La nouvelle Orléans : rasée ou restaurée ?

, par attac92

Par Christian Parenti, envoyé spécial du journal « The Nation » [1]

Mardi 13 septembre 2005.

L’eau, dans la partie la plus basse du 9e District, s’épaissit en une couche brillante et fétide, mélange d’essence, d’huile, de substances chimiques diverses, d’ordures, provenant de milliers d’ habitations et de véhicules submergés. Certains sauveteurs ne peuvent demeurer sur leurs bateaux plus d’une heure avant d’être pris de malaises. L’eau luisante couleur bleu-noir reflète une image grotesque de la dévastation environnante et un beau ciel bleu qui semble incongru ici.

Une exploration de La Nouvelle Orléans révèle non seulement un étrange paysage de désolation, mais provoque également un mélange d’émotions brutes provenant d’une part du sentiment d’une guerre raciale imminente, mais aussi d’exemples d’entraide entre les races se développant spontanément sur le terrain. Ce mélange du meilleur et du pire suggère des possibles très largement divergents : la tempête peut devenir une excuse pour bannir les noirs pauvres et satisfaire ainsi les appétits des promoteurs qui envisagent déjà la reconstruction, ou bien la ville peut devenir le centre géographique d’une expérience de restauration urbaine dans le sens de l’intérêt général.

Dans certains secteurs du 9e District les ingénieurs militaires ont réussi à faire baisser notablement le niveau des eaux, faisant apparaître un archipel d’îles couvertes d’une sorte d’écume nauséabonde, où l’on peut se déplacer dans des rues partiellement praticables. Accompagné d’un collègue je parcours ce labyrinthe surréaliste et désolé.

Bien que ce secteur soit habituellement considéré comme un ghetto, les maisons centenaires sont le plus souvent belles, certaines ornées de sculptures en bois, un peu comme dans la baie de San Francisco. « Il faudra raser tout ça » déclare un policier new yorkais depuis son 4X4 .

Cette option est-elle inévitable ? « Il n’est pas nécessaire de tout démolir » affirme Joe Peters un couvreur habitant le quartier. Il semble estimer que les maison les plus solides pourront être sauvées. Comme tous ceux qui ont refusé de partir il pense que l’ordre d’évacuation obligatoire cache en fait une tentative d’appropriation illégale de l’espace.

Un peu plus loin Mike Howell, un lecteur de « The Nation » que j’avais rencontré quelques jours auparavant déclare « Il est possible que leur rêve se réalise : se débarrasser de tous les habitants pauvres et transformer l’endroit en un nouveau Disneyland ».
Après un moment de repos sur le toit de Howell, nous lui laissons de l’eau et un peu d’essence et nous continuons.
Au Kajun’s, l’un des deux bars réouverts depuis une semaine, une atmosphère d’insouciance désabusée règne parmi la poignée d’habitués ivres d’alcool et de fatigue. Un gros homme avec une queue de cheval pleure - il vient juste d’abattre son chien qui s’était mis à mordre tout le monde. Une jeune femme avec de grands yeux appelée Caroline est en train de changer le pansement d’une victime de l’animal . Elle parle à toute vitesse : « Je suis kinésithérapeute mais je n’ai pas de diplôme. Je donne de l’ail et des tisanes à tout le monde, même aux soldats ».
A l’extérieur, un homme glisse deux bouteilles de cognac sur le siège arrière d’un véhicule de la police. L’officier ne presse pas les clients de partir. Quelqu’un lui donne une tasse avec quelque chose de glacé à l’intérieur. « L’ordre d’évacuation est juste destiné à débusquer les délinquants » affirme le flic avec cet accent nasal habituel aux américains d’origine irlandaise et italienne qui forment l’essentiel de la population blanche de la ville. Il explique comment les militaires quadrillent la ville à la recherche des réfractaires en utilisant des hélicoptères équipés de systèmes à vision infrarouge, et comment ils marquent les bâtiments à l’aide d’un code qui indique à la police combien de personnes se trouvent à l’intérieur. Le flic finit son verre, serre quelques mains et démarre.

L’option de la « table rase » est facilitée par l’assentiment des militaires qui semble gagner les diverses équipes qui opèrent sur le terrain : police, forces de sécurité privées, bénévoles civils et même journalistes. Il y a des exceptions : les jeunes soldats de la 82e Airborne ne semblent pas atteints par cette frénésie destructrice et sont plus amicaux avec la population.

Au passage d’un véhicule plein de policiers fédéraux un journaliste monté avec eux me regarde et me demande « Avec qui êtes vous ? ». Pendant une seconde je pensais que c’était un flic.

Au centre ville, un homme sur un vélo portant un pistolet et transportant un sac médical me dit qu’il est infirmier. « J’ai dû tirer dans le bras d’un mec qui voulait me voler mon sac. Il devait penser que c’était de la drogue ».

Plus loin deux véhicules de Blackwater USA - l’une des plus importantes sociétés privées de mercenaires opérant en Irak - patrouillent dans la ville désertée, leurs armes installées sur le toit prêtes à répondre aux « snipers » qui ont récemment tiré sur une équipe de réparation du réseau téléphonique.

Les opérations de secours semblent tourner en un jeu de guerre urbain : une version domestique et imaginaire de la victoire totale qui échappe aux américains à Bagdad et qui pourrait être imposée ici. C’est presque comme si le Tigre plutôt que le Mississipi avait noyé la ville. L’endroit ressemble à un « parc à thème » dément - Macho World - où flics, mercenaires, journalistes, et des bénévoles étranges sont en train de jouer une version de leurs fantasmes militaires.

La colère de Dieu

A Gulfport, Mississipi, la colère de Dieu a frappé la démoniaque industrie des jeux. Tous les casinos flottants géants ont été emportés et tout l’argent liquide a disparu. Il en a été de même pour les maisons sur la plage. Un endroit près de la plage est d’accès difficile car la rive est jonchée de tonnes de poulets et de porcs pourrissants provenant d’un navire échoué. Peut-être que ce cordon de sécurité protège l’argent des casinos du coin.

A une station d’essence je rencontre Joseph, un jeune blanc, gardien de nuit. Il pense que La Nouvelle Orléans n’est qu’un gigantesque chiotte qui devrait être nettoyé avec encore plus d’eau. Il n’aime pas non plus les vietnamiens et ne quitte jamais son arme : « Je vous le dit, nous sommes à la veille d’une nouvelle guerre civile dans ce pays ».

Une femme blanche entre pour acheter des cigarettes. « Je pense que La Nouvelle Orléans est une ville satanique », affirme-t-elle sérieusement. « Je ne suis pas très religieuse mais le Vaudou et le Mardi Gras ne sont pas sans rapport avec le cyclone ».
A la recherche d’essence au nord du lac Pontchartrain, nous nous arrêtons dans un dépôt réservé à la police et bavardons avec un producteur des studios Universal en Floride qui est actuellement un bénévole, membre des équipes de secours. Il est tout rouge d’un coup de soleil, en sueur et nerveux. Son jargon est truffé de termes militaires : « Les ordres sont de sécuriser cette zone. La situation est très instable dans le coin, il y a une quantité de réfugiés de La Nouvelle Orléans qui traînent par ici . J’essaye aussi de localiser un camion de munitions qui est porté manquant ». Tout en lui dénote la guerre.
Les armureries à Baton Rouge annoncent la vente de plus d’un millier d’armes chaque jour.

A l’extérieur d’un abris de la Croix Rouge à Covington, on constate une version plus douce de cette mentalité d’assiégés. Quand je tentais d’interviewer des réfugiés noirs, quatre membres blancs du personnel intervinrent, essayant même de me faire expulser par la police. Paternalistes ils expliquèrent aux réfugiés que les journaux ne fournissent pas d’aide.
« Oui madame, je sais » dit une femme nommée Raven. « Mais je veux que le monde entier connaisse mon histoire ». Et les histoires qu’ils racontent sont terribles.
Une grosse femme plus âgée nommée Rosie est au bord des larmes. « Je suis si inquiète. C’est comme si on me tuait ». Son grand fils, infirme à cause d’une blessure par balle dans sa jeunesse refusa de quitter leur maison de Saint Downs. On l’obligea à partir sans lui. Maintenant le secteur est inondé. « Je n’ai jamais fait de mal à personne et je demande sans cesse à Dieu, pourquoi ? ».
Pour les immigrants d’Amérique Latine la situation peut être pire. Un nicaraguayen, peintre en bâtiment nommé Juan me raconte qu’il doit rentrer à Managua car il a tout perdu : voiture, logement, travail. Il affirme que la Croix Rouge refuse de l’enregistrer pour une aide, aussi il mange dans les églises d’Amérique Latine. Courageusement il retient ses larmes.

A proximité de la Croix Rouge est installé un camp de l’association « Veterans for Peace ». Ils ont organisé un système de distribution de vivres à grande échelle. Sous la tente réservée à Internet, Tenshenia, une jeune mère de La Nouvelle Orléans, tente de contacter des parents et de trouver un logement à Atlanta.
Elle a passé une journée sur son toit avec ses trois enfants avant d’être évacuée par la Garde Nationale vers le Superdome. « C’était vraiment une prison, » dit-elle « C’était l’enfer. Il y avait des pédophiles, des gens vivant comme des animaux ». Elle me parla des toilettes inondées d’urine, des vieux en train de mourir, des bagarres, de la panique, du manque de nourriture et du rationnement de l’eau.
« Ils ne voulaient pas nous laisser partir » ajoute-elle. « Mais quand j’entendis parler du troisième viol je pris mes enfants et je m’enfuis. Nous pataugeâmes dans toute cette eau et remontâmes la rivière jusqu’à Gretna ». De Gretna ils marchèrent et firent de l’auto-stop jusqu’à Covington avec des camions et un couple de blancs très gentils. « J’ai tout perdu, ma maison, ma voiture neuve et je n’ai pas d’assurance ». Elle a aussi perdu son travail dans un salon de beauté.
Elle espère pouvoir redémarrer de zéro à Atlanta, mais il n’y a pas de centre d’information centralisant les offres de logement et d’emploi.

Gentillesse et générosité à Houston

A Houston le stéréotype du pire cauchemar de l’Amérique blanche s’est produit : un raz de marée de noirs provenant de l’un des pires ghettos du pays. Et surprise, cela ne se passe pas trop mal.
Sur les belles pelouses et les trottoirs de la grande place autour de Reliant Center des centaines de jeunes noirs garçons et filles plutôt bien habillés , venant des quartiers pauvres de la Nouvelle Orléans, déambulent tranquillement.
Ici l’organisation des secours est loin d’être parfaite et implique 11 000 personnes seulement, mais c’est la plus efficace du pays. Les gens de Houston ont bien accueilli les réfugiés. Ici tout le monde reçoit les soins médicaux de base et un peu d’argent, généralement quelques centaines de dollars. Les réfugiés peuvent ainsi passer au moins quelques jours dans un hôtel pour bénéficier d’un repos véritable. Beaucoup trouvent des logements à plus long terme et certains du travail. Leurs enfants sont admis dans des écoles bien meilleures que celles du système d’éducation catastrophique auquel ils étaient habitués à La Nouvelle Orléans.
Considérant tout cela je ne peux m’empêcher d’être ému par le contraste entre cette tranquillité et l’atmosphère de militarisme paranoïaque qui règne dans la zone inondée. Ce qui est frappant ici c’est de constater que lorsqu’ on donne aux pauvres un minimum d’aide et de respect les résultats sont immédiats : la plupart d’entre eux parviennent à prendre un nouveau départ.
Pendant ce temps à Baton Rouge les compagnies dans l’entourage de Bush comme the Shaw Group, Bechtel and Halliburton tendent la main pour recevoir leur part des 62 milliards de dollars d’aide fédérale qui va bientôt inonder la région sinistrée. Le fait que certaines d’entre elles ont été, dans le passé, condamnées pour fraude et corruption notamment en Irak, ne semble pas entrer en ligne de compte.
Ici à Houston, nombreux sont ceux qui, sachant que beaucoup d’argent va se déverser sur La Nouvelle Orléans, exigent que la reconstruction de la ville s’effectue pour le bénéfice de tous.

Notes

[1The Nation est un hebdomadaire américain de gauche, fondé au début du siècle dernier et que l’on peut comparer à notre Politis, mais avec plus d’articles de fond.