La mort d’un homme
La mort d’un homme
Par Marie Vermillard - Réalisatrice.
(article paru dans Le Monde du 8.4.08)
Il y avait du soleil lorsque je suis sortie du RER, j’ai traversé la rue. Le trajet est agréable pour aller au laboratoire de cinéma GTC : on descend l’avenue, on passe le pont sur la Marne, un peu d’eau, de douceur, tout près de Paris.
J’ai été légèrement bousculé par un jeune homme, une allure d’adolescent, il courait comme un fou ; j’ai entendu une voix hurler : « Arrêtez-le ! Police !!! Arrêtez-le. ». Le jeune homme était alors au niveau d’un vieil homme qui l’a laissé passer sans pouvoir réagir. Deux policiers en civil m’ont alors dépassé ; eux aussi couraient comme des dératés.
J’ai vu le jeune homme dévaler l’avenue, les deux policiers derrière lui. Je me suis dit que lorsqu’on est poursuivi on trouve dans son corps toute l’énergie pour aller vite, qu’on est irrattrapable, et pourtant les policiers ne ménageaient pas leur peine.
Je me suis demandé ce qu’il avait fait, agression, trafic de drogue ? Le jeune homme a tourné à gauche avant le pont. Les policiers épuisés ont ralenti. Je me suis dit qu’il avait gagné, leur avait échappé.
Le vieux monsieur est arrivé à mon niveau, il m’a dit « C’est à vous qu’il a volé quelque chose ? ». Il se sentait un peu coupable de ne pas avoir intercepté le jeune homme. J’ai dit que non, que je ne savais pas de quoi il s’agissait.
J’ai regardé à nouveau en bas de l’avenue. Un des policiers montait à l’arrière d’un scooter qu’il paraissait avoir intercepté, le scooter est parti et a disparu dans la direction qu’avait prise le jeune homme. L’autre policier est resté au niveau du pont et regardait dans cette direction .
J’ai descendu l’avenue jusqu’au pont. Le policier était sur le pont lui aussi, il avait une oreillette et regardait l’eau au loin. Je voyais à une centaine de mètres le policier du scooter qui scrutait l’eau et ses environs. J’ai ralenti, moi aussi j’ai regardé, je n’ai rien vu. Je me disais que si le jeune homme était dans l’eau, je le verrais, qu’il n’avait pas eu le temps de traverser à la nage le bras de la rivière.
J’ai pensé qu’il était peut-être parti de l’autre coté ou bien qu’il se cachait quelque part le long de la rive. Le policier, sur le pont, regardait aussi, puis il regardait son collègue, petit sur la rive. Un autre homme avait rejoint le policier au loin. J’ai attendu une minute ou deux, rien ne se passait. Alors j’ai continué ma route en me disant qu’il avait réussi à s’échapper.
Ce soir, je lis sur le Net : « Mort d’un sans-papiers poursuivi par la police. » L’information dit qu’il a 29 ans, est malien, qu’après un contrôle dans le RER il a fui, s’est jeté dans la Marne et a fait un arrêt cardiaque. Il est mort à l’hôpital peu de temps après son admission.
J’ai envie de vomir. La mort d’un homme pour ça ? Cette poursuite démente pour un homme qui court et n’a rien fait ? Pas un criminel, même pas un petit délit de vol à la tire, non, juste un homme qui court parce qu’il n’a pas de papiers et vient mourir dans cette rivière de la banlieue parisienne.
Que se serait-il passé sans cet acharnement, sans ce scooter ? Le policier sur le pont était d’origine étrangère ; qu’est-ce que ça lui fait de vivre avec ce moment-là dans la tête, de savoir que cette course acharnée a tué un homme ?
Ces deux policiers si convaincus sont les artisans zélés d’ordres terrifiants. Quelque part en haut, dans la sphère politique, quelqu’un a déclaré une guerre impitoyable à ces hommes et à ces femmes venus de loin pour essayer de vivre ici un peu mieux.
D’autres hommes prennent le relais, décident de stratégies policières, de mesures à prendre pour lancer la chasse à l’homme et l’exclusion du territoire. Au bout de la chaîne, deux policiers courent sans savoir après qui, ni pourquoi, juste parce qu’un jeune homme court et qu’il est présumé sans papiers.
C’est insupportable, et nous le supportons.