Argumentaire Bellon : Pour sauver la Recherche, on ne peut qu’être hostile au projet de traité constitutionnel

, par attac92

POUR SAUVER LA RECHERCHE, ON NE PEUT QU’ETRE HOSTILE AU PROJET DE TRAITE CONSTITUTIONNEL

18 avril 2005

Rappelons-nous : en quelques jours, il y a un an environ, plus de dix mille chercheurs avaient signé une pétition dans laquelle ils mettaient en balance leur démission de toute responsabilité administrative si le gouvernement ne changeait rien à sa politique budgétaire...Il s’agissait d’une première dans un milieu qui n’a pas grande habitude des mobilisations collectives ; c’est dire à quel point la crise que traverse la recherche est profonde.

L’étincelle qui avait mis le feu à la plaine était le non-renouvellement d’une part importante des postes libérés par les départs en retraite de 2004, ce qui amenait à transformer des postes permanents en contrats à durée déterminée gérés non pas, comme c’était l’habitude, par les commissions de l’INSERM ou du CNRS, mais par des structures ad hoc.

Les chercheurs du public ont désormais à pâtir non seulement d’une limitation habituelle de leurs ambitions, mais aussi, avec les coupes budgétaires, de difficultés croissantes et quotidiennes dans leur travail.

Plus profondément, la crise est la conséquence d’une remise en cause de la place centrale jusqu’ici occupée par la recherche publique au sein du système scientifique français. Le service public de recherche n’est plus un territoire protégé ; il est, lui aussi, la cible d’une politique libérale de déplacement des moyens au profit du privé. Dans les laboratoires, nombreux sont ceux qui pensent qu’à terme disparaîtra la figure du chercheur titulaire d’un emploi à vie, cette figure de savant inventée après la Seconde guerre mondiale, libre de choisir ses sujets de travail, privilégiant les investigations fondamentales, évalué par ses pairs sur la seule base de ses publications. Le scientifique nouveau sera, comme dans toutes les entreprises du nouveau capitalisme, un opérateur contractuel, un chercheur flexible, embauché pour un projet qui mêle acquisition de connaissances et application, et surtout qui répond à une demande industrielle spécifique.

Une autre remise en cause est plus ancienne. Soutenue par les gouvernements quelles que soient leurs étiquettes, elle a été largement relayée par les directions des EPST, et par de nombreux directeurs de laboratoire. Il s’agit de l’abandon de cette hiérarchie entre recherche “ fondamentale ” et recherche “ finalisée ” qui privilégiait la première. Dans l’équation caractéristique du modèle scientifique des Trente Glorieuses, un lien étroit existait entre recherche publique d’Etat, investigations à visée cognitive, contribuant au progrès économique et social de façon indirecte, par la seule mise à disposition des connaissances. Ce modèle a été incarné par les agences publiques. Depuis vingt ans, il a été ébranlé par la multiplication des contrats industriels, par la création, via la législation sur les brevets et les entreprises “ innovantes ” de véritables marchés scientifiques, qui permettent une appropriation de savoirs de plus en plus généraux. Le modèle des agences de recherche est désormais jugé obsolète par son inventeur lui-même, l’Etat entrepreneur de science.

Le remplacement d’une recherche publique forte par les partenariats avec le privé et par la flexibilisation de l’emploi est condamnée à l’échec et mettra en danger l’infrastructure de recherche française. Il faut donc “ sauver ” la recherche.

Une prise de position hostile au traité de constitution européenne n’est ainsi pas seulement une réaction contre les politiques menées par les responsables politiques français. Elle est la réaction naturelle face à un traité dont l’esprit est fondamentalement hostile aux principes fondamentaux pour lesquels se sont mobilisés les chercheurs. Les contraintes budgétaires autant que la destruction même des services publics ne peuvent qu’enserrer la recherche dans le seul souci de rentabilité. Les récents dérapages constatés dans la recherche contre le virus HIV sont une illustration dramatique des dérives possibles.

Par ailleurs, les difficultés quant à la mise en œuvre de coopérations renforcées dans le projet de traité constitutionnel ne peuvent que nuire encore plus qu’auparavant à toute tentative de grands projets de recherche ; ceux-ci n’ont, en effet, été jusqu’alors, que des projets coordonnés entre Etats. Or, le projet de traité marque des barrières plus dures que dans les précédents traités vis-à-vis de ces coopérations.

Résumons néanmoins le traitement de la recherche dans le projet de traité. Tout d’abord, le nouveau projet de traité est identique à celui d’Amsterdam sauf qu’y est rajouté la question de l’espace (les articles concernés sont les articles 248 à 256). La définition des programmes de recherche y est caractérisée essentiellement par la compétitivité même s’il est évoqué que certains programmes de recherche peuvent être financés s’ils sont de l’intérêt de l’Europe ; dans ce cas, les avis du Conseil économique et social et du Parlement européen sont simplement sollicités. Qui plus est l’article 250 institue une surveillance et une évaluation ; remarquons, à ce sujet, le caractère très ambigu du mot surveillance, les programmes étant ordinairement soumis à un suivi.

Au dela de ces analyses, de nombreux chercheurs, en particulier au sein d’Attac et du groupe « science et citoyenneté » du Conseil scientifique ont porté une interrogation sur les objectifs et modes de fonctionnement du système de recherche, sur le rôle que devraient avoir d’autres instances que les commissions de chercheurs, sur l’exigence de leur démocratisation. La crise de légitimité que traverse la science dans la société moderne est due, en effet, autant au resserrement des liens entre science et marché qu’à la rupture du contrat qui liait chercheurs et citoyens. La multiplication des crises sanitaires, écologiques, agricoles, éthiques ou énergétiques ont largement contribué à ce que nos concitoyens voient dans la science et ses institutions autant la source des problèmes que des moyens pour leur résolution. Dans une société qui n’a jamais été aussi éduquée sur les enjeux scientifiques et techniques, la multiplication des débats et des “ affaires ” témoigne d’une érosion radicale de la confiance dans les grands systèmes scientifiques et techniques qui sont pourtant à la base de nos actions quotidiennes. L’avancée des sciences n’est plus automatiquement acceptée comme synonyme de progrès.

Dans ses conditions, se replier dans la tour d’ivoire d’une recherche pure, neutre, et menée en l’absence de tout lien aux demandes sociales est non seulement utopique mais tout aussi préjudiciable que la marchandisation des savoirs. Il suffit d’avoir en tête le débat sur les OGM, la difficulté à faire exister les études sur les risques face à l’armada de biologistes préparant de nouveaux organismes modifiés, l’état de déshérence dans lequel se trouvent la recherche agronomique intégrative ou les disciplines liées à la santé environnementale pour s’en rendre compte. La paupérisation scientifique vaut d’ailleurs pour la plupart des sciences du vivant ou de la santé qui ne travaillent pas au niveau du gène ou de la protéine.

On rétorquera que les choix de recherche sont des choses bien trop complexes pour être laissé aux profanes. Mais le rôle d’un système de recherche de qualité est justement d’aider la société civile à faire des choix éclairés, ce qui suppose d’être à son écoute et de l’impliquer dans l’élaboration des décisions concernant les grands objectifs et les usages des résultats. Comme l’indiquent de nombreuses expériences récentes de débat démocratique, les citoyens sont capables d’émettre des jugements pertinents sur les activités de recherche et leurs conséquences, pourvu qu’ils soient au préalable éclairés de façon complète et pluraliste.

De ce point de vue, c’est la philosophie même du traité constitutionnel qui est en cause. Ce projet est, en effet, d’essence à la fois mercantile et technocratique. Ne s’arc-boutant que sur les critères de rentabilité, il est fondamentalement méfiant, voire hostile, dans ses rapports au peuple, considéré comme un acteur parmi d’autres, mais certainement pas souverain. Enserrée entre la logique du marché et les compétences supposés des « élites », la démocratisation des grands enjeux scientifiques ne peut que s’éloigner encore plus.

La recherche est ainsi un exemple paradigmique du dérapage annoncé par un projet calamiteux.

André Bellon, membre du Conseil Scientifique d’Attac