Vie et mort à flux tendu

, par Alain Lecourieux

"Le temps s’en va, le temps s’en va, ma dame ;
Las ! le temps, non, mais nous nous en allons"

Pierre de Ronsard (1524 - 1585) - Pièces retranchées des Amours

Cronos est fils d’Ouranos, le Ciel, et de Gaia, la Terre. Il dévorait ses enfants dès leur naissance pour déjouer la prédiction d’être par eux détrôné. De même aujourd’hui le culte de l’urgence dévore ceux qui ont la chance d’être inclus par le travail dans la Cité. La vie à flux tendu que le capitalisme nous impose ne nous laisse que deux voies : l’agitation de la performance, l’engluement de la fuite. Pour l’être humain, l’inexorable irréversibilité du temps est source d’impuissance et d’angoisse. Il cherche à conjurer le temps des astres et des horloges (chronos) par le temps subjectif (tempus). "Pour moi, c’est passé comme un éclair", "Cela m’a paru interminable".
La figure du Temps fut d’abord comprise comme un écoulement avec le célèbre "On ne se baigne jamais dans le même fleuve" d’Héraclite. Mais cet écoulement ne tarit pas nos interrogations :"Par rapport à quoi le Temps s’écoule-t-il ?"
Dans sa forme moderne, le capitalisme se saisit de la formule de Franklin : "Le temps, c’est de l’argent". Alors le temps devient une marchandise, en quelque sorte séparée de nous, que nous achetons, possédons, vendons. En la vendant, le travailleur n’aliène pas seulement sa force de travail, mais son temps ; autant dire sa vie même !
L’ordinateur, le téléphone portable, l’Internet ainsi que les innombrables prothèses de la technoscience renversent la formule. Maintenant, pour les inclus des pays riches, l’argent, c’est du temps. Le temps libre n’est pas l’otium, le temps de la liberté et de la création ; les nouveaux nomades post-modernes ne savent plus la recherche du temps perdu. Le temps est consommé, consumé.
Communément appelée mondialisation, la globalisation actuelle est autant et plus l’imposition du temps contracté, accéléré et multiplié que l’appropriation par les maîtres du monde de tout l’espace de notre planète. L’étreinte spatiale néglige les terra incognita, zones blanches non rentables de la carte du monde ; l’étreinte temporelle est totale : elle ne laisse aucun déchet. Ainsi sommes-nous tous enjoints de nous réjouir parce que le grand mystère de la philosophie vieux de deux mille cinq cents ans est enfin résolu, dissipé, néantisé : nous vivons en temps réel. Le Temps est réel !
En fait, nous vivons dans une illusion mortelle : celle de la maîtrise du temps. Nous sommes devenus prisonniers de cette " libération ", plus incapables que jamais de distinguer l’important de l’urgent. Le sommeil, le travail, la vie familiale, affective et amoureuse, les activités culturelles et sportives, la vie citoyenne, le bricolage créatif étaient des catégories largement séparées, des temps différents. La Révolution capitaliste convoque tous ces temps. L’être humain à flux tendu est sommé de leur substituer un continuum, un temps globalisé dans un zapping sans fin et de le gérer comme un actif en Bourse. Croyant anéantir la mort en domptant le temps, l’être humain à flux tendu s’y précipite. Il a devant lui deux impasses : l’agitation maniaque et la dépression. Il oscille en fait entre l’illusion de sa puissance et la déréliction du noir absolu. Assiégé, enfermé par le fast, le clip, le spot, il est scotché au présent, à la fois déconnecté d’un passé encombrant et d’un futur effrayant. Cette immédiateté doit être comprise dans deux acceptions : écrasement dans le présent-événement et disparition de la médiation (im-médiat), donc du lien social. Sans passé, ni futur, dans l’éternité du présent, l’être humain à flux tendu est seul à huis clos.
Le temps nouveau est abolissement du Temps et solitude de l’Etre. Voulant être performants, nous sommes tantôt agités, tantôt englués. La vie à flux tendu n’est qu’une mort qui avance masquée.