Commentaire Lecourieux : Limites politiques de l’Etat-nation

Pour une Union européenne solidaire

Limites politiques de l’Etat-nation

Eléments du débat

20 février 2005

“La France est notre patrie, l’Europe notre avenir”,
ainsi tranchait, de façon littéraire,
François Mitterrand dans La lettre aux Français de 1988.

Les liens entre citoyenneté, nation, République et Etat sont invoqués pour “ faire exister ” le peuple. La démocratie - mise en œuvre de la souveraineté du peuple - est à la fois une valeur, une exigence - jamais satisfaite - et un mode d’organisation politique. La démocratie est soit considérée comme autosuffisante : elle “ crée ” le peuple par ses tensions et ses dépassements, soit elle suppose l’existence préalable du peuple. Dans cette conception, la démocratie est un produit de la nation.

Pour le gaullisme de 1940, le peuple est “ institué ” par un homme ; plus qu’un appareil, l’Etat est une valeur et produit la nation en assurant les moyens de la souveraineté et de l’indépendance.

Pour d’autres, dans la lignée de Régis Debray, l’idée de République s’oppose à l’idée de démocratie.

Dans l’interprétation initiale de la démocratie, le peuple est un peuple de citoyens. Saint laïque, le citoyen concourt à l’expression de la volonté générale. La révolution bourgeoise de 1789, la révolution de 1848 et la Commune de 1871 nous interrogent sur les formes adéquates de cette souveraineté. Notamment dans les pays du Sud, des formes nouvelles et prometteuses de démocratie sont apparues, comme la démocratie participative [1]. De même la mouvance des Motivé-e-s a tenté d’imaginer son avenir dans cette direction.

Le peuple est-il vraiment introuvable [2] ?

Ernest Renan donne de la nation la définition suivante : “ C’est une âme, un principe spirituel, c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions pour être un peuple ” [3].

La nation est un concept ambivalent : elle rappelle, certes, la Fête de la Fédération, la Résistance et la décolonisation, mais elle évoque aussi a contrario la colonisation, les dérives nationalistes, les guerres. Son étymologie - nascere - pointe ses origines ethniques et les exclusions qui les accompagnent. Paul Thibaud affirme : “ On peut dire que la France a cessé (provisoirement ?) d’être une nation pour n’être plus qu’une société ” [4]. On peut le déplorer ou s’en accommoder ; on peut même trouver l’affirmation excessive.

Dans la période d’après 1945, en France et en Europe, la Libération a été plus vécue comme un soulagement que comme le commencement d’une nation “ voulante et agissante ”. On ne peut nier que la nation ait été affaiblie par la séparation du peuple et des élites, la décolonisation, la rupture de mai 1968 qui a substitué largement l’émancipation à l’appartenance et l’individuel au collectif. On assiste à la montée d’un individualisme démocratique.

Du 23 au 27 juillet 2001, les vingt-sixième Rencontres de Pétrarque proposaient une réflexion sur les valeurs républicaines. Le constat du déclin de l’esprit républicain était à l’origine de ce colloque. Pour Alain Finkielkraut, la chose publique (res publica) est désertée par des citoyens qui ne seraient plus que des individus et qui cesseraient de se vivre comme coresponsables de la “ chose commune ”. Paul Thibaud la République est un projet qui ne saurait se réduire à l’Etat de droit et à la démocratie. A la suite de Régis Debray, certains voient la France s’aligner sur les banales démocraties qui donnent la priorité à la liberté sur l’égalité et conçoivent l’intérêt général comme la somme des intérêts particuliers.

Pour revenir strictement aux limites de l’Etat-nation, citons Anthony Mc Grew : “ Si la souveraineté de l’Etat n’est plus conçue comme indivisible, mais partagée avec les acteurs internationaux ; si les Etats n’ont plus le contrôle de leurs propres territoires ; et si les frontières territoriales et politiques sont de plus en plus perméables, les principes centraux de la démocratie - l’autonomie politique, le demos, la condition du commun accord, la représentation et la souveraineté populaire - deviennent incontestablement problématiques ” [5].

L’Union européenne a largement contribué à l’affaiblissement de l’Etat et de la République, en France, par la modernisation exogène - le libéralisme entre autres - qu’elle a induite [6] et les attaques qu’elle a portées, depuis plus de vingt-cinq ans, notamment aux services publics.

L’Etat-nation - lire l’annexe sur les traités de Westphalie - qui devrait être au centre de “ l’agir collectif ” est souvent enjolivé : le rappel des liens entre la citoyenneté, l’Etat et la nation est juste, mais il s’accompagne généralement d’un silence coupable sur la piètre qualité de l’exercice démocratique qu’on y pratique. L’absence de contrôle démocratique des citoyens sur le corps politique, la suprématie de l’exécutif sur le législatif, la montée en puissance de la technoscience, la vacuité du débat politique, le secret sont parfaitement repérables au niveau national : on ne peut les identifier à la construction européenne, qui les prolonge, mais ne les génère pas.

Le fonctionnement démocratique est donc à construire à tous les niveaux, national, européen et mondial. “ Quand on me parle de l’absence de démocratie au niveau européen, je serais tenté de demander comment vont les démocraties au niveau national. Ne fait-on pas un transfert de culpabilité sur l’Europe ? ” [7]

Les “démocraties” concrètes dans lesquelles nous vivons ne sont tout simplement pas de vraies démocraties puisqu’elles conduisent souvent, à l’opposé de l’idéal démocratique, à la concentration des pouvoirs et à l’accroissement des inégalités. Ce sont des oligarchies au service d’une minorité, au service de l’hyperclasse.

Cependant les Etats-nations restent le lieu d’organisation de la vie politique et sociale ; ils ont structuré en profondeur cet espace. Les peuples y partagent une histoire et une culture. Il faut donc tout à la fois garantir aux Etats-nations une place centrale dans la construction européenne, et sortir du cadre national.

Alain Lecourieux

Notes

Ce document est le premier d’une série sur L’Union européenne solidaire. Il ne traite pas des limites économiques et sociales de l’Etat-nation qui feront l’objet d’un autre document. De même, il ne traite pas des limites de l’Etat-nation face à la mondialisation qui feront probablement partie d’un document sur la politique commerciale de l’Union européenne.

Annexe

Les traités de Münster dits traités de Westphalie

Les Etats-nations naissent symboliquement avec les traités de Westphalie. Le terme ordre westphalien est fréquent.
Les traités de Westphalie conclurent la guerre de Trente Ans et la guerre de Quatre-Vingt ans le 24 octobre 1648.
Catholiques et protestants ayant refusé de se rencontrer, les négociations se tinrent à partir de décembre 1644 à Münster pour les premiers et à partir de 1645 à Osnabrück pour les seconds. Cette solution avait été proposée par la Suède et préférée à l’alternative française qui suggérait Hambourg et Cologne.
Les pourparlers de Münster opposaient les Provinces-Unies (les Pays-Bas) à l’Espagne et la France au Saint Empire romain germanique. Ceux d’Osnabrück, la Suède à l’Empire. Les principaux bénéficiaires furent la Suède, les Pays-Bas et la France. Côté français, la diplomatie initiée par Mazarin fut décisive.
Les décisions allaient remodeler l’Europe pour de longues années. Les grandes lignes en étaient :
attribution à la France des Trois-Évêchés, Metz, Toul et Verdun, de l’Alsace, excepté Strasbourg et Mulhouse, de Brisach (Allemagne) et de Pignerol, ville du Piémont
indépendance des Provinces-Unies (Pays-Bas)
annexion par la Suède de la Poméranie occidentale et d’autres territoires lui donnant le contrôle des bouches de l’Oder, de l’Elbe et de la Weser
annexion par le Brandebourg de la Poméranie orientale
attribution du Haut-Palatinat à la Bavière
reconnaissance de l’indépendance des Cantons suisses.
L’Empire se trouva morcelé en 350 petits États, sonnant le glas de la puissance des Habsbourg. Les traités reconnaissaient les trois confessions, catholique, luthérienne et calviniste dans le Saint-Empire, les princes conservant le droit d’imposer leur religion à leurs sujets.
Les contestations les plus virulentes vinrent du Saint-Siège, qui perdait là une grande partie de son influence sur la politique européenne, et de l’Espagne qui poursuivit la lutte contre la France jusqu’au traité des Pyrénées en 1659.
Source : Wikipédia, L’Encyclopédie libre : http://fr.wikipedia.org/

Notes

[1Tarso Genro et Ubitaran de Souza, Quand les habitants gèrent vraiment leur ville, Charles Léopold Meyer, 1998.

[2Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Gallimard, 1998.

[3Ernest Renan, Qu’est-ce que la Nation ?, 1882.

[4Paul Thibaud, De l’héritage à l’exemple, De Gaulle et les Français, Esprit, juin 2001.

[5Anthony McGrew, Globalization and territorial democracy, 1997.

[6Pierre Grémion, L’Etat, l’Europe et la République, Esprit, juin 2001.

[7Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.