1er janvier 1938.

La SNCF a été juridiquement constituée en société anonyme au capital mixte, réparti à raison de 51% pour l’Etat, qui prenait ainsi son contrôle en limitant au plus bas le rachat des parts, et de 49% pour les actionnaires des compagnies. Ces derniers étaient totalement désintéressés du sort de la société : minoritaires au Conseil d’administration (CA), leurs actions, bloquées, percevaient un intérêt fixe garanti, quels que soient les résultats, même déficitaires, de la SNCF, et ont été progressivement remboursées jusqu’à leur amortissement total. Cette SNCF mixte a expiré, comme prévu, après 45 ans et tout son actif est revenu à l’Etat, qui a mis en place le 1er janvier 1983 une nouvelle SNCF dotée du statut juridique d’Etablissement public industriel et commercial (EPIC).

Depuis 1938, l’Etat contrôle donc majoritairement le CA de la SNCF. Ce dernier n’est autre qu’une chambre d’enregistrement de ses décisions, sur proposition de la direction de la SNCF, le ministère chargé des finances tenant les cordons de la bourse. Le dispositif adopté a constitué une étatisation du chemin de fer, très éloignée d’une nationalisation telle qu’on pourrait la concevoir avec une représentation à parts égales de l’Etat, des usagers et du personnel. Bien que née dans le contexte du front populaire, la SNCF a ainsi échappé à son esprit social et démocratique. D’emblée, les cheminots ont eu le sentiment de voir se substituer à l’autorité des « seigneurs du rail » celle, tout aussi unilatérale, de l’Etat-patron, qui renonçait ainsi à sa position antérieure d’Etat-arbitre.

Quelle que soit sa couleur politique, cet Etat-patron a toujours été un patron austère, peu généreux et plutôt malthusien, exigeant et imposant au personnel cheminot sans doute beaucoup plus d’efforts et d’économies qu’auparavant. Car le déficit chronique de la SNCF après la seconde guerre mondiale a prolongé celui des compagnies, déchaînant régulièrement les foudres de quelques parlementaires lors du vote des subventions budgétaires allouées à la société nationale. En réponse, l’Etat n’a jamais cherché à équilibrer, par la fiscalité, les conditions concurrentielles entre le rail et la route, au nom de son idéologie libérale pro-routière ainsi que sous la pression du lobby patronal des transporteurs. Par ailleurs, les taxes sur les carburants ont constitué peu à peu une source de rente fantastique pour l’Etat qui, soucieux de ne pas « tuer la poule aux œufs d’or », a toujours choisi de n’agir que sur la SNCF, dans le sens d’une pression à la baisse de ses coûts.
Devant les accusations réitérées d’être « budgétivore » portées par les libéraux contre la SNCF, l’Etat a toujours limité au plus juste les subventions accordées au titre du service public ferroviaire. La convention de 1969 et les suivantes ont prévu que la SNCF devait équilibrer ses comptes et à partir de 1974, par une décision de l’ancien ministre chargé des Finances devenu Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, le budget de l’Etat n’a plus été tenu de combler les déficits éventuels des entreprises publiques. Depuis lors, la SNCF a dû financer ses déficits par l’emprunt sur le marché financier sans obtenir, pour ses investissements, l’éligibilité aux prêts bonifiés par l’Etat (à la différence d’ailleurs, grâce à M. Fabius, de Disneyland-Paris en 1986 !), ce qui a déclenché la spirale de sa dette.

Ainsi, la SNCF a vécu crescendo les ambiguïtés de son statut originel : ni société nationalisée, ni concession, mais société hybride condamnée à concilier service public et équilibre économique devant une concurrence croissante et sous la tutelle d’un Etat exigeant, mais toujours avare de ses deniers. Sa transformation en EPIC n’a pas constitué une rupture.

A partir d’environ 515 000 cheminots à la nationalisation, les effectifs de la SNCF ont vite décrû après la reconstruction qui a suivi la guerre, passant de 450 000 agents en 1950 à 300 000 en 1970, 250 000 en 1983 lors de la création de l’EPIC SNCF puis 171 700 à la fin de 2003 [2]. Cette baisse impressionnante a eu lieu sous le triple effet de progrès technologiques importants, parmi lesquels on doit citer le remplacement, achevé en 1970, de la traction à vapeur par la traction Diesel et surtout électrique (90% du trafic aujourd’hui), des gains de productivité organisationnels et enfin de la diminution du trafic de marchandises. Ce dernier, après avoir atteint un maximum en valeur absolue en 1974 avec 77 milliards de tonnes.kilomètres, est tombé à 46,8 milliards de tonnes.kilomètres en 2003. Cependant, c’est depuis beaucoup plus longtemps que la part de marché « fret » du rail français est structurellement en baisse sous l’effet de la concurrence routière. Elle a été divisée par quatre depuis 1950, par deux depuis 1970, pour se situer aujourd’hui autour de 15%, ce qui laisse toutefois le fret ferroviaire français dans le peloton de tête de l’Europe des quinze, parmi les réseaux de taille comparable.
En revanche, le trafic voyageurs a crû en valeur absolue (+ 80% depuis 1970), le dernier maximum étant celui de 2002, avec 73,5 milliards de voyageurs kilomètres au total (72,2 en 2003) ; la SNCF occupe ainsi le premier rang des transporteurs ferroviaires européens de voyageurs. A cet égard, le rail français a résisté à la concurrence de la route et de l’avion puisque la part de marché correspondante, qui était d’environ 10% toutes distances confondues en 1970, est encore proche de 9% en 2003. Ce résultat est surtout dû au succès du train à grande vitesse (TGV) qui représente désormais près des trois quarts du trafic des grandes lignes de la SNCF et circule sur 7 100 kilomètres de lignes, dont 1 540 permettent la grande vitesse [3].

La situation du fret ferroviaire est liée au fait qu’il n’a pas été l’objet d’investissements comparables à ceux effectués pour le TGV. Il convient cependant de ne pas en rester à ce constat, qui résulte de cet autre fait qu’aucun exploitant ferroviaire, public ou privé, ne peut espérer rentabiliser les investissements pour le fret ferroviaire dans le présent contexte où le mode routier, le moins régulé et donc le plus sujet au dumping social [4], peut se tailler la part du lion sur le marché des transports de marchandises et servir ainsi de référence tarifaire... sauf à considérer que le rail doit lui aussi entrer dans la course au moins-disant social, ce que le patronat et donc la Commission européenne, ainsi qu’on le montre plus loin, s’efforcent d’obtenir par la « libéralisation ».

Le TGV faillit pourtant ne pas naître. En 1945, après les destructions considérables du réseau ferroviaire par la guerre, certains esprits « modernes et visionnaires » proposaient dans les instances gouvernementales de bitumer purement et simplement les voies ferrées pour lancer plus rapidement le programme autoroutier qui faisait défaut à la France.
Si la décision de reconstruire le réseau, pour rétablir rapidement les transports ferroviaires de pondéreux nécessaires au redémarrage de l’industrie, fut finalement prise, il n’en demeure pas moins que l’idée que le chemin de fer était « un mode de transport du 19ème siècle », une sorte de « produit en fin de vie », resta dominante jusqu’à une date récente au sein des milieux économiques « en pointe » et parmi les « élites » de l’Etat.

Il fallut la ténacité d’une poignée d’ingénieurs du service de la recherche de la SNCF créé en 1966, soutenus par le Directeur Général de l’époque mais très isolés au sein d’une techno-structure plutôt conservatrice, pour parvenir, après la présentation du projet au gouvernement en 1969 et surtout à la faveur du premier « choc pétrolier » de 1973, à obtenir, en 1974 seulement, la décision de construire la première ligne de TGV de Paris à Lyon, finalement mise en service en 1981.
Son succès incontestable incita la SNCF à proposer au gouvernement la construction des lignes du réseau actuel. Il est notable que la SNCF, entreprise publique, a été moins bien traitée par l’Etat que ne l’avaient été les compagnies privées concessionnaires au 19ème siècle, puisque à l’exception de 30% du coût des infrastructures du TGV Atlantique payés par l’Etat, ce dernier a laissé la SNCF emprunter au taux du marché financier pour financer elle-même la construction du réseau à grande vitesse qu’il avait décidée.

L’énorme endettement accumulé consécutivement par la SNCF l’a placée dans une situation d’où elle ne pouvait sortir seule. Cet aspect a joué un rôle premier, au moins sur le plan rhétorique, dans le contenu de la réforme ferroviaire française de 1997 que nous examinons plus loin, non sans évoquer d’abord le poids du contexte néo-libéral européen.

L’Europe ferroviaire : « revitalisation » ou casse méthodique des outils publics ?

Plus tardive que dans d’autres modes de transport, l’offensive néo-libérale sur le rail est d’autant plus violente qu’il s’agit d’un secteur très réglementé, parce que soumis à des impératifs de sécurité de niveau élevé et aussi parce que son personnel, en majorité qualifié et spécialisé, a une longue tradition de combativité sociale.
Pour vaincre ces résistances, la Commission européenne produit à jet continu depuis 15 ans, en se drapant sous une rhétorique de « revitalisation » du rail, force papier sous forme de « livres verts » ou « blancs », de directives et de règlements destinés à élargir pas à pas la mise en concurrence des entreprises ferroviaires publiques historiques. Celles-ci s’épuisent littéralement à modifier sans répit leurs organisations internes pour tenter de s’y adapter ; cet épuisement fait aussi partie du but recherché. Ainsi, par un apparent paradoxe, c’est par la mise en place d’un véritable Gosplan que la déréglementation est imposée. En fait, se vérifie dans l’Europe néo-libérale une règle générale du développement capitaliste : la machine administrative et gouvernementale doit tourner à plein régime pour « fabriquer du marché ».

Le tour de passe-passe de la Commission de l’Union européenne a consisté d’abord à affirmer, sans fournir le moindre début de démonstration économique, que le « monopole naturel » [5] constitué par un système ferroviaire devait être cantonné à l’infrastructure (les voies ferrées). Imposer ce nouveau dogme était le seul moyen de faire entrer la concurrence dans le mode ferroviaire, en séparant conceptuellement les services ferroviaires de leurs infrastructures, afin qu’il soit « normal » que des trains exploités par des entités différentes roulent sur les mêmes lignes.

Cette séparation nie les caractéristiques du chemin de fer, mode de transport guidé où les circulations doivent être rigoureusement planifiées car elles se déplacent dans un système à une dimension. Un train, en effet, n’a qu’un seul degré de liberté de déplacement sur une ligne, dans un sens donné, à la différence d’un véhicule routier, qui dispose de deux degrés de liberté dans le plan, et plus encore d’un avion, qui dispose de trois degrés de liberté dans l’espace. Les interactions extrêmement fortes entre infrastructure et mobiles, sur les plans technique, de la sécurité et de l’efficacité, conduisent à appréhender le chemin de fer comme un système intégré pour rechercher en permanence un optimum global.
C’est en assimilant abusivement le rail à la route et l’air - il serait plus réaliste de comparer le chemin de fer au funiculaire ou au téléphérique - que les idéologues bruxellois et leurs soutiens nationaux, en vue d’imposer la concurrence à l’intérieur même du système, ont décrété qu’il fallait séparer infrastructures et mobiles.

L’intégration des systèmes ferroviaires est de fait le résultat de plus de 150 années d’histoire technico-économique, niée sans vergogne par la Commission européenne [6]. Certains se demandent si cette assimilation conceptuelle de trois modes de transport si différents dénote davantage d’incompétence ou de naïveté que d’idéologie ; question anecdotique dans la mesure où l’idéologie a toujours eu recours à l’incompétence naïve de ses propagateurs pour prospérer...
On aurait cependant tort de considérer que l’attitude de la Commission européenne ne relève que de l’idéologie, car elle correspond au fond à une nécessité découlant des conditions actuelles du capitalisme, qui le conduisent à vouloir s’approprier les parties jugées potentiellement rentables de la sphère publique. En dernière analyse, la casse du secteur public correspond moins à une idéologie qu’à une tentative réitérée des propriétaires du capital pour capter ce qu’ils considèrent comme une « rente » indûment publique [7]. L’idéologie n’apparaît qu’a posteriori, sous la forme d’une panoplie de justifications factices, converties en ukases par la Commission, dont le but est de permettre aux intérêts privés de débusquer des profits potentiels au sein même du secteur public.

La séparation de l’infrastructure et des services associés, comme figure imposée préalable à la mise en concurrence des services, est un processus général qui touche aussi bien la distribution de gaz ou d’électricité et les télécommunications que le transport ferroviaire, l’ensemble étant désigné par les néo-libéraux sous le vocable générique de « services en réseau », afin de justifier d’un traitement unique. On doit noter que cette dénomination a été reprise sans aucune analyse critique par les partis de la « Gauche plurielle » et leurs divers « experts ». Indépendamment de la critique générale du processus en tant que tel, ce vocable constitue un amalgame fallacieux qui ignore les spécificités d’exploitation du rail, où réseaux et services sont interdépendants. En effet, à la différence du réseau téléphonique ou des réseaux de distribution de gaz ou d’électricité, un réseau ferroviaire n’est pas un simple « tuyau », un instrument purement matériel et technique faisant figure de « boîte noire » pour l’utilisateur final. Les voyageurs et les chargeurs de fret utilisent par eux-mêmes les installations ferroviaires et, en particulier, voyageurs et marchandises circulent physiquement sur le réseau, alors que les consommateurs d’énergie et les locuteurs téléphoniques sont en principe indifférents aux réseaux physiques qui transportent les kilowatts-heures d’électricité et les unités de communication sous forme de flux d’électrons, ou les mètres cubes de gaz. Parmi lesdits « services en réseau », aucun autre que le chemin de fer ne présente de telles caractéristiques de système intrinsèquement intégré.

Il est permis de faire l’hypothèse que lorsque la destruction des entreprises publiques historiques de chemin de fer aura été menée à sa fin programmée, la réalité de la nécessité d’une intégration des services et des infrastructures fera retour, au nom même d’une rationalité économique et technique qui n’aura été que provisoirement maltraitée, par un efficient détour idéologique. Alors, bien sûr, il ne restera plus grand chose des statuts sociaux en vigueur dans ces entreprises et les monopoles intégrés reconstruits seront... privés.

Le démantèlement du système ferroviaire en France à partir de 1997

En France, la loi du 13 février 1997, votée par la Droite et mise en œuvre avec un zèle empressé par la « Gauche plurielle » après son arrivée au gouvernement, a ôté à la SNCF la gestion des infrastructures ferroviaires et l’a confiée à une nouvelle entité créée ex nihilo, Réseau ferré de France (RFF), désormais chargée de commercialiser les capacités du réseau (les « sillons »). Par cette séparation « institutionnelle », c’est-à-dire sous forme de deux établissements juridiquement distincts, entre infrastructure et services ferroviaires, la France est allée au-delà des exigences de Bruxelles, qui ne portaient que sur la séparation comptable.

La transposition de trois directives européennes de 2001, constituant le « premier paquet ferroviaire », rend théoriquement possible la concurrence sur le réseau français depuis le 7 mars 2003, en commençant par les trains de marchandises internationaux. Un second « paquet » est prêt et un troisième est bien avancé, en vue d’imposer progressivement, par le système « à cliquets » habituel à la Commission, l’ouverture totale du réseau à tous les trafics, aussi bien le cabotage de fret intérieur que les transports de voyageurs.
Les plus fermes partisans d’une séparation poussée entre infrastructure et exploitation ferroviaire se trouvent, outre au MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et à la Commission de Bruxelles, à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) [8] et parmi les promoteurs de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services), négocié dans le cadre de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ce n’est pas fortuit puisque, comme on l’a vu, cette séparation est la condition sine qua non d’une marchandisation des réseaux ferroviaires qui, selon ces instances, ne doit plus faire exception à la marchandisation générale du monde. Il s’agit en fait de casser des monopoles publics où l’existence de collectifs de travail combatifs constitue le dernier obstacle à l’instauration du dumping social dans ce secteur. Il n’est donc pas indifférent que la réforme ferroviaire française ait été élaborée juste après le mouvement social de 1995...

La création de RFF accélère le démantèlement du système ferroviaire national, qui ne doit pas s’entendre qu’en référence à la séparation entre la gestion de l’infrastructure et les services, mais aussi entre les différents types de services assurés par la SNCF. En effet, conformément aux « modes managériales » qui, avec un décalage par rapport aux expériences du secteur privé, font des ravages dans les entreprises publiques même quand elles ont échoué ailleurs, la SNCF a engagé un processus de segmentation forte de ses « clientèles ».
Selon une démarche progressive mais continue, ce processus a d’abord été traduit en termes d’indicateurs de gestion, puis de systèmes comptables et budgétaires, sous le vocable de « gestion par activité », renommée ensuite « Cap Clients ». Il sous-tend désormais le remaniement de toute l’organisation de la SNCF, depuis les directions centrales et régionales jusqu’aux établissements opérationnels et à leurs agents, bientôt dédiés aux activités que sont les Grandes Lignes, le Fret, les Transports Express Régionaux (TER), ... En parallèle, le matériel roulant, notamment les locomotives, a lui aussi fait l’objet d’une « dédicace » aux activités, privant la SNCF du bénéfice d’une relative banalisation des matériels et niant la réalité, très présente dans l’économie du transport ferroviaire, des phénomènes de productions liées. Par le cloisonnement consécutif, les cheminots acquièrent peu à peu le sentiment de ne plus travailler tous dans la même entreprise.

On peut considérer que la séparation de l’infrastructure - cette dernière, utilisée par tous les types de trains, constituait la véritable « colonne vertébrale » de l’entité SNCF - a permis d’abattre le dernier rempart contre le démembrement. On peut donc craindre, à l’instar des cheminots, que la gestion, puis l’organisation par activité, ne correspondent au tracé des pointillés suivant lesquels il ne restera plus bientôt qu’à procéder au découpage effectif et à la vente « par appartement » de l’établissement public [9].

La dynamique propre du dispositif de 1997 permettra ainsi à des intérêts privés de s’approprier les morceaux les plus « juteux » du transport ferroviaire, en bénéficiant des investissements publics passés et en laissant in fine à l’Etat la gestion des parties non rentables, réduites à la portion congrue du « service universel », selon la méthode prédatrice habituelle du capitalisme qui consiste à privatiser les profits et à socialiser les pertes.
Dans ce processus, le nouvel établissement public RFF, qui apparaît économiquement et techniquement comme un véritable parasite du système ferroviaire vu les coûts de transactions [10] considérables que sa création a suscités, est en réalité l’instrument à la française de la « libéralisation » à marche forcée du mode ferroviaire. Conformément au dogme libéral, la mise en concurrence intra-modale des services ferroviaires s’accompagne de l’interdiction par Bruxelles de toute péréquation tarifaire géographique.

La gestion par deux établissements distincts de l’infrastructure ferroviaire et des services de transport, sans instance d’arbitrage interne au mode ferroviaire, a logiquement conduit à des conflits récurrents de compétences, de financements et de stratégies entre RFF et la SNCF, dont le caractère feutré vis-à-vis du public n’ôte rien à la violence. Ces conflits s’ajoutent à ceux qui, classiquement dans l’industrie, existent entre donneur d’ordre et sous-traitant, puisque les auteurs de la réforme de 1997, soucieux d’afficher un pseudo maintien de l’unité du système, ont conservé à la SNCF l’entretien et l’exploitation des infrastructures pour le compte et sous les directives de RFF, dans le cadre d’une « Convention de gestion », contrat négocié chaque année entre les deux établissements par lequel RFF rémunère la SNCF pour ses missions de « gestionnaire d’infrastructure délégué ». De fait, si RFF a intérêt à maximiser le rendement marchand du réseau par l’augmentation des péages et à faire pression pour obtenir la réduction progressive du montant de la « Convention de gestion », la SNCF a évidemment des intérêts exactement contraires.

A cela s’ajoutent des conflits sur le partage du patrimoine ferroviaire de l’Etat, antérieurement affecté à la seule SNCF et dont RFF est devenu propriétaire de la majeure partie sans qu’eût été fixé, en 1997, une répartition fine et indiscutable. Cette dernière aurait certes constitué un travail titanesque ; le législateur a jugé préférable de l’éluder, ce qui alimente encore, 6 ans après la réforme, des contentieux à répétition. Ceux-ci devraient toutefois se clore au détriment systématique de la SNCF puisque son président a reçu du ministre chargé des Transports l’ordre de renoncer à tout recours administratif contre RFF [11].
Dans la dénomination de la nature juridique d’Etablissement public industriel et commercial (EPIC) qui caractérise RFF et la SNCF, c’est, comme d’habitude, l’aspect commercial qui l’emporte sur l’aspect public, et la nécessité corrélative pour les deux établissements de tenter d’équilibrer leurs comptes d’exploitation respectifs. L’organisation ferroviaire française issue de la réforme de 1997 conduit donc à des pertes d’efficacité fort éloignées de l’intérêt des usagers et de la promotion du service public ferroviaire...

Les promoteurs de la réforme de 1997 nient bien entendu l’existence des coûts de transaction qu’elle a introduits. Il est certes très difficile, voire impossible, de les chiffrer tous avec précision, mais on peut en donner qualitativement l’idée, en citant par exemple :
Les frais généraux de RFF et la rémunération de son personnel (521 agents, de haut niveau moyen, à la fin de 2003 ; 35,4 millions d’euros de masse salariale) ;
Les frais de personnel créés à la SNCF, où un nombre équivalent d’agents a quasiment pour seul tâche de gérer les relations avec RFF ;
Les coûts des transformations lourdes de l’organisation SNCF, selon une valse ininterrompue des organigrammes visant à s’adapter aux conditions de la réforme et aux exigences de RFF, avec consécutivement des pertes d’efficacité et la démobilisation du personnel soumis à cette valse ou brutalement « placardisé » ;
Le coût des systèmes d’information extrêmement détaillés, bâtis de toute pièce sans autre utilité que de permettre les facturations réciproques RFF-SNCF ;
Les coûts d’instruction des dossiers de travaux, car le moindre investissement ferroviaire doit maintenant comporter une partition détaillée entre l’infrastructure et l’exploitation, sans compter les innombrables contrôles internes et externes dont ces dossiers font l’objet et les navettes qu’ils effectuent entre les entités concernées ;
Les pertes de chiffre d’affaires dus au retardement, voire au blocage, de projets ferroviaires nécessaires pour la collectivité, éventuellement rentables pour l’exploitant mais pas assez pour le propriétaire des infrastructures.

En dépit de ce qui précède, la techno-structure qui dirige la SNCF souscrit le plus souvent aux visées néo-libérales, comme d’ailleurs la plupart des « élites » issues des grands corps de l’Etat qui ont même fortement tendance à en rajouter. Elle a donc fort peu défendu l’intégration du système ferroviaire. Il est vrai qu’à l’exception notable du TGV, tropisme technicien oblige, ces dirigeants n’ont souvent guère brillé dans la défense de l’outil ferroviaire, si l’on songe par exemple au rétrécissement continuel du réseau ferroviaire [12] ou au blocage permanent du dialogue social interne, qui constitue le symptôme le plus visible des insuffisances « managériales » à la SNCF.
Par ailleurs, l’attitude souvent hautaine, voire parfois méprisante, de certains dirigeants de la SNCF vis-à-vis des citoyens et de leurs élus, a conduit nombre de ceux-ci à soutenir la réforme de 1997, se méprenant ainsi sur son sens et sur ses effets réels. On peut considérer que cette réforme a consisté à jeter le bébé du système ferroviaire intégré avec l’eau du bain constituée par les dysfonctionnements réels de la SNCF.

Les conséquences de la réforme ferroviaire de 1997 risquent cependant d’être très graves à terme. Le but d’un réseau de chemin de fer ne réside en effet que dans les services de transport qu’il permet de mettre à la disposition de la collectivité, c’est-à-dire dans les trains qui circulent, l’infrastructure étant un moyen et non un but en soi. Or, non seulement la qualité des services ferroviaires dépend au moins autant de l’infrastructure que du producteur de services et des matériels roulants qu’il utilise, mais au-delà même, dans un système ferroviaire, celui qui maîtrise l’infrastructure maîtrise l’ensemble du système.
C’est précisément cette maîtrise qui a permis à la SNCF de concevoir et de mettre en œuvre le TGV, qui n’existe que parce que le matériel roulant apte à la vitesse de 300 kilomètres par heure et l’infrastructure qu’il utilise pour cela, c’est-à-dire les lignes nouvelles à grande vitesse, ont été « pensées » ensemble et que leur création à été portée par de mêmes mains. Tous les techniciens concernés s’accordent pour estimer que le TGV n’aurait sans doute pas vu le jour si deux entités séparées, comme c’est le cas aujourd’hui, avaient eu la charge du système ferroviaire dans les années 1970.

Du fait de la carence de l’Etat, la SNCF avait souvent et abusivement, par le passé, défini elle-même la consistance du service public ferroviaire, qui n’aurait dû relever que de la décision politique. A cette « captation du régulateur par l’opérateur », reproche communément adressé à la SNCF par les néo-libéraux, la réforme ferroviaire de 1997 a désormais substitué la « captation du régulateur par le propriétaire-gestionnaire de l’infrastructure », RFF, en lui conférant de facto la maîtrise du système global, en tant que pilote de la qualité du réseau, chargé de la commercialisation de ses capacités. La situation est donc bien pire qu’auparavant en termes de services rendus, puisque RFF n’est pas en contact direct avec les réels destinataires-utilisateurs de son réseau, c’est-à-dire les usagers des services de transports.
L’erreur fondamentale, et potentiellement dangereuse, de la réforme française de 1997 consiste à avoir donné la haute main sur le système ferroviaire à une entité séparée de l’exploitation ferroviaire. RFF peut désormais, au nom de critères de gestion dictés par sa seule tutelle effective, le ministère chargé des Finances, faire passer l’exploitation ferroviaire, sa qualité et sa fiabilité au second plan, en l’absence de la « force de rappel » que constitue la sanction directe des usagers du train, qui ont en face d’eux la SNCF et non pas RFF [13].

La situation financière de la SNCF après 1995 comme épouvantail et comme prétexte

La réforme ferroviaire de 1997 a été « vendue » par ses concepteurs en brossant d’abord un tableau apocalyptique de la situation de la SNCF en termes de résultat et de dette. Cette méthode, usuelle lorsque l’on ne veut pas de débat public, a été la même que celle suivie récemment à propos de la réforme des retraites.
L’Etat n’a pas assumé ses responsabilités, qui auraient consisté à reprendre la dette de la SNCF, comme le demandaient les instances européennes et comme l’ont fait certains Etats voisins, notamment l’Allemagne. L’influente technocratie du ministère chargé des Finances a préféré bâtir une « usine à gaz ferroviaire » pour tenter, en créant RFF, de cacher une dette publique sous le tapis. L’obsession de Bercy a toujours été, en effet, non pas d’apurer la dette ferroviaire mais d’éviter qu’elle n’endosse le statut de dette publique vis-à-vis des sacro-saints critères de Maastricht. On verra plus loin ce qu’il est advenu de cette brillante stratégie.

Pour comparer la situation financière du rail français en 1996, dernière année avant la réforme, avec son évolution ultérieure, il ne faut pas se contenter des comptes séparés publiés par la SNCF et RFF. Seuls les comptes consolidés [14] du système ferroviaire global permettent une vision correcte, grâce à la neutralisation des jeux comptables à somme nulle introduits par la réforme de 1997.

Il convient d’abord d’examiner le résultat courant, c’est-à-dire avant prise en compte des éléments exceptionnels, notamment les importantes cessions d’actifs évoquées infra.

Evolution du résultat courant du système ferroviaire RFF + SNCF

En millions d’euros courants 1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
RFF - - 2 159 - 2 115 - 1 581 - 1 744 - 1 674 - 1 665 - 1 492
SNCF - 2 470 - 129 70 86 100 - 176 - 183 - 204
RFF + SNCF - 2 470 - 2 288 - 2 045 - 1 495 - 1 644 - 1 850 - 1 848 - 1 696

Si la réforme permet à la SNCF d’afficher des résultats moins éloignés de l’équilibre, au prix de la création d’une entité qui reprend l’essentiel du déficit dans ses comptes, le résultat global du système ferroviaire demeure toujours dramatiquement négatif.

La dette ferroviaire ayant été, en 1997, la principale justification avancée pour séparer institutionnellement l’infrastructure de l’exploitation, l’examen de l’évolution de la dette nette consolidée du système ferroviaire est encore plus intéressant.

Evolution de la dette nette du système ferroviaire RFF + SNCF + SAAD [15]
(Somme des dettes à long et à court terme, y compris cession-bail, hors intérêts courus non échus)

En milliards d’euros courants Au
31/12/96
Au
1/01/97
 [16]
Au
31/12/97
Au
31/12/98
Au
31/12/99
 [17]
Au
31/12/00
Au
31/12/01
Au
31/12/02
Au
31/12/03
RFF - 20,46 21,89 22,45 22,56 23,20 25,08 25,45 26,52
SNCF 31,71 6,89 7,62 7,73 7,30 6,49 7,32 7,10 7,00
RFF + SNCF 31,71 27,35 29,51 30,18 29,86 29,69 32,40 32,55 33,52
SAAD 4,36 8,72 8,54 8,42 8,95 8,93 8,93 8,80 8,77
TOTAL 36,07 36,07 38,05 38,60 38,81 38,62 41,33 41,35 42,29

Il est évident que la réforme de 1997 n’a en rien résolu le problème de la dette du système ferroviaire public.
La relative stabilisation de la dette propre de la SNCF résulte, outre des transferts au SAAD, de la limitation de ses investissements et de ses autres dépenses, notamment de personnel (ce que les cheminots savent bien), mais aussi d’une politique extrémiste de cessions d’actifs. Ainsi, aujourd’hui, elle n’est plus que locataire dans la quasi-totalité des bâtiments occupés par ses directions centrales parisiennes. Il lui reste certes les gares mais pour peu de temps, puisque RFF rêve de se les voir affecter et obtiendra certainement satisfaction via les instances européennes, lorsque des opérateurs autres que la SNCF feront circuler des trains de voyageurs sur le réseau. Comment en effet, sous la loi d’airain de la « concurrence équitable » entre opérateurs ferroviaires, justifier que l’un d’eux possède des installations nécessaires à tous, alors que les « gestionnaires d’infrastructures », comme RFF, ont précisément été créés pour « marchandiser » les biens ferroviaires utilisables en commun par des prestataires de service concurrents ?
Si l’on ajoute que la SNCF achète depuis longtemps son matériel roulant en crédit-bail, notamment les locomotives et les rames TGV, qui appartiennent ainsi à des institutions financières américaines ; que le matériel à voyageurs régional, décentralisation oblige, est la propriété des régions ; enfin que le matériel remorqué pour le fret est soit la propriété des chargeurs, soit celle de filiales où la SNCF n’est pas toujours majoritaire, on peut penser que, le moment venu, la sortie de la SNCF du paysage ferroviaire français sera assez facile à réaliser, exception faite du cas des cheminots, dont les compétences professionnelles spécifiques sont peu présentes sur le « marché de l’emploi »...

Quant à la dette de RFF, si elle ne croît pas encore davantage, c’est d’une part parce que les investissements en infrastructures ferroviaires ont été ces dernières années relativement faibles, ce qui augure mal du développement du rail et du report modal depuis la route, d’autre part parce que l’Etat a versé à RFF, entre 1997 et 2002, près de 8,4 milliards d’euros de dotations en capital. Les technocrates de Bercy ont estimé qu’en procédant ainsi plutôt qu’en reprenant d’emblée la dette ferroviaire de l’Etat, cette dernière échapperait à la qualification honteuse de « Maastrichtienne ». Malheureusement pour ces gestionnaires avisés, l’agence européenne des statistiques Eurostat a décidé le 17 mars 2003 que les dotations en capital de l’Etat à RFF devaient être comptabilisées en dépenses publiques ... et voilà la dette ferroviaire qui sort de sous le tapis !
Les déficits français officiels ont ainsi été revus à la hausse à partir de 1999, pour des parts comprises selon les années entre 0,08% et 0,14% du PIB, ce qui explique que le déficit de 2002, qui devait tout juste friser la « barre » des 3% du PIB du pacte européen de stabilité et de croissance qui fixe les « règles du jeu de la zone euro », est finalement remonté à 3,1%, déclenchant les foudres des gardiens du dogme monétariste à Bruxelles. Très logiquement, c’est l’ensemble de la dette de RFF qui, désormais, sera comptabilisée par les instances européennes en tant que dette de l’Etat français, et donc partie intégrante au respect du critère « Maastrichtien » d’une dette publique ne devant pas excéder 60% du PIB national.
La principale justification de la réforme ferroviaire de 1997, destinée à camoufler l’irresponsabilité des pouvoirs publics, n’aura donc mis que 6 ans à voler en éclats.

Les auteurs et les propagandistes de la réforme de 1997 ont aussi en grande partie justifié leurs options par un discours selon lequel la reprise par RFF des deux tiers de la dette ancienne de la SNCF permettrait à cette dernière, grâce à l’allègement consécutif de ses frais financiers, de se lancer résolument dans le développement des services ferroviaires. Il est donc hautement instructif, afin d’appréhender la réalité de cet allègement, de rapprocher, avant et après la réforme, les charges financières nettes de la SNCF des péages d’infrastructure qu’elle doit verser à RFF depuis que ce dernier existe.

Evolution des charges financières nettes et des péages de la SNCF

En milliards d’euros courants 1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
Charges financières nettes de la SNCF 1,97 0,29 0,23 0,16 0,15 0,11 0,17 0,10
Péage d’infrastructure de la SNCF à RFF - 0,92 0,95 1,52 1,56 1,69 1,95 1,95
TOTAL 1,97 1,21 1,18 1,68 1,71 1,80 2,12 2,05

La morale de cette fable n’échappe à personne : « Chassez les frais financiers par la porte d’un transfert de dette, ils reviennent par la fenêtre des péages d’infrastructure. »
La réforme n’a en rien résolu le problème des charges liées aux lignes nouvelles décidées par l’Etat et financées par la SNCF, qui plombent ses comptes et obèrent le développement des services ferroviaires. De fait, sous la houlette de Bercy, grand maître de cette petite cuisine, toute la contribution qui résulte du travail des cheminots est intégralement « siphonnée » par les péages d’infrastructure versés à RFF, en augmentation continuelle. On peut se demander comment peuvent faire les dirigeants de la SNCF pour motiver les cheminots afin qu’ils fassent toujours plus d’efforts de productivité. La réponse est simple : ils ne le peuvent pas.
Avant 1997, les cheminots « travaillaient pour rembourser les banques », selon une expression parlante de leurs syndicats ; depuis, ils travaillent pour payer RFF qui est chargé de rembourser les banques et cela coûte plus cher du fait de cet intermédiaire supplémentaire : on mesure ainsi les progrès accomplis...

Pour en finir avec les finances, précisons que la SNCF recevait de l’Etat, jusqu’en 1996, une contribution à ses charges d’infrastructure, censée compenser en partie les distorsions de concurrence avec le mode routier qui paie très peu les infrastructures qu’il utilise, financées pour l’essentiel par l’Etat. Cette contribution, qui s’élevait à 1,91 milliards d’euros en 1996 a été, à partir de 1997, versée à RFF puis progressivement rognée sans justification ; elle n’était plus que de 1,39 milliards d’euros en 2003. Depuis 1997, la SNCF reçoit de RFF, comme il a été exposé, une somme correspondant à la Convention de gestion déléguée de l’infrastructure, soit 2,65 milliards d’euros en 2003. Sur ce seul plan, la SNCF serait donc encore « gagnante » par rapport à la situation qui prévalait avant la réforme.
Cela ne durera pas, car le ministère chargé des Transports a fait savoir le 25 septembre 2003, lors de la présentation à la presse de son budget 2004, que les péages d’infrastructure versés par la SNCF augmenteront de 514 millions d’euros d’ici 2008 [18], ce qui les portera alors au niveau de la convention de gestion versée par RFF, qui devrait diminuer de son côté. Dès lors, la SNCF sera exactement ramenée à la situation précédente, celle qui avait soi-disant rendu nécessaires les modalités de cette réforme, mais avec les coûts de transaction en plus. Cette hausse des péages ne devrait cependant en rien accroître les ressources de RFF, puisque, selon le président de cet établissement s’adressant à la presse le 1er octobre 2003, la contribution aux charges d’infrastructures que lui verse l’Etat devrait être diminuée d’autant.

« Alors, à quoi bon ? », direz-vous. Mais si le montage de 1997 et sa dynamique devaient ouvrir la voie au démantèlement de l’établissement public SNCF, préparer la privatisation de ses activités profitables et contribuer à mater la résistance sociale de cheminots décidément trop turbulents (Cf. 1986-87, puis 1995), une forme de « logique » de domination, à défaut de rationalité économique, pourrait être décelée...

Le processus libéralisation - démantèlement - décentralisation - privatisation

L’opération conduite à grand renfort de directives et de règlements par la Commission européenne vise en réalité à contourner, en se donnant le temps nécessaire, l’article 295 du traité de l’Union européenne qui stipule : « Le présent traité ne préjuge en rien du régime de la propriété dans les Etats membres » [19]. Il s’agit de parvenir par des voies détournées à imposer tout de même la privatisation des anciens monopoles publics.

La menace de l’arrivée de la concurrence dans un secteur conduit les dirigeants des entreprises publiques de ce secteur, idéologiquement déjà acquis aux dogmes libéraux, à procéder à des achats dans les autres pays pour tenter de compenser la diminution de leurs marchés nationaux. Pour cela, ils s’endettent, parfois de manière délirante (Cf. France-Télécom et EdF).
Deux conséquences s’ensuivent quasi immédiatement.
Premièrement, cette attitude conduit les Etats européens à réclamer la réciprocité et en fait ainsi les meilleurs alliés de la Commission pour pousser à marche forcée vers l’ouverture totale du marché anciennement réservé aux monopoles publics. La SNCF en est là.
Deuxièmement, une fois endettées, les entreprises publiques n’ont plus les moyens d’investir, y compris dans la modernisation de leur outil national. L’Etat étant par ailleurs appauvri par les baisses d’impôts suscitées, elles aussi, par la doxa libérale, les dirigeants de ces entreprises publiques menacées de paupérisation réclament à cor et à cri l’ouverture de leur capital, afin d’accéder au marché boursier des capitaux. La privatisation devient ainsi « inéluctable », après le passage par la fiction de « l’ouverture du capital ».

Un projet de règlement de la Commission, soutenu au Parlement européen aussi bien par les Socialistes et les Verts que par la Droite libérale,prévoit de soumettre obligatoirement à appel d’offre les services régionaux de transport ferroviaire d’ici quelques années. Ainsi, en France, les Conseils régionaux ne seront plus tenus de faire assurer ces services par la SNCF, comme le prévoit encore la loi relative à la solidarité et au renouvellement urbains (loi « SRU »), mais pourront avoir recours à Connex-Vivendi ou à d’autres défenseurs du service public de la même farine. A l’évidence, toute entreprise répondant à un appel d’offres sera poussée par la concurrence à utiliser le personnel dans les conditions minimales de chaque pays, dumping social qui aura en outre inévitablement des répercussions sur la sécurité des circulations.
Comme les propositions des entreprises publiques historiques devraient être plus chères lors des appels d’offres dans leur pays d’appartenance, vu le statut plus favorable de leur personnel, il est probable que le mécanisme fonctionnera ainsi : la SNCF perdra des appels d’offres en France contre les entreprises privées utilisant le personnel aux conditions minimales du code du travail français ; elle utilisera alors ses compétences techniques à l’étranger pour remporter des appels d’offres locaux grâce à l’utilisation de personnels « nationaux ».
L’établissement public SNCF verra son activité diminuer en France et la prolongera à l’étranger sous statut privé, par l’intermédiaire d’une filiale. Cependant, comme il dispose de moins de marge de manœuvre qu’une entreprise privée (endettement, absence d’autonomie), il perdra progressivement sa substance en décroissant plus vite en France qu’il ne croîtra à l’étranger et le nivellement des statuts des cheminots européens se fera par le bas. C.Q.F.D.

Au plan intérieur, les ukases de la Commission n’ont cependant pas été nécessaires pour commencer la « privatisation rampante » de la SNCF, comme de toutes les autres entreprises publiques de services, grâce à l’embauche de contractuels et au recours systématisé à la sous-traitance. Ce phénomène a connu une forte accélération ces dernières années et l’existence de sociétés filiales de la SNCF comme Effia, chargée de l’accueil dans les gares, ainsi que de sociétés dédiées à la commercialisation, à la logistique et à l’accompagnement des trains de voyageurs internationaux (Eurostar, Thalys, Lyria, Artésia, etc.) aboutissent déjà à ce qu’un voyageur puisse effectuer un trajet ferroviaire sans avoir rencontré un seul cheminot à statut public.

En ce qui concerne le fret ferroviaire, en perte pour la SNCF de 451 millions d’euros en 2003, les grandes lignes d’un « plan d’assainissement 2004-2006 » ont été présentées par sa direction en novembre 2003. Outre des mesures drastiques de productivité, il est question, conformément aux souhaits exprimés à plusieurs reprises par le gouvernement, que les clients du fret soient passés au peigne fin et que la SNCF renonce aux trafics trop déficitaires [20]. C’en est bien fini des incantations « Gayssotiennes » au doublement du fret ferroviaire d’ici 2010, pour lequel modalités pratiques et moyens étaient d’ailleurs demeurés mystérieux ! Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour prévoir que, face à cet échec programmé du secteur public, le gouvernement sera tenté de confier tout ou partie du fret ferroviaire au secteur privé, dont le personnel serait aussi privé de statut, comme le MEDEF ne cesse de le revendiquer.

Le « modèle » encore et toujours reconnu des chemins de fer britanniques

Le cas du démantèlement et de la privatisation des chemins de fer britanniques à partir de 1994-1995, illustré avec talent en 2001, pour ce qui concerne le personnel d’entretien des voies, par le film de Ken Loach « The Navigators », mérite une mention particulière. Ses résultats sont sous nos yeux et plus encore sous ceux des usagers britanniques ; ils se passent de commentaires. Les présupposés idéologiques qui ont sous-tendu cette réforme sont encore plus instructifs, de même que le caractère exemplaire qu’elle conserve pour les néo-libéraux, en dépit précisément de ses résultats.

Lors d’une conférence donnée à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées en 1997, le professeur Stephen Glaister, de la London School of Economics, a donné avec candeur la « recette » appliquée dans la privatisation des services publics de transport au Royaume-Uni :
Afficher l’objectif de réduire à terme les subventions publiques (elles ont en réalité plus que doublé !) ;
Au préalable, briser menu les réseaux pour « casser » l’influence des syndicats ;
Libéraliser réellement le seul « marché du travail » ;
Réduire le nombre de salariés ;
Augmenter les tarifs, toujours sous le prétexte vertueux d’éviter les subventions de l’Etat (l’intérêt des usagers étant en réalité parfaitement secondaire) ;
Augmenter les revenus des seuls dirigeants des sociétés privées exploitantes... et ceux des nombreux conseillers juridiques qui vivent de la réforme.

Il est intéressant de noter que le système issu de la réforme britannique ne correspond pas aux directives européennes sur la « libéralisation » ferroviaire, puisque le découpage des services ferroviaires y a été effectué sur une base géographique, à travers des franchises accordées à des opérateurs privés pour des durées de cinq à dix ans. Une franchise donne à l’opérateur retenu par la Strategic Rail Authority, pour la durée convenue, le monopole de l’exploitation des services ferroviaires sur le territoire concerné par la franchise, contrairement au principe de l’ouverture à la concurrence sur toutes les lignes.
Cependant, ni cette divergence apparente avec les directives, ni les accidents à répétition sur le réseau ferré britannique, ni l’augmentation des prix pour l’usager, ni la faillite du gestionnaire privé des infrastructures (Railtrack, devenu Network Rail après sa re-nationalisation de fait fin 2001 [21]), ni le coût pour le contribuable beaucoup plus élevé que du temps de la compagnie nationale British Rail, n’ont conduit la Commission européenne à exprimer une quelconque critique de la réforme britannique. Au contraire même, il saute aux yeux que le projet de règlement de la Commission mentionné ci-avant et qui prévoit d’imposer des appels d’offres périodiques pour l’exploitation concurrentielle des services régionaux de transport ferroviaire, s’inspire très directement du « modèle » britannique des franchises, qui a « si bien réussi ».

La Commission préfère de beaucoup réserver ses critiques les plus acerbes à l’outil ferroviaire public français, sans considérer qu’il a permis la mise en œuvre du TGV, qu’il dispose encore de l’une des plus fortes parts du marché des transports ferroviaires en Europe, que son niveau de qualité en fait l’un des meilleurs du monde et qu’enfin les cheminots français font partie du peloton de tête des entreprises ferroviaires européennes en terme de productivité par agent [22], laquelle a augmenté par exemple de 16% de 1996 à 2002 malgré les « 35 heures » et la mauvaise conjoncture économique depuis 2001.

En guise de conclusion provisoire

Même s’ils ont des motifs légitimes de se plaindre parfois de leur service public de transport ferroviaire, soumis depuis fort longtemps au talon de fer de la rentabilité marchande, il est important, avant qu’il ne soit trop tard pour réagir, que les citoyens français ne tombent pas dans le piège qui consiste à accepter le sacrifice de l’outil public de chemin de fer sur l’autel de l’intégration européenne, au motif que le « marché » saura corriger ses dysfonctionnements. Cette « correction » n’a été constatée nulle part, bien au contraire. C’est sans doute pourquoi la Commission européenne s’est toujours dérobée à toute évaluation démocratique des effets réels des politiques néo-libérales des transports qu’elle promeut dans l’Union européenne depuis une quinzaine d’années.

Il apparaît clairement, en revanche, que pour les promoteurs de la « libéralisation » du rail français, son péché impardonnable n’est pas tant la qualité insuffisante ou le coût trop élevé du service, que le fait qu’il soit rendu par un monopole public, avec du personnel doté d’un statut conquis de haute lutte et qui n’entend pas se soumettre sans réagir au dumping social programmé par les Ayatollah du marché, sous le prétexte fallacieux de « revitaliser », selon la formule consacrée, le mode ferroviaire...

Une véritable efficacité sociale et environnementale du transport ferroviaire nécessite la mise en œuvre d’un processus de coordination au plan national et de coopération au plan européen, et non pas davantage de concurrence. Cela suppose des politiques publiques, actuellement privées de leurs indispensables moyens du fait des options des gouvernements français successifs et de la Commission européenne. Ce sont donc ces options qu’il convient de mettre radicalement en cause et ces moyens qu’il faut exiger, afin de mettre progressivement en œuvre un service public européen de transport ferroviaire.

Attac - Conseil scientifique
Groupe de travail « Transports »

Notes

[1Cette partie doit beaucoup à : Georges Ribeill ; Les cheminots ; La Découverte ; Paris ; 1984.

[2Le budget 2004 de la SNCF planifie une nouvelle baisse de 3 505 salariés entre décembre 2003 et décembre 2004, ce qui ramènera alors l’effectif à environ 168 000 agents (diminution d’un tiers en 20 ans !).

[3La longueur totale du réseau exploité est aujourd’hui de 31 000 kilomètres, dont 24 300 sont ouverts au trafic voyageurs, contre 42 700 kilomètres lors de la nationalisation de 1938 (hors lignes secondaires à voie étroite).

[4Notion économique, le dumping désigne au sens strict une pratique anti-concurrentielle punie par la loi et consistant à vendre un produit moins cher que ce qu’il a coûté à fabriquer, afin d’éliminer des concurrents qui ne peuvent pratiquer des tarifs aussi bas, sachant qu’ensuite on disposera d’un monopole permettant de pratiquer des tarifs plus rémunérateurs qu’en situation de concurrence. Le dumping social désigne l’avantage concurrentiel conféré à une entreprise mettant en pratique, voire ne respectant même pas, une législation sociale minimale ou peu avancée (salaires et garanties sociales, conditions de travail, etc.), ce qui lui permet de remporter la compétition économique contre des entreprises offrant une meilleure protection sociale, évidemment plus coûteuse. On évoque également le dumping social d’un pays vis-à vis d’un ou plusieurs autres, lorsque les législations sociales sont moins protectrices pour les travailleurs dans ce pays que dans les autres, ce qui lui confère un avantage compétitif. On parle aussi de dumping fiscal pour désigner les avantages dont dispose un Etat où les impôts sont plus faibles pour attirer les investissements étrangers et les emplois, et de dumping environnemental pour désigner ces avantages dans les cas où c’est la législation de protection de l’environnement qui est moins exigeante.

[5La notion de « monopole naturel » entérine les défaillances du marché capitaliste, lorsqu’un service coûte plus cher à fournir par des entreprises privées en concurrence que par une entité unique, en dépit de la compression des prix censée résulter de la concurrence. Relèvent du « monopole naturel » les secteurs à rendements croissants (importantes économies d’échelle) où les investissements, lourds, prennent sens selon une vision à long terme qui les place hors de l’horizon de rentabilité des acteurs privés, et ceux dont les activités présentent de forts effets sur les autres secteurs économiques et la collectivité (« effets externes »), que ceux-ci soient positifs (aménagement du territoire dans le cas des transports) ou négatifs (impacts sur l’environnement), effets que le marché capitaliste ne prend pas en compte. Les secteurs du transport ferroviaire, pris globalement, mais aussi de la distribution du gaz et de l’électricité, des télécommunications, etc. possèdent ces caractéristiques.

[6Ce déni de l’histoire caractérise bien la Commission car les systèmes ferroviaires les plus performants au monde sur un plan strictement économique, celui des Etats-Unis pour le fret et celui du Japon pour les voyageurs, sont certes privatisés mais demeurent intégrés. Ce maintien résulte d’un choix affirmé par leurs dirigeants, qui proclament ouvertement que la séparation de l’infrastructure et son ouverture forcée à des services en concurrence sont des absurdités techniques et économiques. Cela n’empêche pas la Commission de saluer volontiers leur réussite... tout en persistant dans son dogme.

[7A supposer qu’elle existe, cette « rente » ne serait pas indue, puisqu’elle a pour source l’investissement public donc, plus ou moins, l’argent du contribuable. En outre, dans un service public, la contribution des services bénéficiaires n’est pas une « rente » car elle contribue à assurer la péréquation tarifaire (Cf. le prix unique du timbre-poste) et à créer, ou à maintenir, des services peu ou pas « rentables » en termes strictement économiques.

[8Un accord intervenu en 1997 à la réunion du Conseil de l’OCDE au niveau des ministres [C/MIN(97)10] visait à « réformer la réglementation économique dans tous les secteurs afin de stimuler la concurrence » et recommandait en particulier de :
« (i) séparer les activités potentiellement concurrentielles des réseaux de service d’utilité publique réglementés, et procéder par ailleurs aux restructurations requises pour réduire la puissance sur le marché des entreprises en place ;
(ii) garantir l’accès aux réseaux essentiels à tous les entrants sur le marché dans des conditions de transparence et de non-discrimination ».
La France s’est ici, une fois de plus, montrée particulièrement bon élève de l’OCDE, nonobstant les ritournelles des gouvernements successifs sur la prétendue « défense du service public à la française ».

[9Malgré les dénégations du président de la SNCF, les appels réitérés des forces économiques et de certains élus, voire désormais de membres du gouvernement, à la privatisation du fret ferroviaire, matérialisent ces craintes.

[10En théorie économique (Cf. les travaux de Ronald H. Coase et Oliver E. Williamson), les coûts de transactions désignent les frais entraînés par le recours au marché, qui viennent s’ajouter au prix que supporte l’acheteur ou se retrancher du profit du vendeur. Ces frais proviennent simplement du fait que les agents, avant d’aboutir à une transaction, doivent prendre le temps et la peine de s’informer, de négocier, de rédiger éventuellement des contrats, de prévoir des vérifications, de s’entendre sur une méthode d’arbitrage des différents, etc. Ces coûts sont supprimés lorsque les échanges n’ont plus lieu entre des agents indépendants se rencontrant sur un marché, mais au sein d’une même entreprise, ce qui explique les processus de fusions et de concentrations industrielles.

[11Selon l’hebdomadaire Le Point du 25 juillet 2003.

[12De 1981 à 2002 inclus, 4 580 kilomètres de lignes ferroviaires ont été définitivement fermés (13% du réseau) et le nombre de points du territoire desservis a été quasiment divisé par deux, tant pour les voyageurs que pour les marchandises. Toutefois, sur la même période, 1 540 kilomètres de lignes à grande vitesse ont été mis en service,... ainsi qu’environ 6 000 kilomètres d’autoroutes, soit un quasi doublement du réseau autoroutier.

[13Nombre d’exemples illustrent ces considérations, qui ne constituent en aucun cas une vue de l’esprit. On peut citer parmi eux la démission, en 1999, du directeur général délégué aux infrastructures de la SNCF devant la volonté de RFF d’ « économiser » sur un investissement de sécurité ; les incidents d’exploitation et les retards du TGV Paris-Lyon, dus au fait que RFF s’est refusé à payer la consolidation des caténaires (fils de contact d’alimentation électrique) avant la mise en circulation du TGV Méditerranée à 300 km/heure ; la vente par RFF d’éléments du patrimoine ferroviaire, sans considération d’une possible reprise future de l’exploitation...

[14Les données consolidées qui suivent proviennent des rapports du Conseil supérieur du service public ferroviaire (CSSPF), notamment le rapport : « Situation économique et financière du système ferroviaire français » (septembre 2001), élaboré par un groupe de travail présidé par Mme Nicole Questiaux, ancienne ministre d’Etat, ainsi que le rapport : CSSPF, Evaluation de la réforme du secteur du transport ferroviaire, La documentation française, Paris, décembre 2002.

[15Le SAAD (Service annexe d’amortissement de la dette ferroviaire) a été créé le 1er janvier 1991. L’Etat s’est engagé à couvrir durablement les intérêts de la dette transférée de la SNCF au SAAD, moyennant un versement annuel modéré de la SNCF au SAAD (compris entre 15 millions d’euros en 1991 et 18 millions d’euros en 2002), et à rembourser progressivement le capital. Le SAAD est juridiquement rattaché à la SNCF, mais il est doté d’une comptabilité distincte.

[16Transfert au 1er janvier 1997 de 20,46 milliards d’euros (134,2 milliards de francs) de la dette de la SNCF à RFF et de 4,36 milliards d’euros (28,6 milliards de francs) de la dette de la SNCF au SAAD.

[17Transfert au 1er janvier 1999 de 0,61 milliards d’euros (4 milliards de francs) de la dette de la SNCF au SAAD.

[18Cette augmentation se répartira entre 214 millions d’euros dès 2004 à la charge des Régions par l’augmentation des péages des TER, qui leur sera compensée par une dotation supplémentaire de l’Etat, et 300 millions à la charge de la SNCF, sous forme de cinq augmentations cumulatives de 60 millions d’euros par an de 2004 à 2008. Le président de RFF, Jean-Pierre Duport, a fait part à la presse le 1er octobre 2003 de sa proposition de répartir l’augmentation pour la SNCF par moitié sur les trains de grandes lignes et par moitié sur les trains de fret, pour lesquels cette hausse de 150 millions d’euros en 5 ans représentera un quasi doublement des péages. A cette occasion, M. Duport s’est défendu de compromettre le redressement du fret ferroviaire puisque « même avec des péages à zéro, cette activité resterait lourdement déficitaire », argument qui laisse pantois...

[19La récente affaire (septembre 2003) du sauvetage par l’Etat d’Alstom, menacé de faillite, a montré le peu de portée de cette disposition en général. En fait, le premier plan de sauvetage présenté à Bruxelles par la France a surtout été refusé parce qu’il comportait une prise de participation immédiate de l’Etat au capital d’Alstom (31%), clause que le second plan, accepté, ne comporte plus, alors qu’il prévoit des aides d’Etat supérieures. Ce sont donc moins les aides « anti-concurrentielles » que la perte partielle du contrôle du capital par les intérêts qu’il supporte qui hérisse le vertueux Commissaire bruxellois à la Concurrence.

[20Alors que la direction des Ressources humaines de la SNCF a proposé aux syndicats de discuter de « l’accompagnement social » d’un « Plan fret » dont le contenu précis était encore tenu secret (!) début 2004, ils s’attendent à ce qu’environ 10 000 emplois soient progressivement supprimés, notamment à la Traction, au Matériel et dans les gares de triage, ainsi qu’à une baisse programmée d’environ 20% du trafic de fret ferroviaire, qui était de 46,8 milliards de tonnes-kilomètres en 2003 (en face d’environ 280 milliards de tonnes-kilomètres sur route). La présentation du budget 2004 de la SNCF à son Comité central d’entreprise, le 26 janvier 2004, a donné crédit à ces craintes : sur les 3505 emplois qu’il est prévu de supprimer en 2004, environ 2 500 sont consécutifs à la première année de mise en œuvre du « Plan fret ».

[21Il s’agit désormais officiellement d’une « société privée à but non lucratif sans actionnaire et contrôlée par l’Etat »... mais il est « incorrect » (sic) d’évoquer une re-nationalisation. Pourtant et au surplus, à la demande du gouvernement, Network Rail a décidé en octobre 2003 de reprendre à son compte les opérations de maintenance du réseau ferroviaire, qui étaient confiées à des sous-traitants privés depuis la réforme de 1994. L’humour britannique permet de motiver cette décision par des raisons de sécurité et des raisons financières (selon Network Rail, une maintenance publique devrait permettre d’économiser environ 20%, sur une enveloppe totale prévue pour 2004 de 1,85 milliards d’euros), alors que la privatisation avait été menée au prétexte que les services d’entreprises privées seraient plus efficaces et coûteraient beaucoup moins cher au contribuable...

[22Cette croissance de la productivité de la SNCF est niée, sans élément probant, par des assertions réitérées de l’officine néo-libérale qu’est devenu le Commissariat général du Plan (ceux qui croient encore que plan et marché s’opposent, retardent...) Le Plan s’est adjoint les services du Laboratoire d’économie des transports (L.E.T.) de l’université de Lyon, dont le directeur est devenu préposé pour applaudir la réforme de 1997 et stigmatiser l’inefficacité des cheminots dans les média, tout comme, pour la même raison alimentaire, les « académiciens » de médecine et de pharmacie applaudissent les OGM et stigmatisent les alter-mondialistes...