Commentaire Joumard : "Pour la République européenne"

, par attac92

L’Europe que nous voulons

Pour la République européenne

Robert Joumard

4 mars 2005

Le débat sur le projet de traité constitutionnel européen est l’occasion pour nous de réfléchir à l’Europe que nous voulons, en termes de contenu politique comme d’architecture institutionnelle. Au-delà des inflexions que propose le projet de traité, il est frappant de constater que l’expérience de près de cinquante années de vie communautaire n’a guère fait progresser le débat. Ceux qui refusent le projet de constitution comme ceux qui en sont partisans mais veulent aller plus loin ne peuvent se contenter de dénoncer ou d’approuver sans réfléchir sereinement à l’après.
Les vielles nations européennes désirent s’unir. Mais en vue et au nom de quoi ? Et sous quelle forme politique ? En d’autres termes avec quelles valeurs, pour quels objectifs, avec quelle architecture institutionnelle, avec qui ? Un débat européen est nécessaire entre citoyens européens qui désirent s’allier et former un peuple politique unique parce qu’ils se reconnaissent des valeurs et une histoire communes. Si nous voulons croire en l’Europe et mobiliser des énergies citoyennes en faveur d’un objectif digne d’elles, c’est une aspiration beaucoup plus ambitieuse dont il faut dès aujourd’hui commencer à dessiner les contours. C’est en les discutant que l’Europe se construit.
1. L’Europe actuelle a une histoire, mais a-t-elle un avenir ?
Un peu d’histoire

À la fin de la seconde guerre mondiale, nombreux sont ceux qui ont bien compris combien la juxtaposition en Europe de nations indépendantes était dangereuse et source de conflits meurtriers. L’Europe politique a donc une histoire dont nous héritons, histoire vieille de plus de 50 ans. Les « pères » de l’Europe que furent Robert Schuman, Jean Monet, Alcide de Gasperi ou Konrad Adenauer tentent de réaliser les États Unis d’Europe par étapes successives, en commençant par des « réalisations concrètes, créant d’abord une solidarité de fait ». Dans l’esprit des promoteurs de ces ententes spécialisées, un certain nombre de communautés devaient être mises en place par étapes successives, faisant toutes une certaine place à la notion de supranationalité. Ensuite, une Communauté politique, comportant parlement et gouvernement européens, devait venir coordonner l’ensemble des hautes autorités spécialisées. Le parlement européen devait être composé de deux assemblées : l’une élue au suffrage universel par les peuples intéressés, l’autre désignée par les divers parlements nationaux.
La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), éléments majeurs de l’économie de l’époque, entre en vigueur en 1952, mais la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la Communauté européenne des transports en 1953, la Communauté européenne de l’agriculture en 1954, et celle de la santé échouent.
Devant les difficultés que rencontre la réalisation de leur projet, les partisans de l’unification européenne se résignent à en ralentir le rythme. La Communauté économique européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique sont finalement établies par le traité de Rome en 1957 et entrent en vigueur en 1958, associant 6 pays fondateurs : la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. La Grande-Bretagne, l’Irlande et le Danemark les rejoignent en 1973, la Grèce en 1981, puis l’Espagne et le Portugal, la Suède, la Finlande et l’Autriche, et finalement 10 autres pays issus essentiellement de l’Europe de l’Est en 2004. Les élargissements successifs avaient été assez lents puisqu’il nous avait fallu successivement quinze ans, puis douze ans, puis neuf ans, pour intégrer à chaque fois trois nouveaux membres ; nous avons brutalement accéléré la cadence en intégrant les dix derniers membres au bout de neuf ans.
L’Europe s’est faite par débordements progressifs (du charbon et de l’acier à l’agriculture, puis aux transports, à l’aménagement du territoire et ainsi de suite). Ce mode de construction a eu son efficacité, mais il n’a pas produit de véritable pouvoir politique intégré. Avec l’Acte unique (1986 : libre circulation des marchandises et des capitaux) et le traité de Maastricht (1992 : Union économique et monétaire, critères de déficit public) on est passé du transfert de compétences sectorielles à des abandons de souveraineté nationale très politiques (la monnaie bien sûr, mais aussi la politique régionale ou certaines compétences judiciaires ou policières). Le traité d’Amsterdam (1997) renforce à nouveau les pouvoirs du Parlement, mais les critères de Maastricht sont pérennisés en un "Pacte de stabilité".
Les traités de Maastricht et d’Amsterdam sont en fait partiellement des constitutions européennes : ils ne précisent plus toutes les politiques communes, mais seulement la manière dont celles-ci seront collectivement décidées. Plutôt que de se lier par des décisions collectives précises, les États membres délèguent à l’Union une partie de leur souveraineté sans savoir ce qui va être décidé. Ce transfert s’est fait dans un cadre intergouvernemental, les gouvernements nationaux contrôlant conjointement ces compétences. Si bien qu’aucune décision, prise à Bruxelles, ne l’a été sans l’assentiment explicite des États membres. Le prix de cette codécision (la perte de souveraineté) s’est payé par la possibilité pour les gouvernements d’agir hors du champ politique national et des contrôles parlementaires traditionnels. C’est ce qu’on appelle le « déficit démocratique de l’Europe ». Les parlements nationaux ont perdu peu à peu de leur pouvoir, alors qu’il n’y a pratiquement pas eu d’avancée de type fédéraliste, de construction des États Unis d’Europe. Le dernier traité de Nice en 2000 rend plus difficile la prise de décision en Conseil par de multiples et complexes minorités de blocage : le pouvoir des États membres et de l’Union y est réduit au minimum, notamment sur l’économie.
Remarquons enfin que seul le traité de Maastricht a été approuvé de manière relativement démocratique, par référendum, à une très courte majorité en France. Les autres traités n’ont jamais été approuvés directement par les citoyens. Les règles de fonctionnement comme les politiques qu’ils édictent nous ont été largement imposées.
Une crise double
L’union européenne est aujourd’hui confrontée à une double crise :

  d’une part une crise économique, sociale et environnementale, marquée par un chômage élevé (9 %) et structurel, l’enrichissement à grande vitesse de certains et la paupérisation d’une part importante de la population, les reculs imposés aux législations sociales et aux services publics, les crises environnementales à répétition, l’effet de serre auquel les Européens contribuent largement,

  d’autre part une crise politique caractérisée par un taux d’abstention de plus en plus élevé aux élections européennes (57 % d’abstention en 2004) encore augmenté lors des référendums sur la constitution, le déficit démocratique.
La crise économique est la conséquence des choix ultra-libéraux des gouvernements européens et de la Commission européenne, donnant primauté à la concurrence sur toute autre considération. La politique sociale de l’Union n’existe pas, sa politique environnementale n’est que du replâtrage, le développement durable consistant à parler beaucoup et faire peu, et surtout à ne rien faire qui pourrait modifier le cours ultra-libéral des choses. La politique agricole a toujours été productiviste, chacun peut aujourd’hui en constater les conséquences avec la disparition de nombreux paysans et les problèmes posés sur la qualité alimentaire.
Le déficit démocratique est la conséquence directe de la manière dont s’est construite l’Union européenne. En multipliant les sujets traités lors de négociations entre États, on multiplie aussi les décisions politiques qui ne font plus l’objet d’une formation démocratique de l’opinion. On ne connaît plus les positions qui ont été prises par les différentes parties, les raisons des compromis. Le résultat est opaque, le droit communautaire est obscur.
Pas d’avenir sans souveraineté du peuple européen

Faute d’avoir réfléchi à leurs valeurs, à leurs objectifs et à leurs institutions, les Européens se sont lancés dans une fuite en avant qui donne systématiquement la priorité à la technocratisation de l’Union européenne et à la dilatation de ses frontières sur le renforcement de ses capacités de décision politique effectives. Si bien que, pour l‘essentiel, ils ont surtout réussi à ôter de la puissance aux États sans en redonner en échange à leur union.
Des notions de philosophie politique qui avaient tenu en occident la place centrale depuis des siècles ont quasiment disparu en trente ans : qui parle encore de « république » ou de « nation » autrement que sur le mode de la nostalgie impuissante ? Qui s’essaye encore à définir la « souveraineté » ? Et a fortiori la « souveraineté du peuple » ? L’idée même de peuple, d’ailleurs, n’est-elle pas devenue quasiment obscène, utilisable uniquement par les « populistes » ? Les souverainistes, qui ne veulent connaître que d’une Europe des nations, et, au mieux, d’une confédération, ont le mérite de se souvenir d’un temps où le politique existait encore et parvenait parfois à tenir en lisière les intérêts économiques ou catégoriels pour se soucier de l’intérêt général et du long terme. Ils commémorent une ère où le politique avait pour horizon la conjonction de la nation, de la république et de la démocratie. Comprenons bien que si ces vocables - le peuple, la démocratie, la République, la souveraineté, etc... - sonnent vieux jeu et hors de saison, ce n’est pas en raison des progrès foudroyants de la pensée politique mais parce qu’à partir du moment où la construction européenne les a exclus, oubliés, ils ont peu à peu cessé de faire sens, faute d’une incarnation tangible.
L’absence de ces notions du projet de traité constitutionnel européen confirme l’ancrage technocratique actuel de l’Union : nul besoin de se référer à une société plus juste, on peut se contenter de définir des procédures de décision formellement correctes. À la limite, une commission de fonctionnaires éclairés devrait pouvoir suffire à la « gouvernance » procéduralement correcte d’une société européenne sans peuple, sans communauté et sans citoyens.
Cette évolution est extraordinairement pernicieuse et lourde de menaces. Car on ne résistera pas aux effets pervers de la mondialisation (indissociables de ses effets positifs) sans rétablir une certaine primauté du politique sur les flux marchands et il n’y a pas d’autres idéaux politiques disponibles que ceux de l’édification d’une République démocratique par un peuple souverain (auto)constituant. Soit donc on abandonne tout espoir d’une réponse politique aux défis de la mondialisation, soit il faut apprendre à faire vivre et à réassocier, sur de nouvelles bases, ces notions aujourd’hui vidées de sens parce que dissociées. On ne fera pas d’Europe démocratique sans un peuple, et sans souveraineté populaire.
2. Quelle Europe voulons-nous ?
Un peuple et une constitution

L’échelle des nations européennes d’hier est désormais trop petite, leur puissance est trop restreinte pour conférer un poids suffisant aux décisions politiques prises dans leur cadre. C’est le constat de cette impuissance croissante, de cette souveraineté limitée qui donne tout son sens au projet d’une Europe unie. Recouvrer cette souveraineté implique la formation d’un nouveau peuple, un peuple européen, un peuple qui n’abolit pas les peuples qui le composent, Français, Allemands, Italiens ou autres (eux-mêmes faits en définitive de peuples multiples) mais qui les unifie en une souveraineté politique partagée. On ne fera pas, en effet, une République européenne à quinze ou à vingt-cinq. On ne la fera qu’avec et entre les peuples qui désirent s’allier.
Une constitution est nécessaire, qui édicte le droit du droit. Il faut une constitution qui en soit vraiment une et ressemble à ce que les peuples connaissent pour l’avoir pratiqué dans leur histoire, dans laquelle ils puissent reconnaître des pratiques et un paysage familiers. Cette constitution doit être élaborée, votée et modifiable à la majorité par le peuple européen. Elle doit pouvoir être lue et comprise par chacun. Elle devrait être courte et laisser ouvert tout choix politique, social et solidaire ou ulra-libéral. Alors que les constitutions française, allemande ou suisse par exemple écrivent respectivement que "le peuple français proclame" que le principe de la République est "le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple" (art. 2), que "le peuple allemand s’est donné la présente constitution" (préambule) et que "tout pouvoir émane du peuple" (art. 20-2), ou que "le peuple et les cantons suisses [...] arrêtent la constitution que voici" (préambule), on pourrait énoncer que "le peuple et les états européens arrêtent la constitution que voici".
Avec qui ?

Cette communauté politique européenne, dite parfois Europe-puissance, doit à l’évidence être européenne, non pas tant au sens géographique que culturel, politique et social du terme. Le modèle européen, celui qui justifie la construction européenne, c’est un compromis spécifique entre liberté et justice sociale, entre marché et intervention publique, entre citoyenneté civile, politique, sociale et culturelle. Il repose sur des droits collectifs, des biens communs, des services publics, un code du travail, une protection sociale reposant sur la solidarité, la prise en compte de l’intérêt général. Il doit intégrer le besoin de biens communs publics échappant aux logiques marchandes comme la nature, la culture, le vivant, et la nécessité de l’égalité d’accès à des biens et des services publics performants.
Il est probable que le noyau de la République européenne qui déciderait de se constituer en une communauté politique serait formé, approximativement, des quatre premiers initiateurs de l’Europe, la France, l’Allemagne, l’Italie et le Bénélux (plus l’Espagne ? le Portugal ? l’Autriche ? etc...) et animé par un solide consensus franco-allemand. Ces pays, étroitement unis à la fois par le souvenir de leurs guerres passées, et par la communauté de leurs traditions culturelles et sociales, partagent à des degrés divers le modèle européen. Plus concrètement, tout porte à croire que leurs peuples divers se portent suffisamment de sympathie et d’estime réciproques pour être prêts à se choisir un destin commun.
Il n’est guère réaliste de vouloir étendre aujourd’hui cette république européenne très au-delà car les citoyens des différents États membres ont une expérience de l’Europe extrêmement variable. Ceux issus des six pays fondateurs et de quelques autres ont de quelques décennies à un demi-siècle d’expériences communes, d’échanges et de travail en commun ; d’autres ne participent à l’Union que depuis quelques mois. La volonté de construire une Europe politique en abandonnant l’essentiel des souverainetés nationales au profit d’une souveraineté européenne est aussi inégalement partagée : s’il ne fait pas de doute que cette volonté est majoritaire dans les pays fondateurs, c’est moins certain dans d’autres pays, et notamment chez les États membres les plus récents qui visent essentiellement à atteindre le niveau économique de l’Europe de l’Ouest et qui ne sont sans doute pas prêts à abandonner une souveraineté nationale acquise il y a peu.
De plus le fonctionnement de la démocratie demande un espace géographique stable, un espace d’organisation politique et sociale, où le citoyen connaît pour les avoirs vues à l’oeuvre les différentes forces socio-politiques.
Quelle architecture institutionnelle ?

À quoi pourrait ressembler cette République, qui naîtrait dans le cadre et à l’intérieur de l’actuelle Union européenne mais sans se confondre avec elle ?
Cette nouvelle Union serait fédérale, avec un partage clair des compétences respectives de l’Union et des États membres, voire des régions et des communes, c’est-à-dire des différentes strates du pouvoir collectif. Cette Union ne traitera que ce pour quoi elle est nécessaire, dans la mesure où c’est plus efficace, et où tout éloignement géographique et démographique du pouvoir affaiblit la démocratie.
Elle devra respecter l’indépendance des trois pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, le principe un citoyen - une voix pour l’élection des députés, la définition par les citoyens européens de la ligne politique de l’Union, la responsabilité politique de l’exécutif devant le peuple ou ses élus.
La structure du pouvoir devrait être celle de toutes les démocraties européennes :

  Une chambre des citoyens, le Parlement, avec redécoupage systématique des circonscriptions électorales afin de respecter au mieux l’égalité des citoyens lors des évolutions démographiques, comme aux États-Unis. Par dérogation à cette règle, chaque État devrait élire au moins un député européen.

  Le Parlement doit avoir le pouvoir d’initiative des lois, le pouvoir de censurer le gouvernement européen à la majorité simple, le pouvoir de voter les lois et le budget (ressources et dépenses). Le transfert de souveraineté et donc de compétences peut s’appuyer en outre sur des dispositions transitoires souples. Par exemple certaines décisions pourraient être prises dans un premier temps à la majorité qualifiée du Parlement européen, puis à la majorité simple. L’essentiel est que ces étapes soient prévues et codifiées dans la constitution européenne.

  Une chambre des États ou des régions. Une chambre des États peut difficilement ne pas respecter l’égalité des États. Mais l’égalité entre États aux populations si peu comparables est difficile à justifier : le Luxembourg n’a que 0,45 million d’habitants, l’Allemagne 82,5 millions ! Aussi peut-on soit faire varier le nombre de représentants d’un pays en fonction de sa taille - mais on risque de retrouver les marchandages de Nice sur l’actuelle majorité qualifiée, soit considérer une chambre des régions, à condition que celles-ci soient de taille comparable. C’est le cas pour la Belgique, l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne.

  Le gouvernement a aussi le pouvoir d’initiative législative et est l’exécutif de l’Union.

  Un président élu par le Parlement ou au suffrage universel.
L’attribution des compétences à l’Union, aux États, voire aux régions, est importante. Il nous semble cependant que définir les compétences des régions ou des communes est du ressort de la vie politique nationale. Une subsidiarité Union-régions est néanmoins envisageable par un mécanisme analogue à celui qui est proposé dans le projet de traité constitutionnel entre l’Union et les États (art. I-11, protocoles 1 et 2). On devrait distinguer :

  les compétences exclusives de l’Union, qui peut seule légiférer, les États ne pouvant qu’accompagner les politiques européennes,

  les compétences exclusives des États, qui peuvent seuls légiférer, l’Union ne pouvant qu’accompagner les politiques nationales,

  les compétences partagées entre l’Union et les États où l’action de l’Union a primauté.
Le partage des compétences est extrêmement variable d’une proposition à l’autre : des discussions approfondies sont à l’évidence nécessaires, en toute clarté. Mais le partage doit être clair et simple, contrairement à celui que propose le projet de traité constitutionnel, car il est impératif que chacun sache qui décide de quoi.
Les compétences exclusives de l’Union pourraient être :

  la sécurité intérieure,

  la politique étrangère,

  la politique de défense, au moins à terme,

  la fiscalité des entreprises et de l’épargne.
De compétence européenne ou partagée pourrait être :

  la politique sociale, avec harmonisation progressive par le haut des législations nationales.
Les compétences partagées pourraient être :

  les politiques économiques et agricoles,

  l’environnement.
De compétence partagée ou nationale pourraient être :

  l’éducation supérieure,

  la culture,

  la santé.
De compétence nationale pourraient être :

  l’éducation primaire et secondaire (?),

  la fiscalité des revenus.
3. Enjeux de court terme
Les étapes nécessaires pour construire cette Europe politique dépendent à l’évidence de l’adoption ou du rejet du projet de traité constitutionnel européen.
En cas de oui...
En cas de oui, c’est-à-dire si le projet de constitution est ratifié par l’ensemble des 25 États membres, l’Union européenne fonctionnera selon ces nouvelles règles à partir de novembre 2006 si les ratifications sont effectives avant, ou à défaut le deuxième mois après la dernière ratification (IV-447), voire 2009 pour ce qui concerne le calcul de la majorité qualifiée (IV-439 et protocole 34) et 2014 pour ce qui concerne la composition de la Commission européenne (I-26-6) ; l’économie sera largement soustraite au pouvoir du législateur et donc du citoyen. La Commission continuera d’avoir l’essentiel des pouvoirs, mais tout commissaire allemand, britannique ou français en sera exclu cinq années sur dix par la grâce de la rotation automatique des commissaires quel que soit leur pays d’origine.
La ligne politique passée sera confortée et surtout constitutionnalisée, ce qui risque d’exclure toute solution à la crise politique, sociale et environnementale.
On aura une confusion sans précédent du pouvoir exécutif divisé entre trois titulaires potentiellement rivaux : un Président du Conseil européen élu pour deux ans et demi, un président de la Commission élu pour cinq ans, et un ministre des affaires étrangères pour cinq ans, qui sera à la fois dans et hors la Commission et le plus souvent sans voix puisqu’il lui faudra pour cela l’unanimité des 25 membres de l’Union. Le pouvoir sera donc divisé en organes fortement indépendants les uns des autres et concurrents.
Le déficit démocratique actuel se poursuivra : le pouvoir de contrôle des citoyens européens sur ceux qui le gouvernent sera passé au cours de la construction européenne d’un contrôle national fort dans la plupart des domaines à un contrôle européen faible concernant des domaines de plus en plus étendus. Les peuples seront placés devant l’impossibilité d’identifier les responsables des décisions prises, de se faire entendre par le biais du Parlement, ou de choisir une autre politique que le diktat de la concurrence libre et totale gravé dans le marbre, à rebours de toute la tradition politique européenne.
Les risques de repli nationaliste et de populisme seront grands car ils répondent à une désespérance des citoyens confortés par un traité constitutionnel qui organise leur impuissance politique.
La construction d’une Europe nouvelle telle qu’esquissée plus haut serait retardée, car qui accepterait de remettre en chantier l’Union alors que l’on viendrait d’en approuver une étape importante, un nouveau traité et une constitution ?
La stratégie serait à plus long terme avec un renforcement progressif d’une vie publique européenne à travers, par exemple la création d’une télévision européenne sur le modèle d’Arte, le renforcement du rôle du Parlement en choisissant les commissaires parmi ses membres, en réservant 20 à 40 % des sièges aux listes européennes plutôt que nationales, en tentant des harmonisations fiscales et sociales, fort difficiles car elles exigeront l’unanimité, en harmonisant un tant soit peu les programmes d’éducation.
Une voie complémentaire est de promouvoir des coopérations spécialisées entre États dans le cadre des relations diplomatiques classiques, c’est-à-dire en dehors des mécanismes de l’Union (douane, concurrence et commerce, monnaie). Deux coopérations de ce type ont été initiées par le passé : l’organisation de la libre circulation des personnes avec l’accord de Schengen en 1985 qui réunissait cinq États avant d’être intégré à l’Union, et la brigade franco-allemande dans le domaine militaire en 1989.
Si le projet de traité constitutionnel est adopté, ces solutions ne relèvent que du long terme, à moins d’une crise gravissime que personne ne souhaite.
En cas de non...
Si le projet de traité constitutionnel est rejeté, nous nous retrouverions dans une situation analogue à celle de la France de 1945, lorsqu’une majorité de Français a repoussé le premier projet de constitution soumis à référendum ; une deuxième assemblée constituante fut élue et se réunit durant l’été 1946, avant qu’un nouveau projet fut adopté par référendum en octobre 1946, la constitution de la quatrième république. De la même manière, le rejet de la Communauté européenne de défense en 1954 a débouché en 1957 sur le traité de Rome.
Sans mésestimer les difficultés et les risques créés par un rejet de la Constitution - mais y a-t-il des situations politiques fécondes et à fort enjeu qui ne présentent pas de difficultés et de risques ? - un rejet (et en particulier un rejet par le peuple français) créera une situation politique telle qu’elle contraindra les autres pays à une renégociation de la Constitution. Un rejet français fera éclore un débat salutaire dans les autres pays. C’est la seule solution pour créer les conditions d’une renégociation conduisant à un traité plus démocratique.
Les Européens auront alors toute latitude pour passer d’un projet mal ficelé (ou trop bien ficelé) à un texte de fondation, la fondation d’une communauté politique. Une assemblée constituante pourrait être convoquée, rassemblant les délégués des peuples des seuls États membres qui veulent aller vers une Europe politique. Leur culture et leur histoire constitutionnelles sont assez riches pour qu’ils puissent écrire un nouveau projet, dans la ligne des fondateurs de l’Europe et selon les principes démocratiques traditionnels en Europe que nous avons repris ici.
Cela pourrait déboucher sur une constitution qui reprendrait les parties I et II de l’actuel projet de constitution, mais après avoir ouvert un choix démocratique dans la partie I et enlevé toutes les restrictions et limitations sur les droits dans la partie II.
Il faudrait aussi réécrire les clauses de coopération renforcées pour les assouplir considérablement de façon à permettre la naissance d’une Europe nouvelle autour des quelques pays listés plus haut. Ce premier cercle devrait mettre, au sommet, la démocratie et le primat du politique, et ne devrait être ouvert qu’avec moult précautions et conditions aux autres États membres.
4. Conclusions
Une chose en tout cas est sûre : si nous voulons que l’Europe soit un jour une entité politique effective, il faut qu’elle devienne d’abord une réalité affective, et que les peuples qui voudront la composer trouvent la passion d’inventer en commun, à partir de leur héritage culturel partagé, les formes d’une démocratie politique renouvelée et viable à l’échelle de la mondialisation. Seuls subsisteront alors les partis politiques qui auront su donner voix à cette espérance.
Les partisans du « oui » à gauche ont cessé d’être réformistes, se sont résignés à l’inacceptable. M. Rocard a très bien exprimé cette résignation : "les États Unis d’Europe sont un rêve évanoui". Les renoncements au contrôle des politiques par les citoyens, à l’harmonisation fiscale, à l’harmonisation sociale par le haut, à la reprise en main de la politique monétaire, économique ou militaire, c’est l’éloge de la passivité. C’est même pour beaucoup l’occasion de rejoindre les ultra-libéraux et atlantistes à droite. Ainsi lors de son investiture par le Parlement européen le 19 novembre 2004, la Commission la plus libérale et la plus atlantiste que l’Union ait connue a obtenu une confortable majorité dans les rangs des socialistes européens. Si les socialistes français ont voté contre, tous ceux qui sont venus soutenir le « oui » dans les débats du PS ont adoubé la Commission, et notamment le président du Parti socialiste européen.
Les partisans du « oui » à droite ont cessé d’être des démocrates, voire même des républicains, pour se laisser piéger par l’ultra-libéralisme qui n’a que faire des principes démocratiques. Pour eux, la souveraineté, qu’elle soit nationale ou populaire, n’est qu’un mot creux, au pire un anachronisme, à remplacer par la gouvernance, c’est-à-dire l’art de faire décider tout un chacun des choix politiques, sauf celui, intangible, du primat de la concurrence.
Pour nous qui construisons l’Europe depuis 50 ans, il est temps d’en achever rapidement la construction sur de bonnes bases, d’en faire une démocratie, sous peine de ne la voir jamais. Un « non » au projet actuel est le meilleur moyen de relancer la construction européenne.

Robert Joumard
joumard@inrets.fr
Sources

Alliès P. : Pourquoi, comment il faut dire non à la constitution européenne ? 28 sept. 2004, 10 p. : http://www.revue-republicaine.org/s...
Balladur E. : Une nouvelle méthode pour l’Europe. Le Monde, 9 déc. 2004, p. 1 et 21.
Caillé A. & A. Insel : Plaidoyer pour une république européenne, 2002, 5 p.
Fabius L. : Une certaine idée de l’Europe. Plon, 2004, 125 p.
Joumard R. : Il faut lire le projet de constitution européenne. 17 janv. 2005, 20 p.
http://institut.fsu.fr/chantiers/eu...
Lecourieux A. : L’Europe que nous voulons. 20 août 2001, 34 p.
Salesse Y. : L’Europe que nous voulons. Fayard, 1999, 179 p.
Strauss-Kahn D. : Oui, lettre ouverte aux enfants d’Europe. Grasset, 2004, 175 p.