Y a-t-il encore un intérêt général ?
Depuis plus de deux siècles deux conceptions de l’intérêt général s’opposent.
Dans « Le contrat social » (1762) Jean-Jacques Rousseau développe la notion de volonté générale : ce que les citoyens ont en commun, le point où leurs intérêts s’accordent. Cela n’empêche pas que « chaque individu puisse, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 stipule : « La loi est l’expression de la volonté générale ». Ici l’intérêt général n’est pas trouvé mais recherché ; il postule à la fois un citoyen et un travail politique ; il est une construction volontaire entre les citoyens.
Dans « Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations » (1776) de l’économiste écossais Adam Smith. c’est en recherchant son propre bénéfice qu’à son insu chaque individu concourt au bien de l’ensemble de la société. Le boulanger fait du bon pain, le boucher de la bonne viande par cupidité, par égoïsme pour les vendre. Ici l’intérêt général est trouvé mais pas recherché : il résulte des intérêts particuliers et en est la somme. C’est la fameuse main invisible du marché.
Dans leur mise en œuvre concrète aux 19ème et 20ème siècles, les deux conceptions renvoient à la place de l’Etat et du marché dans la société. Dans la première l’Etat incarne l’intérêt général : c’est lui qui le définit et le met en œuvre ; c’est de lui que l’Etat tire sa puissance politique ; les citoyens sont largement tenus à l’écart des décisions. Dans la seconde conception, pour naître et se développer, le marché a besoin d’un Etat entrepreneur qui devient progressivement un auxiliaire du marché.
Principal vecteur de l’intérêt général, les services publics ont été justifiés par les idées suivantes, en France, entre la Libération et le début des années 1980 :
– ils permettent de définir et de satisfaire l’intérêt général ;
– ils pallient les défaillances du marché (satisfaction des besoins non rentables notamment) ;
– ils constituent l’instrument essentiel de l’exercice concret des droits fondamentaux des citoyens ;
– ils assurent la volonté de puissance politique de l’Etat dans les secteurs stratégiques.
Depuis le début des années 1980, à la suite de la victoire des idées libérales incarnées par D. Reagan et M. Thatcher, nous assistons à un désengagement général de l’Etat. La gestion privée est a priori jugée plus efficace que la gestion publique et justifie les privatisations. Le contrat (la délégation de service public aux entreprises privées) se substitue à la loi. La concurrence devient la norme essentielle des politiques de l’Union européenne ; les services d’intérêt général ont un statut dérogatoire par rapport au marché qui est la règle et ne doit pas être faussé par les aides de l’Etat. Les technologies de l’information et de la communication changent la donne et favorisent cette révolution ; elles permettent de séparer des activités qui était intégrées verticalement et de sous-traiter et délocaliser des composantes essentielles des services (capital, travail, clients). Nous communiquons sans le savoir avec un centre d’appels en Inde pour réserver notre billet d’avion ou réparer notre logiciel. Les étudiants des pays du sud sont incités à suivre l’enseignement numérique à distance des grandes universités occidentales, les dirigeants de ces pays à fermer leurs universités. Deux exemples parmi beaucoup d’autres…
Or les besoins collectifs - logement, éducation, santé, transport, protection sociale, eau, énergie, culture, sécurité - n’ont jamais été plus nombreux et plus diversifiés. Il semble aventureux à beaucoup d’entre nous de confier leur satisfaction au seul marché (pannes d’électricité en Californie, accidents ferroviaires au Royaume-Uni, etc.) ; en effet ces services ne se réduisent pas à une simple marchandise mais ont une dimension politique au sens premier du vivre ensemble (communauté de destin). Nous ne comprenons pas pourquoi notre société qui n’a jamais été aussi riche ne trouverait pas en elle les moyens de les satisfaire.
A la Libération l’intérêt général est défini et satisfait par un attelage composé de fonctionnaires et d’ingénieurs qui vont mener à bien la reconstruction du pays. Cette époque est révolue. L’Etat d’alors savait ce qui devait nous réunir, l’Etat d’aujourd’hui affaibli semble de plus en plus l’ignorer. Il invoque la contrainte internationale et succombe aux intérêts des groupes de pression. Il ne semble plus à lui seul légitime pour exprimer et réaliser le bien commun.
Une voie féconde consiste à revenir à la construction volontaire que proposait Jean-Jacques Rousseau. Ceci porte un nom : la démocratie participative. Il ne suffit pas de s’affirmer en tant qu’élu, par exemple, comme représentant de l’intérêt général. Il faut le prouver chaque jour en favorisant la participation des habitants dans l’expression des besoins collectifs, en les associant aux décisions et au contrôle de leur exécution. Des expériences nombreuses (école, hôpital, transport ferroviaire, urbanisme, etc.) ont montré que les citoyens étaient prêts à y consacrer du temps pour peu qu’ils perçoivent les enjeux et les conséquences de leurs efforts sur leur vie quotidienne. Ces expériences de démocratie participative ont permis de dégager les conditions du succès quant aux moyens à réunir, aux règles du processus de décision et aux pratiques du débat. Quand ces conditions sont réunies, la participation des habitants est réelle, de plus les besoins collectifs et leur complexité sont infiniment mieux compris, enfin les décisions prises par l’Etat sont à la fois plus justes et plus efficaces. Ainsi la démocratie participative est-elle un complément indispensable de la démocratie représentative.
Ces expériences de démocratie participative montrent que l’intérêt général existe bien plus que jamais, mais que dans nos sociétés complexes il ne peut plus être affirmé par des experts ou des élus : il doit être le fruit d’une construction politique collective.
Alain Lecourieux Juin 2004