Articles de "L’économie politique" : "L’altermondialisme a-t-il un avenir ?" (notes de lecture de J-P Allétru)
L’altermondialisme a-t-il un avenir ?
L’économie politique n° 25 (janvier 2005)
(Notes de lecture de Jean-Paul Allétru d’Attac Montrouge
1er mars 2005)
Edito de Christian Chavagneux, rédacteur en chef de l’Economie politique : « regardés de haut depuis les montagnes de Davos par les élites politiques et économiques il y a à peine quatre ans, les militants altermondialistes sont désormais reconnus comme des acteurs à part entière de la scène politique mondiale.
Cependant, ce résultat, pour satisfaisant qu’il soit, ne suffit pas à changer le monde.
Le principe du respect des droits politiques, sociaux, économiques, culturels, peut se présenter comme universel et se décliner en campagnes d’action précises.
Mais les réseaux qui se définissent comme altermondialistes sont en fait profondément ancrés dans leurs espaces nationaux respectifs. Et c’est dans ses choix de positionnements politiques nationaux, notamment par rapport aux partis traditionnels, que l’altermondialisme joue peut-être aujourd’hui l’essentiel de son avenir. »
Bruno Rebelle, Greenpeace France : « les altermondialistes peinent à élargir leur audience et à dépasser le stade de l’opposition au système. »
Pour passer à l’action , un thème fédérateur peut être le changement climatique : les impacts des changements climatiques concernent tous les habitants de la planète. Les actions à entreprendre concernent également tout le monde, depuis les individus jusqu’aux grands patrons d’industrie et aux décideurs des politiques publiques. Imaginons que tous les militants se mobilisent pour faire grandir une vague de pression pour réduire les émissions de CO2, et que cette vague se double d’une déferlante d’actions locales, ponctuelles, dérisoires prises individuellement, mais qui, dans leur ensemble, catalyseront le changement...
Un autre thème possible serait le rejet des OGM...
Les énergies rassemblées dans la mouvance altermondialiste gagneraient à être canalisées. Pour être efficace, cette concentration de moyens doit s’opérer vers un nombre limité de campagnes concrètes. Il nous faut une victoire collective, vite !
La diversité des causes rassemblées sous le label « alter » nuit à la cohérence du message qu’il entend promouvoir. Le mouvement devrait produire un « projet altermondialiste » et accepter que ce projet soit au centre des débats qui amélioreront pas à pas le contenu de ce projet. La difficulté peut venir des incohérences toujours possibles entre les différentes composantes du mouvement. Par exemple, du fait des intérêts sectoriels des syndicats de la production électrique, il reste très difficile de remettre en question le productivisme électronucléaire. S’il est une contradiction que le mouvement devra rapidement résoudre, c’est bien celle de l’opposition entre productivisme (et redistribution des richesses croissantes) et limitation de la croissance ou décroissance (et partage équitable des ressources dans le respect des limites écologiques de la planète).
René Passet, président d’honneur du conseil scientifique d’Attac : lors de la constitution d’ATTAC, en 1998, l’ampleur de la réponse populaire a montré que les Français n’attendaient que cette occasion de faire de la politique autrement : un mot d’ordre clairement identifiable (taxe sur les mouvements de capitaux), façon d’entrer en politique sans ambition personnelle, travail considérable de réflexion et d’éducation avec le conseil scientifique.
J’ai proposé l’élaboration de « cahiers de doléances » faisant remonter du local au national les plaintes et les aspirations des populations, en vue d’aboutir en deux ou trois années à la tenue d’ « états généraux ».
Jean-Marie Fardeau, CCFD : la mouvance altermondialiste doit veiller à pouvoir accueillir et respecter tous les groupes qui se reconnaissent dans une démarche visant à la justice sociale et au respect des droits individuels et collectifs. Elle ne doit pas tomber dans le piège de l’ « organisation », mais rester un carrefour de courants de pensée. Il faut donner plus de lisibilité aux propositions altermondialistes, afin que celles-ci soient en mesure d’influencer les politiques globales. Le contenu de l’altermondialisme ne se joue pas aux forums, mais par un travail patient sur les dossiers, par la constitution de réseaux mondiaux, par une action permanente de formation et d’influence sur les pouvoirs .
Susan George, vice-présidente d’ATTAC : deux succès concrets en France : la campagne « collectivités locales contre l’AGCS » (fin 2004, 14 régions, 24 départements, 28 villes préfectures, en tout plus de 620 collectivités locales se sont déclarées « zones hors AGCS ») ; Jacques Cossart, secrétaire général du conseil scientifique d’ATTAC, a fait partie de la commission Landau, nommée par l’Elysée pour étudier les moyens d’accroître l’aide au développement des pays pauvres. La proposition de fiscalité internationale qui en a résulté a été portée devant l’ONU et a reçu le soutien de 110 pays.
Nous réfléchissons à un Forum social français.
Christophe Aguiton membre du conseil scientifique d’ ATTAC : comment aider à la constitution d’un réel mouvement social européen ? Comment s’organiser face au pouvoir exorbitant des grandes multinationales ?
Patrick Viveret, animateur du Centre international Pierre-Mendès-France : Le mouvement civique mondial ne peut se satisfaire du concept paresseux de « mondialisation néolibérale ». Il se heurte en fait autant aux intégrismes qu’à un capitalisme de plus en plus autoritaire et de moins en moins libéral. Le nouvel impérialisme américain se révèle toujours plus nationaliste et opposé à l’émergence de régulations mondiales, qu’elles soient écologiques (refus du protocole de Kyoto), juridiques (refus de la Cour pénale internationale), politiques (refus d’une réforme des Nations-Unies), et même économiques (barrières protectionnistes pour son agriculture, son industrie et ses brevets).
Il s’agit de récuser aussi bien la forme pacifiste de la résignation aux dictatures et aux oppressions que la prétention d’imposer la démocratie par la guerre.
Si on se contente d’opposer au capitalisme la vertu et la raison, d’une part, le rapport à une simple économie des besoins, de l’autre, et l’organisation bureaucratique de la production en prime, alors le capitalisme reste largement vainqueur. Aussi injuste soit-il, il est plus près de la nature psychique humaine (être de désir et d’angoisse et pas seulement être de besoin et de raison), que la plupart des utopies.
En revanche, si des forces alternatives font de la régulation une règle du jeu au service de forts processus d’autogestion, de subsidiarité et de décentralisation, plutôt que de construire des bureaucraties annihilant les énergies, alors elles se trouvent en bonne position pour passer de la guerre de tranchées à la guerre de mouvement.
Par exemple le capitalisme est vulnérable dès lors qu’un mouvement consumériste s’organise et dépasse la simple pression sur les prix pour poser la question plus radicale de la qualité : qualité alimentaire, par exemple, débouchant sur une exigence globale de qualité de vie.
L’image est également une zone de fragilité du capitalisme : à la suite du mouvement d’opinion sur la mal-bouffe et les risques liés aux OGM, Monsanto a vu son image se dégrader, sa valeur boursière chuter , et a du retirer du marché sa semence dite Terminator (parce qu’elle n’était pas réutilisable par les paysans).
Gustave Massiah, vice-président d’ATTAC-France : le débat sur la démocratie mondiale fonde le projet d’une nouvelle Constitution du monde.
Il est possible de réguler l’économie et les échanges à partir du respect des droits : des droits civils et politiques autant que des droits économiques, sociaux et culturels. La lutte pour les droits des générations futures caractérise notre conception du paradigme écologique.
La mobilisation du droit et son approfondissement sont, pour le mouvement altermondialiste, des objectifs stratégiques.
L’annulation de la dette pourrait préfigurer la mise en place d’un système économique fondé sur le droit international. Une conférence des Nations unies devrait être convoquée pour discuter globalement de la dette, du droit international de l’endettement et de la réforme des institutions financières internationales.
En partie grâce au mouvement altermondialiste, et notamment à ATTAC, la fiscalité internationale sort progressivement du champ de la vision idéaliste. Une étude d’ATTAC estime à 694 milliards de dollars le total des taxes actuellement proposées dans les conférences internationales.
Le débat sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises est un nouveau front en pleine effervescence.
Dans les institutions de Bretton Woods, la responsabilité directe est celle des actionnaires. Il s’agit de limiter leurs compétences à leur mission (stabilité du système monétaire et prévention des crises monétaires) et de leur refuser le rôle de tutelle des pays pauvres qui leur a été attribué par les pays riches.
Le mouvement altermondialiste occupe dans toutes ces mobilisations une place stratégique.
Le mouvement altermondialiste se pose aussi la question des alliances. Il lui faut articuler en fonction des situations cinq alliances possibles. Les plus larges sont l’alliance antihégémonique contre la guerre et l’alliance antifasciste contre les intégristes de tout poil. Les plus radicales sont l’alliance anticapitaliste et l’alliance antiproductiviste, qui s’opposent sur la signification du paradigme écologiste. La plus discutée est celle contre le néolibéralisme, qui permettrait de casser l’accord entre libéraux et socio-libéraux, sans courir le risque, déjà expérimenté, d’un retournement des socio-libéraux dès leur arrivée au pouvoir.
Pour faire avancer la civilisation, il faut s’attaquer d’abord à la barbarie que constitue l’ordre injuste du monde.
Eddy Fougier, institut d’études politiques de Paris : la mouvance altermondialiste a privilégié deux options : son élargissement et son approfondissement. Le premier a été en partie réussi, mais au détriment du second.
Certains vont jusqu’à prôner une grande alliance des altermondialistes et des organisations arabo-musulmanes.
Mais d’autres regrettent un éparpillement du mouvement, et de fortes contradictions entre les différentes composantes du mouvement.
On peut distinguer les réformistes et les radicaux. Les premiers (tels Oxfam) entendent promouvoir une mondialisation plus équitable, en privilégiant une réforme des institutions et des règles de gouvernance globale. Le courant radical se décompose en deux tendances. La première (par exemple ATTAC) vise à une transformation des valeurs en changeant la société par le bas, sur la base d’un travail d’éducation populaire et de contre-expertise, ainsi que par la création d’un rapport de force. La seconde tendance a pour objectif de créer des poches autonomes dans le système à l’échelle d’une petite communauté, au sein desquelles les principes alternatifs pourraient être mis en place.
Il existe cependant un autre courant, que l’on peut appeler « politique », qui considère que l’altermondialisme doit s’inscrire dans un pôle révolutionnaire plus large.
Enfin de nouveaux acteurs politiques antilibéraux émergent, en partie dans des pays où la gauche est au pouvoir (au Royaume-Uni, en Allemagne, au Brésil).
Les incertitudes sont notables en ce qui concerne l’avenir de l’altermondialisme. Sa dimension post-communiste résout des difficultés mais en crée d’autres (incapacité à contrôler les dérives -violence des plus radicaux, propos antisémites-, et à définir un consensus sur des propositions alternatives, difficulté à toucher directement les catégories populaires).
Stephen Gill, professeur de science politique, Canada : la vraie question est de savoir s’il est possible d’identifier et d’imaginer de nouvelles formes d’organisation politique démocratique en mesure de s’attaquer aux problèmes urgents de notre époque.
Joël Roman, revue Esprit : Le mouvement altermondialiste regroupe trois courants politiques fort dissemblables :
un courant néomarxiste, pour lequel le capitalisme mondialisé est la raison de tous les maux de la planète (alors qu’en réalité le fort accroissement des flux financiers et les oscillations spéculatives sont dus aux capitaux investis par les fonds de pension anglo-saxons, et ce sont donc les économies des salariés américains qui alimentent une bonne part des crises contemporaines), et qui fantasme une classe ouvrière rêvée, qui n’a pas grand chose à voir ni avec les salariés réellement existants, ni avec les problèmes sociaux de la société en voie de dualisation, ni avec la base sociale de salariés protégés, essentiellement membres de la fonction publique, qui forment le gros des troupes altermondialistes.
Un courant national-républicain, pour lequel l’opposition à la mondialisation est la thématique essentielle. Ce courant est fort particulièrement en France (mais il est vrai que l’altermondialisme n’a, dans la plupart des pays, d’autre réalité que groupusculaire). Les leaders se focalisent plus particulièrement sur l’Europe. Cette composante est indéfectiblement attachée à l’Etat. Idéologie organique de fonctionnaires, cet altermondialisme s’est mobilisé dans tous les combats de société où l’ordre moral était mis en cause.
Une troisième composante plus libertaire, qui met en avant les exigences de la liberté individuelle. Particulièrement fort autour des combats qui mettent en cause la sexualité (féminisme et mouvement homosexuel), ce courant n’a en ré&alité pas grand chose à voir avec l’altermondialisme, sinon par une posture mouvementiste qui n’offre guère de cohérence intellectuelle.
Ceci explique que les altermondialistes ont du mal à trouver des réponses communes sur les questions auxquelles ils sont confrontés.
Les délocalisations, par exemple. Leur critique peut bien se faire d’un point de vue nationaliste, mais qu’a-t-elle d’anticapitaliste ? D’ailleurs, les délocalisations entraînent des tensions entre les altermondialistes des pays du Nord, qui protestent contre une concurrence sociale déloyale, et ceux des pays du Sud, qui y voient un moyen pour leur pays d’entrer dans un cycle de développement économique endogène. Le protectionnisme est vu par les nationalistes comme un moyen légitime de s’opposer à la mondialisation, tandis que les représentants des pays du Sud y voient une volonté de figer le statu quo.
Les anticapitalistes défendent une législation sociale protectrice, limitant le travail de nuit des femmes ; les libéraux « culturels » la refusent, au nom de la lutte contre les discriminations.
Pour les uns, la référence à l’islam est la composante authentique d’une protestation culturelle contre l’homogénéisation et l’uniformité. Pour d’autres, elle représente une régression idéologique profonde et le principal danger auquel nos sociétés sont aujourd’hui confrontées. Le capitalisme réel, quant à lui, se fiche éperdument de ce débat.
Ce n’est pas seulement le mouvement altermondialiste, mais l’ensemble de la gauche, qui se trouve dans l’obligation de procéder à des clarifications. Quelle solidarité en matière de développement ? comment limiter l’emprise du marché sans restreindre la liberté individuelle ? quelle place faire à la contestation culturelle dans la contestation sociale ?
Eric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer (sciences po Dauphine, Lausanne, IEP) : S’ils attirent des participants de toutes nationalités, les contre-sommets et les forums sociaux, en particulier européens, restent encore dominés par des logiques nationales. Si ATTAC revendique sa présence dans 35 pays, l’ensemble s’apparente plus à une fédération de réseaux autonomes qu’à une organisation réellement transnationale.
En France, l’altermondialisme est l’héritier de mouvements appartenant à la nébuleuse du tiers-mondisme, qui se sont développés après la décolonisation (mouvements anti-impérialistes issus de l’anticolonialisme de gauche - Gustave Massiah ; tiers-mondisme intellectuel du monde diplomatique -Ignacio Ramonet, Bernard Cassen ; militantisme chrétien de l’aide au développement -JAC, CCFD).
Les tiers-mondismes vont connaître pendant les années 1980 une période de reflux, caractérisée par la montée du courant humanitaire, jusqu’à ce que le mouvement s’inverse dans les années 1990.
Mais ATTAC résulte de la convergence d’organisations diverses dépassant largement la sphère du tiers-mondisme : syndicalisme (Sud, Confédération paysanne), mouvements de « sans » (comme AC !) .
Ces groupes se caractérisent par la marginalité de la place qu’ils occupent dans leurs sphères respectives. Les contre-sommets ou les forums sociaux constituent, pour ces groupes aux ressources faibles ou très spécialisées, des occasions de se régénérer, de constituer de nouvelles coalitions et de gagner en audience et en reconnaissance sans perdre leur spécificité ou leur autonomie d’action.
L’altermondialisme est enfin porté par un mouvement plus vaste qui l’englobe, celui des recompositions internes à l’espace politique français, après la crise de l’engagement des années 1980 (tournant gestionnaire de la gauche au pouvoir).
L’impression qui résulte de ces sédimentations successives est celle d’une nébuleuse hétérogène.
Mais tel qu’il est, il a son efficacité : il joue un rôle de vigie, il alerte sur les problèmes, il sensibilise les opinions publiques sur les enjeux de la pollution, de l’environnement, ; sur les injustices et les méfaits de la mondialisation sans entraves, contribuant à inscrire ces problèmes dans les programmes politiques. Surtout, c’est un laboratoire d’idées pour changer la vie au quotidien, simplement en montrant qu’on peut produire et consommer autrement, informer autrement, en sortant d’une logique marchande.
Samy Cohen, CERI, science po Paris : les grandes ONG internationales (Médecins sans frontières, médecins du monde, amnesty international, Greenpeace, Oxfam, ...) ont joué un rôle précurseur dans les combats pour l’annulation de la dette des pays les plus pauvres, la protection de l’environnement, le commerce équitable, ... Mais ce ne sont pas des mouvements de contestation, ce sont des organisations très spécialisées et très attachées à leur image de compétence et de responsabilité.