La raison du plus fort, par Claude Latreille

, par attac92

« LA RAISON DU PLUS FORT »
ou ce que dit l’Histoire sur les constantes de la politique américaine, depuis la Doctrine du Président Monroe (1823) jusqu’à l’Axe du mal de George W. Bush.

par Claude Latreille

Faisant suite aux interventions de Jean-Pierre Herveleu sur " La logique de guerre des Etats-Unis " et de Jasmer Singh sur " La guerre sans limite ", il est intéressant d’apporter sur les événements de l’après onze-septembre l’éclairage du passé.
Plan :
I. Rappel bref des réactions américaines après cette date.
II. Survol du passé américain pour constater que Bush Junior n’est pas un accident de l’Histoire.
I. Les réactions américaines après le onze-septembre
Les attentats du onze-septembre (2001) ont visé les États-Unis sur leur sol et à travers les symboles de leur toute puissance.
Un tel événement devrait mener à une réflexion pour tenter de comprendre les raisons qui y ont conduit et d’éviter de nouveaux actes terroristes.
Il devrait aussi nous faire prendre conscience qu’un quart de la population mondiale impose aux trois autres quarts un modèle de société comme référence universelle et que, si la libéralisation des marchés a permis l’amélioration de la production mondiale, elle a aussi creusé les inégalités.
La France, l’Europe, les États-Unis font partie de ce quart privilégié, même s’ils ont aussi leurs pauvres. Mais ce sont des États-Unis que nous allons parler parce qu’ils sont le chef de file des pays privilégiés et que leur politique est déterminante pour le reste du monde.
Bien entendu, cela n’exonère pas l’Europe de sa propre remise en cause. Mais précisément, il nous faut être lucides sur les fondements de la politique américaine pour nous positionner en connaissance de cause, en particulier sur la guerre contre le terrorisme.
Or, qu’avons-nous entendu, en guise d’analyse sérieuse, au lendemain du onze-septembre ?
  " Les terroristes nous ont attaqués parce qu’ils sont jaloux de nos valeurs " (Dick Howard, professeur de philosophie)
  " Les libertés de l’Amérique, ce n’est pas le gouvernement ou une charte qui nous les ont données mais Dieu qui nous en a dotés " (John Ashcroft, ministre de la Justice)
  " L’Amérique doit diriger le monde " (George W. Bush)
  " Le onze septembre, l’Amérique a vu le mal " (id.)
  " Les États-Unis lancent la croisade du Bien à travers l’opération dite "Justice illimitée" contre les talibans et déclarent la guerre à tous les terroristes, où qu’ils soient " (id.)
  " Ceux qui ne sont pas avec les États-Unis sont contre eux " (id.)
En somme, nous avons entendu l’Amérique vertueuse et messianique qui veut délivrer au monde son message de liberté :
  liberté de pensée et de croyance
  liberté d’entreprendre
  libre concurrence et libre-échange
  démocratie
  respect des droits de l’Homme.
Derrière ces concepts, certes à la base de la prospérité du pays, c’est le champion du discours politiquement correct qu’il faut déceler, ainsi que son entreprise de réduction du monde à des données économiques. Un monde qui doit être
Ø source d’approvisionnement pour son économie
Ø marchés pour ses exportations
Ø opportunités pour ses investisseurs.
Il ne faut pas oublier que les Etats-Unis
  consomment un quart de la production pétrolière mondiale, ce qui explique nombre de leurs interventions, dont la Guerre du Golfe et le projet de guerre en Irak ;
  qu’ils n’envisagent pas de réduire leur train de vie, marqué par la surconsommation et le gaspillage des ressources ;
  que le gouvernement se refuse à expliquer le onze-septembre par l’existence d’un monde inégalitaire et à analyser les causes politiques et sociales de la violence ;
  que leur Président est " le rejeton de la ploutocratie américaine " (selon les termes de Lewis Lapham) ;
  et qu’enfin le but principal de sa politique est de promouvoir un monde en harmonie avec les intérêts et les valeurs américaines, celles-ci lui paraissant universelles.
Est-ce une attitude nouvelle et que nous dit l’Histoire ?
II. Les constantes de la politique étrangère des États-Unis
a. Défense des intérêts américains
Il nous faut constater que les États-Unis se sont construit une bonne conscience en édulcorant l’Histoire et que, depuis l’origine, ils ont dissocié (ils étant les dirigeants successifs et non le peuple américain)
  les principes et les actes
  le dire et le faire.
Cette dualité est illustrée, au début de leur histoire (époque de la Révolution française), par les personnages de Jefferson et d’Hamilton.
Le premier fut le secrétaire d’État de George Washington, premier président des États-Unis et le second son secrétaire au Trésor.
Jefferson (qui devint le troisième président du pays) comme plus tard Wilson (28ème président à l’époque de la Première Guerre mondiale) défendait une vision idéaliste des relations internationales et s’inspirait de la philosophie des Lumières.
Hamilton, comme plus tard Theodore Roosevelt (26ème président au début du XXème siècle) en avait une vision plus pragmatique : économiste, il représentait les investisseurs et les chefs d’entreprise d’une industrie naissante et fondait sa politique financière sur le protectionnisme et le développement industriel.
C’est la vision hamiltonienne qui l’emporta sur la vision jeffersonienne, c’est-à-dire que ce fut la victoire des puissances économiques et financières sur les idéalistes.
De ce jour, les affaires furent considérées comme but de la vie, l’enrichissement comme fin en soi. Par la suite, ce fut une constante et le système s’est codifié et officialisé dans la politique du lobbying.
Ce choix des intérêts américains comme facteur déterminant et presque exclusif de la politique américaine est masqué derrière une idéologie exprimée en termes de mission civilisatrice à l’égard du monde et de " destinée manifeste ". Cette expression a été inventée par un journaliste en 1839 pour définir le destin de cette nation élue. C’est au nom de ce destin exceptionnel que les Etats-Unis feront reculer leur frontière jusqu’à l’ouest du continent puis étendront ensuite leur puissance économique au-delà des océans.
Dès 1823, par sa célèbre déclaration, Monroe, 5ème président des Etats-Unis, exprimait pour la première fois l’aspiration du pays à prendre en main les destinées du continent américain tout entier et d’y interdire l’intervention des puissances européennes.
b. Désignation de l’ennemi nécessaire
À cette constante de la défense des intérêts nationaux (poussée beaucoup plus loin que dans la plupart des autres États puisque les États-Unis iront jusqu’aux conflits armés, au soutien à des dictateurs sanguinaires ou au renversement de régimes légaux et démocratiques) il faut ajouter une autre constante : la désignation d’un ennemi.
En effet, pour étendre son pouvoir, l’Amérique désignera toujours un ennemi contre lequel les forces américaines pourront se rassembler et qui servira de justificatif à ses interventions. Alain Joxe a appelé cela " la peur du vide d’ennemi " en parlant de l’après-Guerre froide.
Cet ennemi est parfois de l’intérieur, parfois de l’extérieur. En ce qui concerne l’ennemi de l’intérieur, il faut savoir qu’il existait, dès Jefferson et Hamilton, une méfiance à l’égard de tous ceux qui n’étaient pas des " White Anglo-Saxon Protestant " (WASP) : donc, au pays de la liberté, tous les immigrants ne jouissaient pas de la même égalité.
Parmi les principaux " ennemis nécessaires " au cours de l’Histoire, citons :
Ÿ Les Indiens : la frontière de l’Ouest fut constamment repoussée jusqu’à donner à la République fédérale une dimension continentale (1890). Les tribus indiennes furent les grandes perdantes de cette expansion territoriale qui se fit par négociations, conflits armés et annexions.
Ÿ Les Noirs : officiellement, la Guerre de Sécession (1861-65) fut une guerre pour l’abolition de l’esclavage dans les États du Sud de la Confédération. Mais, malgré les 14ème et 15ème amendements à la Constitution qui abolissent l’esclavage et garantissent des droits civiques égaux à tous les citoyens américains, les Noirs continueront à être traités en citoyens de deuxième catégorie. Ils seront victimes de vexations et de violences, principalement du fait de sociétés secrètes comme le Ku Klux Klan. Celui-ci réapparaîtra plusieurs fois dans l’histoire américaine en élargissant ses cibles aux Juifs, aux catholiques, aux intellectuels, aux adversaires de la Prohibition, aux étrangers.
Il faudra attendre un siècle (1964-65) pour que soit interdite, sous le mandat de Johnson, 36ème président après l’assassinat de Kennedy, toute discrimination raciale dans les lieux publics et que soit garanti le droit de vote sans distinction d’origine ethnique.
Ÿ La dépression économique : sera non pas un ennemi utile ou nécessaire mais un ennemi redouté. Après la grande dépression de 1929, les Etats-Unis vont être obsédés par l’apparition d’une nouvelle crise. Celle-ci ne sera évitée que grâce à la mobilisation industrielle de la Deuxième Guerre mondiale et à l’issue de cette dernière, le complexe militaro-industriel deviendra un instrument du système pour la conquête des marchés mondiaux.
Ÿ Les communistes : pendant cinquante ans et sous neuf présidents, la lutte contre le communisme va être la nouvelle obsession américaine. C’est de cette époque que datent les grandes institutions de la Défense (Département de la Défense, Conseil national de la Sécurité, CIA).
Prenons deux exemples de cette lutte parmi les plus importants :
Ø à l’intérieur du pays, la campagne menée dans les années 1950 par le sénateur républicain McCarthy.
En réalité, la chasse aux sorcières a commencé bien avant McCarthy et elle n’est qu’un épiphénomène du profond anti-communisme américain. Dès 1939, des lois introduisent la notion de délit d’opinion. Dès 1947, les fonctionnaires sont régulièrement soumis à des enquêtes de loyauté. McCarthy a ajouté à cette chasse aux " rouges " et à tous ceux qui sont soupçonnés d’être sympathisants une outrance qui fit sa célébrité et finit par provoquer sa chute. Sa campagne s’est faite au mépris des droits de certains citoyens et sans réelle nécessité, compte tenu de la faiblesse du " danger communiste " aux Etats-Unis.
Ø à l’extérieur du pays, il s’est agi d’empêcher la " gangrène communiste " de s’étendre au détriment du monde libre.
Impossible de s’attarder sur les multiples interventions américaines dans leur chasse gardée continentale qui ont eu pour prétexte la lutte anti-communiste : Noam Chomsky en parle longuement dans son livre " De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis ". Il faut par contre mentionner cette guerre au Vietnam qui a fait du côté américain 58 000 morts et autant de suicides de vétérans dans les années qui suivirent. Elle fut un véritable traumatisme pour le peuple américain et lui laissa
Ÿ un sentiment de gâchis et de culpabilité (au moins 1 million et demi de Vietnamiens tués, dont de nombreux civils) ;
Ÿ de la suspicion à l’égard des engagements à l’étranger ;
Ÿ de la méfiance à l’égard des gouvernements successifs qui ont tous menti au sujet de cette guerre ingagnable.
De cette époque date la fixation américaine sur la " guerre à zéro mort " et le saut technologique de l’armement américain qu’aucun autre pays de peut suivre.
Après la fin de la Guerre froide, il faut trouver un nouvel " ennemi nécessaire " par peur du " vide d’ennemi ".
Ÿ ce seront les États voyous : ce concept d’État voyou a été forgé pour tenter de justifier la poursuite des interventions de leurs forces armées dans les régions de la planète où les intérêts américains peuvent être menacés. Il s’agit de repérer les États récalcitrants et de les diaboliser.
Ÿ Et depuis le onze-septembre, ce sont les terroristes qui sont devenus l’ennemi, ainsi que les pays désignés par le gouvernement américain comme faisant partie de l’Axe du mal.
Après ce survol, nous voici revenus aux Etats-Unis d’aujourd’hui, puissance qui assure le maintien de la paix à partir de sa propre définition de la guerre et mène une politique unilatéraliste en organisant son propre multilatéralisme, selon ses besoins.
En somme, " l’Amérique, parce qu’elle a les moyens de décider seule, décide pour le monde " (Donald Rumsfeld, secrétaire d’ État à la Défense).
J’ai intitulé mon exposé " La raison du plus fort… " sans achever la citation de La Fontaine, pour bien montrer que
  nous n’admettons pas que puisse nous être imposée comme " meilleure " cette raison, sous prétexte qu’elle est celle du plus fort ;
  et que, par ailleurs, le plus fort n’est pas forcément celui auquel on pense.
Les Etats-Unis restent la nation la plus avancée technologiquement et ils sont en possession du plus grand stock d’armes existant dans le monde.
Mais le modèle américain est en crise. Les scandales financiers décrédibilisent le discours des néo-libéraux sur le bon fonctionnement des marchés. L’information est contrôlée par le Pentagone, la presse soumise à la pensée unique (Lewis Lapham).
Bref, les Etats-Unis cumulent toutes les contradictions de la puissance et de la vulnérabilité, accentuées par les récentes options politiques prises
Ø protectionnisme accru
Ø renforcement du pouvoir de surveillance de l’État sur tous les citoyens
Ø " survalorisation du militaire comme réponse au terrorisme alors que les attentats sont précisément un exemple de contournement réussi de la puissance militaire " (Thérèse Delpech)
Ø obsession unilatéraliste alors que la stabilité internationale suppose l’acceptation d’un minimum de règles multilatérales.
En somme, " le monde est malade de l’Amérique " selon les termes de Philippe Grasset.
Il nous faut donc chercher le moyen de faire bouger les choses pour plus de justice et moins de violence, avec tous ceux qui veulent guérir de ce mal, y compris avec ceux des Américains qui ne veulent pas être prisonniers des mythes fondateurs et sont prêts à remettre en cause l’ordre établi (ou plutôt le désordre établi).
Voilà du pain sur la planche pour Attac et pour l’Europe que nous voulons.
Claude Latreille : Intervention devant le groupe de proximité de Boulogne-Saint-Cloud le 9 décembre 2002.

BIBLIOGRAPHIE

AUTEURS TITRES EDITEUR
Ouvrages généraux
Pierre GERVAIS,maître de conférence à Paris VII. L’Avènement d’une superpuissance.(Le XXème siècle, siècle de l’Amérique) Larousse, 2001.
André KASPI,professeur à Paris I –Sorbonne. Les Américains.I. La naissance des États-Unis (1607-1815)L’accession à la puissance (1815-1945)II. La maturité (1945-1964)Les doutes et les incertitudes (1964-1998) Seuil, 1988 complété en 1998.
Collectif, sous la direction de Philippe LEMARCHAND,maître de conférence à Sciences Po (Institut d’Études politiques de Paris). Atlas des Etats-Unis.(Les paradoxes de la puissance) Atland et Complexe, 1997.
Actualité – auteurs français
Gilbert ACHCAR,professeur à l’université ParisVIII. Le Choc des barbaries.(Terrorismes et désordre mondial) Complexe, 2002.
Alexandre ADLER,directeur éditorial à la rédaction de Courrier international. J’ai vu finir le monde ancien. Grasset 2002.
Sophie BESSIS,historienne, journaliste. L’Occident et les autres. La Découverte Poche, 2002.
Collectif, sous la direction de Pascal BONIFACE Les Leçons du 11 septembre. PUF et IRIS, 2001.
Thérèse DELPECH,chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI). Politique du chaos.(L’autre face de la mondialisation) Seuil (La République des idées), 2002.
Philippe GRASSET,journaliste, spécialiste des questions stratégiques. Le Monde malade de l’Amérique.(La doctrine américaine, des origines à nos jours) Chronique sociale et EVO, 1999.
René Passet ( Ancien Président du Conseil Scientifique d’ATTAC ), Jean Liberman. Mondialisation financière et terrorisme. Collection « Enjeux planète », 2002.
Alain JOXE,sociologue, spécialiste des questions stratégiques (Ecole des Hautes études en sciences sociales). L’Empire du chaos.(Les Républiques face à la domination américaine dans l’après–guerre froide) La Découverte, 2002.
Jean-Claude GUILLEBAUD,journaliste. La Refondation du monde. (Les valeurs menacées de l’héritage occidental) Seuil 1999.
René RÉMOND,historien spécialiste du XXème siècle. Du Mur de Berlin aux tours de New York. (12 ans pour changer le monde) Bayard, 2002.
Olivier ROYdirecteur de recherche au CNRS. Les Illusions du onze-septembre.(Le débat stratégique face au terrorisme) Seuil, 2002.
Emmanuel TODD,démographe, anthropologue. Après l’empire.(Essai sur la décomposition du système américain) Gallimard, 2002.

Actualité – auteurs étrangers
William BLUM,ancien fonctionnaire du Département d’État américain. L’État voyou.(Et s’il s’agissait de l’affrontement séculaire entre la majorité pauvre du monde et la minorité riche avec les États-Unis au centre ? Le Monde diplomatique – juillet 2002) Parangon, 2002.
Noam CHOMSKY,professeur au Massachussets Institute of Technology (MIT) – Boston. De la guerre comme politique étrangère des Etats-Unis. Agone.
Autopsie des terrorismes. Le Serpent à plumes, 2002.
Deux heures de lucidité : entretiens. Arènes, 2001.
Propaganda. (le rôle des médias dans la politique contemporaine) Félin, 2002.
Michel CHOSSUDOVSKY Guerre et mondialisation (À qui profite le 11 septembre ?) Le Serpent à plumes, 2002.
Lewis LAPHAM,journaliste américain, directeur du Harper’s magazine. Le Djihad américain. Saint-Simon, 2001-2002
Zianddin SARDAR,écrivain et critique britannique. Pourquoi le monde déteste-t-il l’Amérique ?(Recensement des raisons principales du rejet, non du peuple américain, mais de l’entité Amérique) Fayard, 2002.