Notre vie ne vaut plus rien. Pas plus que notre travail
Nous engendrons, jour après jour, avec cette ferveur fanatique qui n’appartient qu’aux croyants - comme si notre vie en dépendait - une forme d’existence où tout naît sous la forme anticipée d’un champ de ruines, puisque chaque chose vient au monde avec l’idée d’être détruite dans sa consommation, porteuse de plus-value.
Là où autrefois nous transformions le monde par le travail humain, quelque chose se met en place pour assumer, à notre place, la transformation du monde : l’abstraction de l’argent et la déréalisation de toute chose par le fait de la vider de sa substance pour engendrer de la plus-value.
Le travail de l’argent produit davantage de plus-value que le travail des êtres humains.
L’argent est trop fort. Il est imbattable : plus puissant, plus rapide, plus polymorphe que nous, pauvres entités biologiques assignées à un corps pesant, incapables de changer aussi rapidement que lui.
Le capitalisme vise à la consommation de toute chose, cherchant dans le moindre processus une source de plus-value. Tout s’éteindra un jour, dans l’assomption qu’il ne reste plus rien à consommer. Le capitalisme est animé par un moteur interne - celui du profit - qui consiste en une transformation de la réalité en abstraction comptable où la colonne "crédit" doit présenter un chiffre supérieur à la colonne "débit".
Cette pensée, où s’exprime une haine historique de la négativité, conduit à terme à s’en défaire. En fait, la négativité est tout ce qui résiste, et notamment la matérialité des choses. Le capitalisme vise, dans son fonctionnement idéal, à se délester de cette machine à ralentir les échanges que serait la réalité - un peu comme une énergie se trouve ralentie par les canaux qui la distribuent.
Toute chose court vers son abstraction : les processus, les pratiques, l’art, la vie, la reproduction voient leur évolution conduite par un frénétique désir d’échapper à leur matérialité. Au-delà d’un certain niveau de complexité, tout dispositif - politique, social, économique, culturel, symbolique... - entre dans une spirale autoréférentielle : le référent de l’art devient l’art, celui de la science, la science, etc. Tout développement produit nécessairement une inflation du rapport à soi et une coupure progressive avec l’altérité. Le progrès se fait contre l’Autre, sur le dos de son expulsion. L’autophagie est la pratique terminale de cette trajectoire : le stade où l’Autre a disparu, et où l’on ne peut plus se nourrir, avec une délectation mêlée d’effroi et de dégoût, que de soi-même.
Le capitalisme mondialisé est la dernière occurrence historique de ce mouvement, son achèvement autant que l’application systématique de l’autophagie à tous les étages de l’Etre.
Même s’il progresse par dévoration des petits par les gros, même s’il est animé par une mythologie du prédateur et par une mystique de la prédation comme acte où s’accomplirait pleinement son essence, le capitalisme ne suit aucunement la loi de la jungle, car celle-ci est formulée pour maintenir en place un ordre écologique. Alors que cette loi du capitalisme n’est pas de manger l’Autre - celui-ci a disparu, même son idée a disparu -, mais de se manger soi-même. […]
Jamais il n’y aura à ce point rien eu. Jamais nous n’aurons connu de temps où nous aurons à nous tenir "dans" rien. Nous avons l’habitude culturelle d’exister "dans" quelque chose ou "sur" quelque chose. Sur quoi repose l’humain lorsqu’il ne repose plus sur rien, qu’est-ce qui soutient l’humain lorsque tous les piliers qui le soutenaient et lui donnaient sa forme ont disparu ? En qui et sur quoi sommes-nous, en tant qu’êtres humains, lorsque tout ce en quoi et sur quoi nous reposions (catégories, matériaux, logiques, valeurs, etc.) a disparu ? Quelle nouveauté (et pourquoi pas : quelle évolution ou quel progrès ?) est apportée par ce mouvement qui affecte tout le monde sans discrimination et qui touche les humains, les discours, les sociétés et l’écosystème planétaire lui-même ? Là, forcés d’inventer une nouvelle réalité, nous aurons à apprendre à exister dans rien, et même sur rien. Vraisemblablement appuyés sur la biologie et les biotechnologies, et la prise en main du devenir qu’elles autorisent, nous devrons inventer une ontologie et une logique compatible avec ce nouvel état de l’Etre.
Mais, avant, nous connaîtrons l’heure de l’ombre la plus courte, tout simplement parce qu’il n’y aura plus rien qui puisse se tenir debout pour s’interposer au soleil, créant par là une ombre. Plus d’ombre et plus de corps pour faire ombre, ni même de sol où l’ombre pourrait se projeter. Plus rien. Plus rien du tout. Ayant fait disparaître l’Autre, nous connaîtrons le rien d’une façon absolument radicale, neuve, sans espoir ni nostalgie. Car notre mémoire aussi aura été consommée. Brûlée, confiée à des supports instables, puis évanouie. La mémoire est la présence du temps en nous, en même temps que la négation du temps car tout y est coprésent. Elle sera pourtant exterminée avec une violence sans précédent, car elle nous rappelle le fait que nous sommes des êtres temporels.
L’omniprésence contemporaine de la catégorie d’espace fait de nous des êtres sans temps. Comment aborder ce rapport à l’Etre qui s’exprime à travers la prévalence dictatoriale d’une catégorie essentielle (l’espace) au détriment d’une autre (le temps) ? Pourtant le capitalisme, contraint par ses propres modes de progression à tout consommer, est condamné à se débarrasser aussi de l’espace : il n’y aura plus rien.
Nous cherchons l’éternité, la pure spatialité a-temporelle de l’éternité. Nous l’aurons. Nous connaîtrons la glaciation de l’éternel présent. Celui qui nous fait nous tenir - arc-boutés dans la fabrication autonome de notre identité - dans l’oubli du passé et la terreur de l’avenir.
Dominique QUESSADA.
Dominique Quessada est philosophe et ex-publicitaire ; l’article est paru le 26 septembre 2004 en tribune libre dans Le Monde