Travailler à en mourir. Notes de lecture du livre de Paul Moreira, Hubert Prolongeau
Notes de lecture : « Travailler à en mourir », de Paul Moreira, Hubert Prolongeau, Flammarion oct. 2009
L’auteur de ces notes de lecture souhaite rester anonyme
J’ai eu peur que le titre accrocheur et le sujet d’une brûlante actualité cache un reportage à sensation. Mais ce livre est précieux car il éclaire un des mystères de notre époque : pourquoi la nouvelle gouvernance d’entreprise (si exécrable sous bien des aspects) trouve autant de petits soldats pour la servir, avec un dévouement qui va parfois jusqu’au sacrifice suprême.
On a dit de la guerre que ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui s’entre-tuent, au bénéfice de gens qui se connaissent, mais ne s’entre-tuent pas. On peut s’étonner aujourd’hui qu’il y a moins d’un siècle des millions de Français et d’Allemands se soient jetés furieusement les uns contre les autres pour accomplir un des pires désastres de l’histoire. Faudra-t-il graver à nouveau des noms sur les monuments aux morts pour honorer ceux qui sont tombés au champ d’honneur de cette troisième guerre mondiale (dite économique et mondialisée) ?
Ce livre raconte plusieurs faits réels. On comprend qu’il ne s’agit que d’une toute petit partie visible d’une grande épidémie. Ce qui frappe est la profonde similitude des caractères de ceux qui ont failli se suicider, l’ont fait, ou sont plus prosaïquement morts d’épuisement. Dans tous les cas il s’agit de personnes dévouées, ayant à cœur de ne pas nuire aux autres, surtout voulant donner un sens à leur vie et ayant une conscience professionnelle au-dessus de la moyenne. Le genre de personne, donc, à avoir son nom gravé sur un monument aux morts.
Ce qui est le plus révoltant est que, pour éviter de supporter les conséquences d’un accident du travail, les entreprises mettent en avant des fragilités psychologiques, ou des problèmes avec le conjoint (qui n’en peut plus de voir l’autre s’anéantir), alors qu’en réalité les gestionnaires savent jouer en expert de ces ressorts qui permettent d’extraire de la meilleure part de l’humanité jusqu’à la dernière énergie.
Le premier cas rapporté se passe dans une banque. Parti de rien (c’est souvent le cas) un cadre de banque a su gagner la confiance de ses clients, avoir la reconnaissance de ses pairs et se réaliser dans son travail de conseiller financier. Suite à une fusion, il tombe sous la dictature du chiffre. On se souvient du film de Charlot « Les temps modernes » où on voit la machine broyer l’homme au temps du taylorisme. Il s’agissait de travailleurs manuels. Maintenant les cols blancs sont broyés, non par une bande transporteuse, mais par des chiffres dans un tableau (et il est encore plus facile d’accélérer des chiffres délirants qu’une bande transporteuse). Plus, toujours plus, travailler plus pour gagner la sortie. Mais le pire n’est pas là, il lui faut tromper ses clients : leur vendre des produits dont ils n’ont pas besoin. Il n’y a plus de relations humaines, ni au-dessus (les chefs sont devenus des tortionnaires qui ne connaissent rien au métier), ni à coté (les collègues sont devenus des concurrents), ni en dessous (le client n’est qu’un pigeon à plumer). Il ne supporte pas l’idée qu’un jour on puisse le traiter d’escroc. Il passe à deux doigts du suicide et s’effondre pour finir inapte au travail. « Ce sont les plus engagés qui sont les plus atteints. Le conflit éthique touche les gens qui ont des exigences morales. »
Le second cas rapporté se passe à Renault. Un ingénieur (issu d’une famille immigrée) qui rêvait de faire « une belle carrière ». Il souffre d’être considéré comme un expert et non un manager. En 2006, le nouveau PDG, Carlos Ghosn, met Renault sous pression en fixant des objectifs hors norme. Tous le monde redoute le licenciement et les relations hiérarchiques se tendent. La mise en route des usines au Brésil et en Roumanie est terriblement difficile. Il refuse une mission impossible en Roumanie, qu’il voit comme une sanction, et redoute la mise au placard. Il s’investit dans la rédaction d’un manuel de formation pour le Brésil : 300 pages qu’il a 3 mois pour rédiger, en plus de son travail. Il passe ses nuits à l’écrire. Il se replie sur lui-même, quelques jour après avoir remis ce travail (qui s’est révélé très utile) il se jette du haut d’une passerelle de 10 mètres, dans le hall d’entrée. Renault cherche à étouffer l’affaire (établissement d’un black-out, destruction de documents, effacement de son PDA) et lui reproche d’avoir caché ses problèmes. Comment faire part de ses problèmes quand la moindre défaillance est guettée par le milieu pour lancer l’hallali ? La presse s’en mêle, on en apprend de bien belles, mais on démontre que ce n’est la faute de personne et un juriste invente le concept nouveau de « harcèlement moral institutionnel ».
A Renault encore, sur le même site, un technicien se jette dans un bassin. Lui aussi « avait une identification très forte à son travail ». Il avait commencé très jeune, en bas de l’échelle. Il est informaticien et a peur que Carlos Ghosn externalise cette activité. Il retrouve un poste, mais trop hors de ses compétences. Personne n’est là pour le former, et tout le monde est débordé. Il demande une formation qu’on lui refuse. Ses compétences ne lui servent plus à rien, il commet des erreurs et son extrême conscience professionnelle est mise à mal. Il se sent dévalorisé, déprime, travaille de plus en plus et s’isole.
A peine deux semaine plus tard, c’est le tour d’un dessinateur qui ambitionne de passer cadre. Il a échoué plusieurs fois car il est mauvais en anglais. Parmi les challenges de Carlos Ghosn, il faut sortir une nouvelle voiture encore meilleure et plus vite que jamais. C’est un des endroits le plus stressant de Renault. Malheureusement pour lui, à presque 40 ans, c’est la dernière occasion de passer cadre qui se présente, il faut passer par une « mise à l’épreuve », au challenge de Renault il ajoute son challenge personnel. Il remplace un architecte qui vient de démissionner (sans chercher à savoir pourquoi le précèdent à pris la fuite). Il n’est pas déchargé de son travail précédent, et occupe de fait deux postes. Il pense que ça ne va durer que 8 mois et qu’il pourra tenir. Son chef disparaît dans la réorganisation et est remplacé par un autre qui avoue ne pas connaître le métier. Il se retrouve bien seul, avec d’énormes responsabilités, et sous l’œil critique d’un manager transversal qui lui demande rapport sur rapport, et dont il se sent épié. Il est plongé dans le stress à l’état pur. Son épouse, qui a vécu le siège de Sarajevo, trouve la situation pire qu’alors. Il passe son temps en déplacements entre deux sites. Ce qui le stresse le plus est qu’un échec de son projet entraînerait certainement des licenciements. Il se relève la nuit pour se remettre à son ordinateur et se lève à 5 h. du matin. Il n’a plus confiance en lui et prend peur. « Bien sûr, personne ne l’obligeait à tenir ce rythme. C’est ça, l’horreur du système, on laisse croire que chacun est libre de gérer son temps, mais la pression implicite est telle qu’il n’y a pas d’autre solution que de jouer le jeu ». Il se sent craquer et s’en ouvre à sa hiérarchie. L’un le rassure en lui disant que son travail est le plus avancé, l’autre en lui disant de lister les problèmes qui restent (il n’y en a que 8). Le lendemain on le cherche : il est chez lui, pendu.
Le chapitre « surmenage dans la métallurgie » nous fait plonger dans l’enfer qu’est la sous-traitance pour la classe ouvrière. Avec la crise de la sidérurgie à Dunkerque (100 000 licenciements), c’est le chômage ou l’externalisation : 40% des ouvriers du site, ceux qui font les travaux les plus pénibles, n’appartiennent pas à la boîte. Ils appartiennent à de petites boîtes d’intérim, souvent fondées par d’anciens contremaîtres de l’usine. En ce lieu industriel historique, obtenir un vrai contrat à durée indéterminée est plus improbable que de gagner au loto. Ils sont précaires, sont plus flexibles, plus disponibles, mais aussi plus anxieux, plus fragiles. Ils sont corvéables à merci, ils ne peuvent rien refuser sous peine d’être mis à la porte et ont besoin d’argent pour vivre. Ils accourent dès qu’on les appelle sur leur portable et ils ne prennent jamais de vacances. Sous la contrainte du « flux tendu » et du « zéro défaut » qui asservit l’homme à la machine, ils font des 3x8 tournants dans le désordre, et certains des heures supplémentaires non comptabilisées pouvant atteindre des journées ininterrompues de 21 heures. Les sous-traitants aussi compriment les effectifs. Il faut travailler plus pour gagner plus, ou pour tout perdre : tous sont épuisés et tombent de fatigue, ou morts... d’une crise cardiaque.
Que conclure ? (ici c’est moi qui m’exprime)
Il est inutile de revenir sur les origines du mal, bien connues : prise du pouvoir par la finance ; remplacement de l’ancien pouvoir technique (conquérir des marchés, imposer un produit par la nouveauté ou la qualité) par un pouvoir purement comptable (marges de 15%, faire du fric et rien d’autre, pire faire monter l’action par de simples effets d’annonce, comme licencier et licencier toujours) ; généralisation de l’irresponsabilité (l’argent n’a pas d’odeur et ne tient pas en place, le sous-traitant n’a pas d’adresse) ; concurrence des pays à faibles salaires (dumping social) ; détournement des fonds publics au service des intérêts financiers (renflouement des banques sur fonds publics, baisses d’impôts, privatisation de l’éducation, de la santé, de la protection sociale) ; hypnotisation du peuple par les médias avec le futile ou la peur (insécurité, terrorisme, xénophobie) ...
Plus intéressant ici est de se demander par quel miracle ce système inhumain trouve tant de supporters, qui vont jusqu’à y laisser la santé ou la vie. Certes la menace du chômage garantit le contrôle par l’employeur (c’est manifeste dans le cas du surmenage dans la sidérurgie), mais ça n’explique pas tout. Les cas chez Renault font comprendre la perversité d’un système qui permet d’entraîner les meilleurs dans une course à l’abîme, où ils vont perdre leurs raisons de vivre dans la quête impossible d’un travail ayant du sens. La glorification de la performance personnelle, au service du groupe, qui est une aspiration fondamentale de l’être humain, est détournée au service d’une idéologie, d’un fanatisme...
Carlos Ghosn (qui n’est qu’un financier), star du business mondial, a d’étonnant accents mystiques : « J’essaye de motiver les gens pour qu’ils aient envie d’aller au-delà d’eux-mêmes ». « Moi je veux amener Renault dans un territoire inconnu ». S’agit-il d’une entreprise ou d’une secte ?
Le véritable enjeu est le pouvoir, le contrôle insidieux des masses laborieuses. L’efficacité économique n’est qu’un prétexte, de même que l’absolue rationalité a pu être proclamée comme la raison suffisante du nazisme ou du stalinisme. L’efficacité n’est probablement pas au rendez-vous. Un enquêteur au centre de recherche Renault note : « C’est le contraire de l’ambiance créative et assez détendue qu’on peut retrouver dans les campus de recherche de la Silicon Valley ».