Argumentaire Cossart : Le projet de traité constitutionnel européen et la concurrence

, par Jacques Cossart

Le projet de traité constitutionnel européen et la concurrence

24 février 2005

Comme élevée au rang « d’objectif de l’Union », comme réaffirmée à plusieurs autres reprises au fil du Projet, comme démontrée aussi dans de nombreux commentaires, la concurrence, dans le cadre qui sera évoqué plus loin, est le principe même de l’organisation de la vie de l’Union telle que la prévoit le projet de Traité. On peut prétendre, à cet égard, que cet « idéal » vient de loin puisque l’instauration du marché intérieur avait, précisément, pour but central d’offrir toute l’efficacité voulue à cette concurrence.
Dès le préambule dudit Projet, les rédacteurs prennent soin de préciser, dans l’avant dernier paragraphe, qu’il convient de « poursuivre l’œuvre accomplie ». Mais, pour leur « œuvre », ils ont pris le soin de faire la lecture la plus néolibérale possible de la construction européenne depuis le premier traité de 1951. Or, en bien des domaines et pour bien des régions de l’espace européen, l’apport pendant les premières décennies de l’existence de « l’Europe », est considérable. C’est par exemple le cas pour les pays du sud du continent, comme c’est le cas pour la paysannerie, en particulier française ; mais tous ces « acquis » -dont le contenu n’est évidemment pas examiné ici- ont, précisément été obtenus par l’application de mesures interventionnistes ! L’ « œuvre accomplie » à laquelle se réfèrent les auteurs est bien plus manifestement, celle de la seconde période de la construction européenne, celle de la dérégulation.
C’est sans doute pourquoi la place faite au principe de concurrence dans les traités précédents n’a pas été jugée suffisamment prépondérante. Certes l’Acte Unique de 1986 prévoit bien d’adopter « les décisions nécessaires à la réalisation du marché intérieur » et se réfère au Livre Blanc qui ne barguigne pas sur la libre concurrence. Dans les cinq objectifs du Traité de Maëstricht de 1992, on ne trouve pas celui de la concurrence ! Amsterdam, en 1997, n’apporte pas de novation en la matière. La Charte des Droits fondamentaux de décembre 2000 mentionne dans ses articles 16 et 17 la liberté d’entreprise et le droit de propriété, y compris intellectuelle. Quant au traité de Nice de février 2001, tous les partisans du « oui », au premier rang desquels les négociateurs dudit traité, ont raison, il ne faut pas en rester là, il n’est ni assez explicite ni assez emphatique en matière de concurrence !
Vint alors le Projet qui, dès son article I, fixe cinq objectifs à l’Union dont le second est « ... un marché intérieur où les concurrence est libre et non faussée », (article I-3-2). S’il ne s’agit pas de novation puisque, depuis le premier traité européen celui de la CECA [1], le principe d’une économie dite de marché reste intangible, le Projet lui confère, une solennité, une prééminence et une redondance qui marque bien la volonté des rédacteurs. Il faut surtout souligner que cette place centrale accordée à la concurrence -dont on verra plus loin le contexte tout particulier- s’oppose, sur son principe, à toute intervention planificatrice. Ce refus n’est pas cependant consubstantiel à la construction européenne, la CECA et la CEEA [2], montrent au contraire, une démarche inverse ; on pourra, à cet égard, se reporter au texte intitulé « Projet et la politique industrielle ».
Dès lors la messe est dite ! Un marché où la concurrence ne doit pas être « faussée » ne peut alors s’en remettre qu’à la seule régulation qui vaille, celle du prix. Là où il y aura offre « pertinente » il y aura demande solvable. Le nombre d’exclus d’un tel marché, en raison de leur incapacité à s’acquitter du prix exigé, n’entre pas en ligne de compte, faute de quoi on « fausserait » le marché ; s’effondrerait ainsi le bel équilibre ! Comme on le notera, à plusieurs endroits dans ce document, il faut rappeler que les prix ne sont en rien fixés par une « main invisible » qui ne ferait aucune différence entre tous les agents économiques leur garantissant ainsi une parfaite égalité. Les prix, dans le monde et au sein de l’Union, sont fixés par la centaine de transnationales qui comptent sur la planète, les citoyens n’ont rien à voir là dedans !
C’est vraisemblablement là que réside le motif fondamental de tous ceux qui, voulant un autre monde, appellent à voter « non ». Vouloir que les 450 millions d’Européens aient la même capacité d’accès aux biens et services de l’Union est tout à fait impossible si on s’en remet à la seule « régulation » par le marché. Il faut, au rebours de ce qu’édicte l’article I que la concurrence ne soit pas libre mais qu’elle soit faussée pour respecter ce principe essentiel d’égal accès pour tous. « Fausser » la concurrence en faveur de tous les habitants de l’Union, et du monde, renvoie à des principes et des mesures qui sont largement développées par ATTAC dans nombre de ses publications : fiscalité, services publics et démocratie sont, certainement, le point nodal de la « distorsion » nécessaire.
On aura compris que, aux yeux des rédacteurs, un principe aussi essentiel que celui de la concurrence mérite la plus grande attention. Aussi le Projet lui consacre-t-il une section complète, la section 5 de la partie III, premier chapitre. Il s’attache d’abord aux règles applicables aux entreprises avant de codifier le comportement des états en matière de subvention, l’horreur de tous les néolibéraux, donc des rédacteurs du Projet.
Il convient, cependant, de ne pas se méprendre à propos de cette référence prééminente au « marché », on reviendra d’ailleurs plus loin sur cette question. Cette affirmation est tout à la fois pédagogique et politique : seule une économie de « marché » est susceptible d’apporter les meilleurs avantages aux peuples concernés, c’est elle qui garantit, comme disent les économistes, la meilleure « allocation des ressources ». Sur le fond, l’ambition des rédacteurs du Projet, comme celle de la Commission depuis qu’elle existe, est bien d’organiser ce « marché » conformément aux intérêts -et aux exigences- des transnationales. Ils suivent, en cela, la pratique états-unienne et les « recettes » des garants de la « gouvernance » mondiale que sont le Fonds monétaire international et la banque Mondiale, sauf sur un point qui ne sera pas abordé ici : l’indépendance de la Banque centrale. On voit bien, avec les taux de change entre l’euro et le dollar états-unien, que cette indépendance pourrait gêner certaines transnationales européennes. Les transnationales états-uniennes ont pris garde, elles, de ne pas laisser la Federal Reserve Bank indépendante du pouvoir fédéral qu’il leur est plus facile de contrôler !
Une autre question essentielle n’est pas posée, et pour cause, dans ce leitmotiv de la concurrence c’est celle de l’emploi -qui lui est pourtant très directement liée- et celle ayant trait aux biens publics mondiaux et aux biens communs de l’humanité. On rejoint là de grands classiques de l’économie capitaliste que les économistes désignent par le vocable « externalités » et par la pratique du « passager clandestin » : faire payer ce qui rapporte aux seules entreprises par la collectivité.
On peut aller jusqu’à prétendre que si l’économie de marché est présente dès 1951 dans la construction européenne, elle était, au cours des premières décennies, mise en œuvre dans un cadre régulé par les pouvoirs publics. Le « consensus de Washington », dont Maëstricht était une « belle application » a pour ambition -très largement aboutie à travers le monde- de supprimer toute régulation publique pour la confier au marché, c’est à dire à la centaine de transnationales qui compte. Le Projet officialise et donne une solennité particulière à cette « vision » : tout le dispositif juridique et économique de l’Union européenne vise bien l’objectif central qui vient d’être rappelé. Toutes les précautions de style et tous les miroirs aux alouettes ne change rien à cette volonté détestable.

Les règles applicables aux entreprises
Le cadre est fixé d’entrée de jeu, l’article III-161-1 précise, sans la moindre ambiguïté de rédaction, « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’association d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce... ou de fausser le jeu de la concurrence... ». Les rédacteurs détaillent même en quatre points ce qu’ils entendent par là. Une fois encore, il convient de rappeler que l’alignement sur le discours officiel du néolibéralisme ne doit pas faire obstacle à la pratique constante du capitalisme : les propriétaires de capital, ceux qui comptent tout au moins, doivent pouvoir être les bénéficiaires, en dernier ressort, de toutes les dispositions prises.
Aussi, c’est bel et bon que cet article, pourrait-on penser. Le projet de traité va mettre en place la concurrence pure et parfaite promise au dix-neuvième siècle par Léon Walras permettant, ainsi, à tous les agents économiques de disposer des mêmes informations et, dès lors, de disposer des mêmes pouvoirs !
Outre que, de manière constante, la théorie et la pratique ont démontré l’inanité de cette « belle » ambition, elle est, de surcroît, intolérable pour ceux des propriétaires de capital qui dirigent véritablement le monde à travers de nombreux mécanismes dont ils ont le contrôle complet. Il n’y a guère qu’une centaine de transnationales [3], dont plusieurs dizaines, ayant leur siège au sein de l’Union Européenne, qui peut prétendre à ce statut. C’est bien au profit de celles-ci, qu’il s’agit « d’organiser » la concurrence, il ne s’agit pas, il est vrai, d’une particularité propre à l’Union. A cet égard on se reportera à l’article [4] du néolibéral militant, Pascal Salin, qui n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser cette concurrence qui n’en n’est pas une ! Peut-être nous expliquera-t-il aussi pourquoi ceux que l’on désignent sous l’appellation « monétaristes », y compris bien entendu au sein de l’Union, font-ils si peu de cas de la monnaie. Mais ce n’est pas le sujet de ce billet.
Si la concurrence ne devait pas profiter, d’abord si ce n’est exclusivement, aux transnationales, celles-là mêmes qui organisent à Bruxelles comme à Washington, la « gouvernance » mondiale, il conviendrait de nous expliquer pourquoi avoir mis en place une Commission toute puissante, à travers ses Directives et le quasi monopole, de droit et de fait, qu’elle exerce en matière d’organisation, de contrôle et de sanction de l’activité. L’économiste Philippe Herzog, qui peut-être se souvient du temps où il appartenait au Comité central du Parti Communiste français, et qui aujourd’hui défend avec vigueur le Projet, nous livre son diagnostic à propos de la Commission, « la seule institution au monde en charge de la concurrence qui ait pouvoir d’interdire des aides d’Etat » ! Oh, quelles vilaines habitudes « étatistes » ! Mais comme elles sont utiles aux détenteurs du pouvoir économique. De ce point de vue, la pratique de l’Union, amplifiée et solennisée par le Projet, ressemble de plus en plus à la pratique états-unienne qui vante libre-échange et libre concurrence mais use d’un centralisme « public » (y compris en matière en matière de monnaie, ce que ne fait pas la Banque centrale européenne) au profit de « ses » transnationales.
Par comparaison à l’expérience états-unienne, celle de l’Union ajoute une particularité. La plupart des gouvernements de l’Union, le gouvernement français n’étant pas en reste de ce point de vue, ont allégrement abandonné leurs prérogatives au profit de cette Commission mais se retranchent, aujourd’hui, derrière les décisions de celle-ci dès lors que les citoyens des pays concernés émettent la moindre velléité contestataire. La boucle est fermée : on protège les intérêts de ceux qui, officieusement, vous mandatent tout en tentant de se protéger du courroux de ceux qui, officiellement vous confient le pouvoir.
Foin de contradiction, après avoir affirmer comment l’Union allait mâter ces entreprises prédatrices prêtes à s’enrichir sur le dos de ces pauvres consommateurs qu’il convient de protéger, le Projet met immédiatement le holà à cette foire tout juste bonne à des effets de manches sur les estrades ; le paragraphe 3 du même article III-161 rétablit l’ordre des choses « toutefois, le paragraphe 1 peut être déclaré inapplicable : à tout accord ou catégorie d’accords entre entreprises, à toute décision ou catégorie de décisions d’associations d’entreprises, et à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées
qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte... ».
Nous voilà rassurés, on sera intraitable avec toutes les petites et moyennes entreprises de l’Union, de France et de Navarre mais on ne va pas renoncer « à promouvoir le progrès » en imposant pareil carcan à celles qui savent, si bien, créer de la « valeur » ! Le comportement à l’égard des PME est d’ailleurs assez éclairant dans le monde en général et au sein de l’Union en particulier. Bien entendu, le discours doit les vanter et les protéger, bien entendu les gouvernements nationaux doivent, pour partie, satisfaire une clientèle « naturelle », mais la réalité est bien différente : elles n’entrent pas en ligne de compte véritable dans l’architecture générale. A cet égard, la pratique du crédit, qui peut être un instrument puissant de politique économique est démonstrative : les PME doivent obéir à des règles et exigences qui, bien entendu, ne s’appliquent pas aux transnationales ; il suffit de voir, par exemple, comment sont protégés les investissements directs étrangers pour s’en convaincre !
On a là un de ces raccourcis, qui seraient délicieux s’ils n’affectaient pas gravement la vie de centaines de millions de ressortissants de l’Union, raccourci consistant à laisser croire que la pratique néolibérale a pour fondement la liberté alors que la pratique, elle, ne s’applique qu’aux puissants. Que peuvent bien attendre les dizaines de millions de chômeurs et de précaires que compte l’Union Européenne de tels principes très précisément codifiés dans le Projet ?
D’ailleurs pour que toute ambiguïté, toujours possible avec ces peuples qui, parfois, prétendent imposer leur volonté, le Projet qui vaudrait « pour cinquante ans » selon le vœu de Valéry Giscard d’Estaing, précise clairement les choses. Ce marché où la concurrence ne doit pas être faussée n’a pas pour objet de rendre de meilleurs services aux citoyens de l’Union. L’article III-166-1 affirme en effet que « les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire à la Constitution, notamment à l’article I-4, paragraphe 2, et aux articles III-161 à III-169 ». L’article I-4-2 auquel il est fait référence mérite d’être cité : « dans le champ d’application de la Constitution, et sans préjudice de ses dispositions particulières, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite ». Une lecture inattentive d’un tel rappel pourrait être compris comme parfaitement généreux. Une fois encore la réalité obscurcit considérablement ladite générosité. Ce Projet ne vient pas ex nihilo et ne saurait s’interpréter sans l’important « travail » accompli par ailleurs, notamment à la Commission. Or la référence, ici, à l’interdiction de toute discrimination nationale ne peut s’interpréter sans, par exemple, la prise en compte du projet de Directive dite « Bolkestein ». Si cette Directive, à propos duquel la Commission précise qu’il n’est pas retiré et qui vient de recevoir l’assentiment, après celui de Anthony Blair, de Gerhard Schröder, est adoptée, une entreprise, française par exemple, pourra domicilier son siège dans un autre pays de l’Union, la Pologne par exemple, et continuer à travailler en France tout en bénéficiant de la plupart des dispositions polonaises. Ainsi donc le Projet, par ces quelques mots en apparence anodins, donnerait toute la solennité, et l’engagement, d’une « constitution » en faveur de ce qui est annoncé fièrement comme un marché non faussé : si des pays de l’Union, en raison de l’Histoire, ne sont pas encore parvenus au niveau de progrès d’autres pays de la même Union, c’est, évidemment, aux seconds de s’aligner sur les premiers !
S’agissant du sort réservé aux services publics qui, on le sait deviennent dans le vocabulaire de l’Union « services d’intérêt économique général », le Projet n’interdit pas aux Etats membres d’accorder « des droits spéciaux ou exclusifs ». Cependant, l’alinéa suivant précise clairement, pour ceux qui décidément ne comprendraient pas que l’article I-3-2 est, définitivement, bien placé en tête de document et s’applique à l’ensemble, le contexte auquel ne saurait échapper ces services publics. L’article III-166, pour éviter toute interprétation maligne, précise ce qu’il convient d’entendre par là. « 1.Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire à la Constitution, notamment à l’article I-4, paragraphe 2, et aux articles III-161 à III-169 [les référence à la concurrence].
2. Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence, dans la mesure où l’application de ces dispositions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union.
3. La Commission veille à l’application du présent article et adopte, en tant que de besoin, les règlements ou décisions européens appropriés. »
Les règles de la concurrence, auxquelles se réfère explicitement l’article III-166 s’imposent donc aux services publics mettant en danger plusieurs de leurs caractéristiques de base comme la péréquation et le même service offert à tous sur l’ensemble du territoire. Bien entendu, le Projet fort prudemment, comme les traités précédents n’interdit pas aux Etats membres d’appliquer ces principes, mais, en premier lieu ils ne sont pas prévus au niveau de l’Union dans son ensemble, ce qui -organisée par le haut- pourrait être un véritable progrès, mais aussi la logique générale et surtout la pratique constante de la prééminente Commission, depuis qu’elle existe, s’y opposent farouchement (cf. alinéa 3 ci-dessus).
Ce n’est pas dans cette section, on le comprend, qu’il sera possible de trouver les avancées sociales tant vantées par les défenseurs de ce Projet !
On se reportera avec profit à cet égard, au texte de Philippe Muhlstein sur la politique des transports.

Les règles applicables aux états en matière de subventions
Mais soyons équitables à l’égard des rédacteurs : il ont su émailler la totalité du texte d’une foultitude de précisions sans craindre le redondance, abusus non tollit usum, de telle sorte que prétendre échapper à la seule règle qui semble être le seul objet de ce Projet ne saurait relever que de la plus parfaite mauvaise foi.
Un étudiant de première année en sciences économiques a, en effet, parfaitement intégré qu’on pourrait ne pas fausser la concurrence tout en accordant des subventions. Mais plusieurs précautions valent bien mieux qu’une !
Aussi l’article III-167-1 est-il explicite : « Sauf dérogations prévues par la Constitution, sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États membres ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Ces « dérogations » entrent parfaitement dans tout ce qui est mis en évidence ici : on s’aligne sur le vocabulaire de la doxa néolibérale, mais on prend soin de prévoir que les véritables commanditaires du Projet, comme des traités antérieurs, pourront bien en êtres les bénéficiaires !
Le Projet semble se méfier des Etats membres puisqu’une fois encore il enjoint, en la matière, à la Commission d’exercer une surveillance visant à sanctionner les récalcitrants. L’article III-168 décrit par le menu comment doit se conduire cette opération de police. « La Commission procède avec les États membres à l’examen permanent des régimes d’aides existant dans ces États. Elle leur propose les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du marché intérieur ». On appréciera tout particulièrement l’expression « à l’examen permanent » !
Notre étudiant de tout à l’heure sait encore que, in cauda venenum, il faut veiller à tout. Aussi ne suffit-il pas d’interdire toute subvention pour que de vulgaires défenseurs de l’intérêt général, introduisent, via la fiscalité, de nouvelles distorsions. Vigilants, les rédacteurs ont prévu que « aucun État membre ne frappe directement ou indirectement les produits des autres États membres d’impositions intérieures, de quelque nature qu’elles soient, supérieures à celles qui frappent directement ou indirectement les produits nationaux similaires. En outre, aucun État membre ne frappe les produits des autres États membres d’impositions intérieures de nature à protéger indirectement d’autres productions ».
Mais, nous dira-t-on, le Projet prévoit néanmoins dans ce même article III-167 des circonstances qui autoriseraient des dispositifs de subventions. Il s’agit de mesures propres à l’Allemagne dont on peut s’étonner de voir citer ici un seul pays de l’Union, de mesures pour faire face à des catastrophes naturelles ou « les aides à caractère social octroyées aux consommateurs individuels ». On mesure la portée des exceptions ! Il est aussi prévues cinq autres cas particuliers dont le contrôle doit être strict ; c’est pourquoi on y note les expressions comme « dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi », ou « remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre », ou « quand elles n’altèrent pas les conditions des échanges et de la concurrence » ou encore, on n’est jamais trop prudent, « les autres catégories d’aides déterminées par des règlements ou décisions européens adoptés par le Conseil sur proposition de la Commission ». Une fois encore les transnationales ont su veiller au grain : elles auront bien la possibilité, elles, d’avoir accès aux financements publics. Mais ce n’est pas, il est vrai, une nouveauté ; c’est même une constante du « monde libre » : affecter des ressources publiques à des intérêts privés.

Nous autres citoyens qui ne sommes pas, dans notre immense majorité, propriétaires de capital, qui pour lutter contre les inégalités qui nous agressent comptons, en premier lieu, sur les services publics, qui estimons que les biens communs de l’humanité doivent être protégés, qui réclamons un véritable financement important des biens publics mondiaux et européens, qui luttons pour une profonde réforme fiscale rétablissant, en premier lieu une juste contribution des revenus du capital, qui nous opposons aux trop nombreux risques de tous ordres auxquels l’Union et le Monde doivent faire face, nous tous ne voyons aucune avancée dans le texte qui va nous être soumis, bien au contraire.

Parce que, contrairement à ce qu’ambitionne le Projet de Traité Constitutionnel en matière de concurrence, la volonté des citoyens doit pouvoir la fausser, nous voterons « non ».

Jacques Cossart

Notes

[1Communauté européenne du charbon et de l’acier, 1951

[2Communauté européenne de l’énergie atomique, 1957

[3Ces données sont très documentées dans les publications de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED)

[4Le Figaro, 9 février 2005