Argumentaire Lecourieux : "Manifeste pour une Union européenne solidaire"

, par Alain Lecourieux

Manifeste pour une Union européenne solidaire

Nous avons rendez-vous avec l’Histoire

Projet

20 février 2005

Commentant l’état de l’Union européenne après le traité de Nice, Xavier Delcourt écrivait : « L’Europe hypermarché, ses Caddie, le serpent de mer des réformes structurelles. L’Europe des groupes de pression, des cadeaux fractionnés en petits paquets. L’Europe du cœur, bien sûr, dont personne n’a le monopole. Avec le diaporama de ses politiques « actives » de l’emploi, de sa « flexisécurité » à la carte, ou, comme on le dit à rebours, de son « modèle social » ... L’Europe du blanchiment, avec ses paradis fiscaux intérieurs, à l’aveuglette, à tombeaux ouverts... » [1].

Lors du sommet européen de Göteborg, le premier ministre suédois faisait tirer à balles réelles de 9mm sur les manifestants : trois d’entre eux furent grièvement blessés. Peu avant, le 28 mai 2001, Lionel Jospin avait affirmé : “ l’Europe est cette terre où le respect de la personne humaine est poussé à son plus haut point. Elle a vocation à porter plus loin ce message ” [2].

Quant à Jacques Delors il indiquait à la même époque : “Pour ce qui est du projet européen, ma thèse est simple. A vingt-sept, il sera impossible de remplir les objectifs du traité central qu’est le traité de Maastricht. Je serais partisan de discuter des objectifs raisonnables d’une Europe à vingt-sept. J’en vois trois : être un espace de paix et de valeurs partagées ; former un cadre économique pour un développement durable ; donner l’exemple réussi d’une certaine maîtrise de la globalisation au niveau de cinq cents millions d’habitants. ” [3].

L’Union européenne traverse une crise profonde. Un projet alternatif est décisif pour faire advenir L’Union européenne solidaire. Ce manifeste rassemble quelques questions, pistes et propositions. Il s’agit simplement d’une contribution à l’indispensable débat démocratique.

- A. Une identité distincte fondée sur des valeurs partagées [4]

Pour ceux qui veulent encore croire en l’Europe néo-libérale, “ l’UE s’est forgé une
identité commerciale bien distincte sur la scène internationale ; elle a sa personnalité monétaire ; elle a un début de politique étrangère commune, dans les Balkans et au Proche-Orient ; elle n’y met peut-être pas les moyens, mais elle a des prétentions à être une puissance militaire, capable d’agir d’une manière autonome au sein de l’OTAN » [5]

Le moindre des paradoxes n’est pas que la Marché Commun qui ouvrait la porte au néolibéralisme ait été lancé par le gouvernement où la SFIO était dominante et maintenait, au même moment, sa ligne de rupture avec le capitalisme.

Lionel Jospin perçoit bien toute l’importance de définir une communauté de valeurs qui fonde l’identité de l’UE, mais visiblement il n’y parvient pas ; il en est réduit au flou d’une “ certaine idée de l’Europe : modèle de société, art de vivre, façon propre d’agir... ” ou à des valeurs qui ne distinguent en rien l’Europe des autres démocraties : “ démocratie, libertés, lutte contre les inégalités et les discriminations, relations de travail, accès à l’instruction et aux soins, aménagement du temps ” [6].

Y a-t-il d’autres valeurs que l’accumulation du capital et l’Etat répressif ? Y a-t-il d’autres postulats que celui du marché autorégulateur ? Y a-t-il une identité possible de l’Union européenne (UE) par opposition ou différence avec l’identité occidentale ?

La Charte des droits fondamentaux est présentée par Lionel Jospin, le 28 mai 2001, comme un aboutissement, “ clé de voûte de la construction européenne, qui définit une communauté de destin et qui serait au cœur de la Constitution de l’Union. ”

En fait, les valeurs de L’Europe que nous voulons vont très au-delà de cette Charte, et sont également en rupture avec elle sur des points essentiels comme la démocratie, la citoyenneté, les finalités de l’économie, la place du marché et de l’intérêt général, le statut du travail, l’action de l’Union pour un autre monde. Ce sont à la fois des valeurs universelles et singulières. Elles relèvent à la fois des droits naturels de la personne et de la recherche du bien commun. Elles doivent allier efficacité et justice.

La protection des enfants, la parité [7] entre les femmes et les hommes et les droits des minorités sont trois exemples.

La responsabilité en est un autre ; elle peut être une des valeurs sociales, si on l’entend comme une exigence personnelle de répondre de ses actes devant la communauté des femmes et des hommes ; la personne responsable se constitue alors comme citoyenne. Une identité singulière, mais non « excluante », de l’UE requiert, pour partie, des valeurs distinctes de celles des autres pays occidentaux. La suite de ce document aborde des domaines qui peuvent être la source de ces valeurs.

- B. Une véritable démocratie européenne

“ Si le monde européen répond à l’exigence d’efficience, il n’a pas surmonté le problème de légitimité. ” [9] L’UE bafoue la démocratie. En multipliant les sujets traités lors des négociations entre Etats, on multiplie aussi les décisions politiques qui ne font plus l’objet d’une formation démocratique de l’opinion et de la volonté, dont les arènes nationales sont aujourd’hui le seul ancrage. De plus, dans la phase de négociations dans les institutions communautaires (de la Commission au Conseil), on ne connaît pas les positions qui ont été prises par les parties, les raisons des compromis ; enfin il n’y a pas de contrôle politique exercé sur le Conseil. La négociation secrète est la méthode revendiquée comme la seule méthode pour concilier les intérêts nationaux divergents.

Le résultat lui-même est opaque. Tout le monde convient que le droit communautaire est obscur. De surcroît, c’est un droit négocié : le compromis réclame le flou, alors que la règle exige la clarté.

Le traité qui confie au Conseil le soin d’arrêter les grandes orientations de politiques économiques (GOPE) ne prévoit pas le contrôle du Conseil ou du Conseil européen. Les Parlements sont tenus dans l’ignorance par le maquis des négociations.

A l’occasion des référendums français et danois sur le traité de Maastricht, les élites européennes ont trouvé que c’était folie que de soumettre des questions d’une telle importance à l’approbation populaire. Le pouvoir d’exprimer l’intérêt général se fait donc dans le cadre d’une large délégation donnée par les politiques aux techniciens pour la négociation préparatoire et aux juges pour l’interprétation. Le peuple norvégien a déjà dit non deux fois, par référendum, à la construction européenne (1972 et 1994). Le peuple danois a voté non au traité de Maastricht le 2 juin 1992, puis il s’y est rallié, le 18 mai 1993, en s’exonérant de ses principales dispositions supranationales et de l’euro. Le peuple irlandais a voté non au traité de Nice le 10 juin 2001. Faut-il changer les électeurs ?

La plomberie institutionnelle est devenue un Lego pour les clercs et le traité de Nice n’a fait qu’accentuer encore ce défaut rédhibitoire ; elle nous enjoint d’obéir à la maxime credo quia absurdum (je crois parce que c’est absurde). Selon la formule de Jean-Pierre Chevènement, on nous propose l’oxymoron : Fédération d’Etats nations, sans réellement l’expliquer. Ce qui est certain, c’est que le triangle institutionnel, Conseil, Commission et Parlement, ne fonctionne plus.

Quelle est l’aptitude du système à représenter l’intérêt général des peuples composant l’UE ? L’intérêt général est une construction du débat démocratique qui dépasse les intérêts particuliers. Or les origines de l’UE, ainsi que son évolution ne permettent pas cette confrontation. Le mécanisme fondamental de la production communautaire réside dans la négociation secrète. Un projet de texte est esquissé par la Commission, puis passe par le groupe de travail du Conseil. Les lobbies interviennent. Au COREPER, il est dans les mains des diplomates qui négocient ; enfin il vient au Conseil ; le processus national de mise en musique des règlements et directives est également antidémocratique ; souvent, c’est sous forme de décrets que ces textes sont adoptés et même quand ils sont débattus au Parlement français, il s’agit le plus souvent d’une farce démocratique.

Romano Prodi, président de la Commission européenne, déclare vouloir “ rendre l’Europe aux Européens ” [10]. Le Livre blanc sur la gouvernance européenne a, écrit-il, cet objectif au travers de cinq principes : transparence, participation, responsabilité, efficacité et cohérence. En fait, ce Livre blanc ne répond pas à la profonde crise démocratique que traverse l’Union. Après un demi-siècle de construction européenne, quarante-huit pour cent seulement des européens jugent que l’UE est une bonne chose. Or le Livre blanc, montagne qui accouche d’une souris ne propose aucune critique, aucune remise en cause et aucune solution concrète pour rendre l ‘Europe aux Européens. [11]

La première question qui nous est posée, à propos de la démocratie dans l’UE, est celle des compétences et des responsabilités de l’UE qui doivent être déterminées à partir du principe de subsidiarité et non pas à partir de celui d’opportunité. Le pouvoir doit être exercé au niveau le plus proche des citoyens, qui assure son efficacité.

La deuxième question est celle des garanties démocratiques de l’exercice du pouvoir européen, c’est-à-dire des règles, des moyens et des pratiques institutionnelles et non-institutionnelles qui assurent la démocratie formelle et, au-delà, l’expression de l’intérêt général des peuples de l’UE qui est une véritable construction démocratique. Ces garanties démocratiques relèvent à la fois de la démocratie représentative et de son complément : la démocratie participative ; il s’agit là de dépasser la consultation de la société civile et de trouver les conditions, sur des sujets politiques importants, d’une cogestion, tout au long du processus, entre pouvoir public, mouvement social et citoyens. Il s’agit de créer progressivement un espace public européen puissant. La question urgente est bien sûr celle d’un pouvoir politique démocratiquement contrôlé. C’est le principe de démocratie.

La troisième question que pose l’invention de la démocratie dans l’UE est celle des frontières mêmes de l’UE. La démocratie requiert un espace défini, stable et fini pour se déployer. Les bénéfices de la démocratie, de la construction et de la satisfaction de l’intérêt général doivent être réservés aux peuples et Etats qui acceptent tous les compromis qu’ils impliquent. C’est le principe de communauté.

Là se pose la question des coopérations renforcées, du noyau dur ou de l’avant-garde, puisque chacun y est allé de sa terminologie. L’idée qui semble dictée par le bon sens a été avancée par le groupe parlementaire du CDU-CSU en 1994, puis largement reprise notamment par Jacques Chirac, Lionel Jospin [12], Jacques Delors [13], Laurent Fabius [14] et bien d’autres. Cette idée est lourde de menaces et peut conduire à une accentuation de l’Europe libre-échangiste et du dumping social, fiscal et environnemental . Elle fonde en effet le droit des Etats membres qui le souhaitent de « bénéficier » des libres circulations du marché unique et les exonère des obligations politiques, sociales et environnementales.
Elle renforce le caractère antidémocratique de l’UE, puisque les coopérations renforcées se traitent au sommet. Elle sert d’argument à un élargissement sans fin de l’UE. Enfin elle complique, par l’empilement des étages, le mécano institutionnel de l’Union. Un document futur traitera de cette question complexe et des conditions qui doivent prévaloir pour établir une Europe à plusieurs cercles.

Ces trois principes contribueront à assurer l’efficacité, la légitimité et la cohérence du fonctionnement de l’UE. La mise en œuvre de ces principes implique une profonde modification institutionnelle et non-institutionnelle de l’Union.

- C. Une citoyenneté européenne fondée par et sur une Union européenne des peuples

Aujourd’hui, l’UE n’est pas une nation ; elle dispose d’institutions fédérales limitées, mais n’est pas un Etat ; elle n’est pas une démocratie et de surcroît elle n’est pas une Europe politique. Quoi d’étonnant qu’elle ne produise pas une citoyenneté européenne !

Pour longtemps encore il n’y aura pas un peuple, mais des peuples européens. C’est autour de cette Union des peuples, des valeurs et du projet qui la fondent que peut se constituer une citoyenneté européenne. “ L’Union européenne des peuples devra naître d’une véritable initiative fondatrice. Celle-ci pourrait prendre la forme d’un Congrès européen qui adopterait un projet de Charte fondamentale incluant les droits fondamentaux et, au-delà, les objectifs et les principes directeurs de l’Union. Le projet sera soumis à la ratification des peuples par référendum dans chaque Etat membre. Il se traduira par un nouveau traité de l’Union, qui regroupera les Etats en accord avec ces bases fondamentales. Ainsi s’édifiera l’Europe des peuples. ” [15]

Le passé n’est pas fait d’efforts, de sacrifices et de dévouements toujours partagés, mais l’Europe d’aujourd’hui est le fruit d’une histoire largement commune et d’une culture partagée. L’Europe que nous voulons ne peut se faire sans “ la volonté de faire de grandes choses ensemble ” [16].

Il ne s’agit pas d’une Europe froide, « à la Habermas », d’une Europe post-constitutionnelle, sans histoire, sans contenu. C’est plutôt, face au nihilisme du tout-marché, la construction d’un consensus conflictuel, une cofondation politique et sociale dont Paul Ricoeur souligne la dimension culturelle : “ Dire cofondation, c’est inviter à repenser toutes les composantes de notre complexe héritage européen, selon leurs capacités de survie (...) Je retrouve la formule de Habermas lorsqu’il disait que le projet - programme de la rationalité (« l’Aufklärung ») - n’est pas épuisé. Mais je le dirais de tous les héritages ; grec et romain, juif et chrétien, médiéval et Renaissance, les Lumières, le romantisme du XIXe siècle ” [17].

L’Union des peuples n’est rien d’autre ici qu’un nom résumant tensions, contradictions, problèmes et solutions engendrés par l’action des idées de liberté, d’égalité et de fraternité, et plus généralement des valeurs, objectifs et principes de L’Europe que nous voulons. A ce moment de très grande confusion, de quasi naufrage de l’Union européenne, il s’agit de savoir s’il est possible de faire surgir, autour d’un projet alternatif, le rassemblement des forces qui réclament la démocratie, la transformation sociale, et une action pour un autre monde plus coopératif et solidaire. La rupture avec la mondialisation actuelle, au sein de la nouvelle Union, la lutte contre elle, à l’extérieur, et bien d’autres combats et débats peuvent être profondément constitutifs d’une autonomie politique, d’un commun accord et d’un demos d’un type nouveau. Les citoyens de l’Europe montreraient qu’il n’y a pas de fatalité parce que ce sont les hommes qui font l’Histoire. Cette victoire scellerait une nouvelle appartenance.

- D. Une politique économique au service des êtres humains [18]

Le pacte de stabilité adopté à Amsterdam est venu pérenniser les critères de convergence sur la voie de l’Union économique et monétaire (UEM). Mais le traité de Maastricht avait fixé des points essentiels : prix stables, finances publiques et conditions monétaires saines, et balance des paiements stable (article 3A). Ce traité constitutionnalise même la théorie économique puisque l’article 102A décide que “ l’économie de marché ouverte et la libre concurrence favorisent l’allocation efficace des ressources ” ! L’article 130 interdit à l’UE toute distorsion de concurrence vis-à-vis de l’extérieur en matière industrielle. Et enfin l’article 73B interdit toute restriction aux mouvements de capitaux entre les Etats membres et les pays tiers (c’est-à-dire les pays non-membres de l’UE).

Le traité de l’Union européenne (TUE ou traité de Maastricht) aggrave donc, au total, le déficit démocratique en inscrivant dans les textes fondamentaux ce qui devrait relever du débat politique, en accroissant l’opacité du système et l’autonomie des exécutifs et des techniciens.

Il institue aussi une faille dans la notion de communauté : le Royaume-Uni, par exemple, reste en dehors de la monnaie unique et du protocole social. On peut donc continuer à bénéficier des « avantages commerciaux » du marché intérieur en échappant aux « contraintes » qui pèsent sur la compétitivité de ceux qui se concurrencent.

Le traité renforce également la technocratie avec le Système européen des banques centrales (SEBC). A la différence des autres Etats qui ont opté pour une banque centrale indépendante du pouvoir politique, la Banque centrale européenne (BCE) n’a en face d’elle ni un Parlement réel, ni un gouvernement pour lui faire contrepoids. D’une manière générale, la volonté de soustraire la gestion monétaire à l’intervention du politique doit être fermement condamnée. De plus la BCE a pour seule mission de maintenir la stabilité des prix (article 105), à la différence d’autres banques centrales indépendantes qui ont des objectifs plus larges et font des arbitrages plus acceptables. Le Conseil conserve juridiquement la maîtrise de la politique de change. Mais la gestion du change relève des interventions de la BCE et le taux de change a des conséquences directes sur l’inflation. C’est donc la BCE qui décide de facto de la politique de change. C’est une marge de manœuvre inédite qui a été ainsi donnée à la BCE ! C’est une démission du Conseil et du politique !

La monnaie unique a des aspects séduisants ; elle constitue un acte d’unification de grande portée symbolique ; elle peut limiter, à terme et en cas de succès, les énormes privilèges de la monnaie américaine ; elle réduit les capacités du marché sur la fixation du change à l’égard du reste du monde et donc sur les relations commerciales de l’Europe avec les autres ; elle interdit l’intervention des mêmes marchés sur les relations entre Etats membres.

La monnaie unique supprime le risque de change, réduit le coût des transactions et facilite une baisse des taux d’intérêt. Elle interdit aux Etats membres de recourir à des dévaluations compétitives au détriment des voisins. A côté de ces avantages, le traité de Maastricht fige dans le droit communautaire des orientations fondamentales de politique économique et monétaire qui devraient relever du débat politique et renferme des clauses d’exemption contraires à la notion de communauté.

Le traité d’Amsterdam pérennise les critères de convergence qui portent une lourde part de la responsabilité du chômage. Si l’ajustement ne peut plus s’effectuer par la monnaie, il s’effectue par le chômage.

Face à la puissance de la BCE, certains gouvernement ont demandé un gouvernement économique de la zone euro. Outre que les oppositions sont fortes, si un gouvernement économique se mettait en place dans le cadre actuel, il entraînerait un fonctionnement encore plus antidémocratique des pouvoirs exécutifs.

Enfin, comble du paradoxe, on décide à la majorité qualifiée tout ce qui va dans le sens du libéralisme et de la concurrence et à l’unanimité tout ce qui sert la solidarité (Lire : « L’unanimité bloque les politiques qui pourraient équilibrer le marché » - site d’Attac France)

Une économie au service de l’homme est une économie historique, politique, sociale et écologique. C’est sa dimension politique qui nous intéresse ici : « La politique apparaît donc tantôt comme l’auxiliaire indispensable du marché dans la recherche de l’efficacité, tantôt comme son tuteur non moins indispensable pour la recherche du bien commun. ” [19]

Quatre orientations économiques sont proposées au débat sur L’Europe que nous voulons [20] :

 la récupération de marges de manœuvre en supprimant le dumping fiscal dans l’UE, en modifiant substantiellement le statut, les objectifs et les pratiques de la BCE, en instaurant une coordination macroéconomique pour dégager des instruments de court et moyen termes et ordonner les préférences nationales des Etats membres ; à ceci s’ajoutent les actions internationales de la nouvelle Union pour réduire l’étreinte du marché mondial (cf. infra) ;

 la reconnaissance dans le traité de la coopération fondée sur les principes d’égalité, d’intérêt général, de service public et des logiques distinctes de la concurrence et du marché qui les sous-tendent [21] ; la coopération part de l’idée que l’accumulation du capital ne peut pas satisfaire l’intérêt général, la concrétisation des droits et la nécessaire redistribution des richesses ; la mise en œuvre progressive de services publics européens pour les grandes infrastructures qui demandent la dimension européenne, comme les transports par exemple ;

 dans le nouveau champ de compétences partagées de l’UE, champ fondé sur les trois principes - subsidiarité, démocratie et communauté, dégager une doctrine européenne de service public et la mettre en œuvre pour les grandes infrastructures qui demandent la dimension européenne ;

 dans ce même champ, développer des politiques publiques industrielles et économiques actives dont le but est l’emploi et les besoins sociaux, la réduction des dépendances externes, l’aménagement du territoire, la sécurité sanitaire et le développement durable : recherche et développement, réorientation de la Politique agricole commune (PAC), secteurs de pointe, formation et coopération universitaires, développement de l’enseignement des langues, « démarchandisation » de la culture, etc.

Tout ceci passe par la mise en place progressive d’un autre espace judiciaire européen et d’une extension du droit européen qui créent les instruments de droit du champ de compétences partagées.

- E. La transformation sociale, contre le travail-marchandise, les discriminations et les exclusions [22].

C’est l’objectif central de L’Europe que nous voulons.

Pour parodier ce qu’écrivait Karl Polanyi, à propos de l’Angleterre du XIXe siècle, on peut affirmer que dans l’Union “ La société est tout bonnement gérée en tant qu’auxiliaire du marché ; au lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique ... C’est là le sens de l’assertion bien connue qui veut qu’une économie de marché ne puisse fonctionner que dans une société de marché” [23].

L’absence d’ambition sociale est sans doute la raison principale pour laquelle il n’y a pas de projet hors du marché et de son absolutisme. Il existe certes des politiques communes, mais tout ceci est marginal sur le fond (PAC, fonds structurels, etc.).

La politique sociale n’est entrée dans le traité que par le biais de la libre concurrence (article 117). La partie du traité qui traite des réseaux transeuropéens
précise d’emblée : “ Dans le cadre d’un système de marchés ouverts et concurrentiels, l’action de la Communauté vise à favoriser l’interconnexion et l’interopérabilité des réseaux nationaux ainsi que l’accès à ces réseaux ”. Il en est de même de l’article 130, dans lequel certains ont voulu voir la base d’une possible politique industrielle. En fait la consultation des Etats vise à mener à bien les restructurations d’entreprises et à leur assurer un environnement favorable.

L’emploi reste le parent pauvre du traité d’Amsterdam. Les objectifs ne sont pas contraignants et les sommes engagés (10 milliards d’euros) sont insignifiantes. Même si l’article 7D de ce traité est favorable aux services publics, personne, y compris ceux qui ont œuvré à cette modification depuis 1994, ne se berce d’illusions.

Il y a actuellement quatre moyens d’action juridiques au service de l’Europe sociale :

 la directive qui fixe des objectifs et est ensuite transformée en droit national par les Etats ;

 la décision du Conseil qui s’impose à un Etat membre ou à un particulier ;

 le règlement pris par le Conseil ou la Commission qui est directement applicable par les Etats membres ;

 l’accord-cadre entre les partenaires sociaux qui est souvent suivi par une directive.

Les partenaires du dialogue social dans l’UE sont la Confédération européenne des syndicats (CES), l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (UNICE) et le Centre européen des entreprises à participation publique (CEEP). Le bilan de leurs négociations se limite, en 2001, à trois accords cadres : le congé parental (1995), le travail à temps partiel (1997) et les contrats à durée déterminée. Onze mois de négociations sur le travail temporaire ont abouti à un échec. Des négociations sont engagées à cette date sur deux nouveaux thèmes : le télétravail et l’accès à la formation tout au long de la vie. Une directive de 1994, qui devait être transposée par les Etats avant 1996, a pour objectif de garantir le droit des salariés à l’information et à la consultation, au sein de comités d’entreprise européens. Cette directive a débouché sur quelques accords dans quelques grandes entreprises. La question est alors d’en conclure dans d’autres groupes et dans le réseau de PME de ces entreprises.

L’évolution des grandes entreprises en Europe est marquée par la mise en question et l’effacement du “ modèle rhénan ” caractérisé par la stabilité de l’actionnariat, le poids des partenaires sociaux, de la concertation et des négociations sociales.

La victoire du modèle américain s’affirme avec les caractéristiques suivantes :

 mobilisation autour de “ la création de valeur ” : accroissement de la valeur de l’action ;

 capital mobile dans les mains des investisseurs institutionnels ;

 “ monopoly capitaliste ” : fusions et acquisitions, délocalisation et division internationale du travail ;

 techniques « managériales » [24] visant à augmenter la valeur de l’action.

L’évolution du contenu du travail ne desserre pas lelien entre les salariés et l’entreprise : pour une large catégorie de salariés,l’avenir continue à dépendre intimement de l’entreprise (Lire : « Le nouvel esprit du capitalisme » - Luc Boltanski et Eve Chiapello).

Pour certains, l’Europe sociale doit se limiter à donner des réponses à des problèmes sociaux transnationaux, comme les droits des travailleurs expatriés, la coopération entre les différents systèmes de couverture sociale, la formation (langues, cultures, etc.), la dimension sociale des problèmes migratoires.

Pour Jacques Delors, ce n’est guère différent : “ je souhaite que la dimension sociale de l’Europe continue à progresser. Je l’ai fait à travers l’Acte unique européen et la possibilité de légiférer au niveau européen sur les conditions d’hygiène, de santé et de sécurité sur les lieux de travail, par les politiques de solidarités entre les régions (...), par le dialogue social, par l’adoption de la Charte sociale, et par la mise en œuvre de niveaux minimaux. J’apprécie les progrès réalisés depuis grâce à la confrontation des objectifs et des réalisations en matière d’emploi. Mais lorsqu’il s’agit d’aller plus loin, je me retourne vers la nation ” [25].

En fait, il y a un capitalisme européen (et mondial) qui prend des décisions à cette échelle et appelle à tout le moins une Europe sociale. Par ailleurs la construction européenne ne peut prétendre trouver un soutien populaire, si elle ne permet pas d’améliorer les conditions sociales. “ Est-ce qu’il ne faut pas lutter pour la construction d’un Etat supranational, relativement autonome par rapport aux forces économiques internationales et aux forces politiques nationales, et capable de développer la dimension sociale des institutions européennes ? ” [26]

En obéissant aux trois principes (subsidiarité, démocratie, et souveraineté), l’Europe sociale doit répondre, pour la partie qui lui revient, aux besoins d’un être humain intégral. “ L’être humain n’est pas un “ atome ” impersonnel, mû par des propriétés mécaniques universelles et intemporelles de réaction à son environnement ; il n’est pas un simple élément du jeu social mais un acteur qui agit sur, autant qu’il réagit à, un environnement, et un penseur qui se conduit en fonction d’une interprétation personnelle de l’environnement, influencée par son origine sociale, sa culture, des croyances, etc. (L’être humain intégral) est en même temps consommateur, producteur, travailleur, membre d’une famille, citoyen d’un pays, qui est à la fois guidé par le calcul, animé par des valeurs ou contraint par des conventions sociales.” [27]

Les objectifs et orientations sociales suivantes sont proposées au débat sur L’Europe que nous voulons :

  • Inverser et réformer la démarche européenne :
    • la subordination de l’intégration économique à la mise en place d’un droit social européen ;
    • le renforcement du rôle des syndicats dans le dialogue et la réforme sociales.
  • Traduire les valeurs sociales (l’intérêt général) par la loi :
    • l’intégration complète par les Etats membres de toutes les conventions internationales existantes : interdiction du travail des enfants, droits des minorités, par exemple [28] ;
    • la lutte contre les discriminations et les inégalités, et notamment contre celles qui frappent les femmes pour lesquelles une réécriture de la Charte des droits fondamentaux est indispensable [29] ;
    • la lutte contre la pauvreté et les exclusions notamment par la mise en place d’un revenu minimum garanti et de minima sociaux européens ;
    • la lutte contre la précarité par l’instauration d’un salaire minimum et de droits nouveaux ;
    • l’action contre le chômage, au-delà des politiques économiques, par la réduction du temps de travail et l’instauration d’une sécurité sociale du travail ;
    • l’aménagement du temps pour développer la vie sociale et citoyenne [30].
  • Lutter contre la dictature des actionnaires dans les entreprises globales et leur réseau de PME :
    • la garantie, dans ces entreprises, des pouvoirs des comités d’entreprise ;
    • des droits nouveaux relatifs aux licenciements et aux conséquences sociales du “ monopoly capitaliste ” et, plus largement, la démocratisation de l’entreprise ;
    • la négociation sur les salaires, les conditions de travail, la formation.
  • S’appuyer sur la construction de services publics européens pour développer des formes d’appropriation sociale [31]

Un traité social de l’UE est indispensable qui aille bien au-delà du principe actuel, mal appliqué, selon lequel “ Aucune règle collective ne doit abaisser la plus haute de celle dont dispose chaque Etat ” [32].

- F. Une Union européenne “ voulante ” et agissante pour faire advenir, avec les autres peuples, un autre monde

“ Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin le perfectionnement réel de l’homme. ” [33]

« Jamais notre capacité à produire des richesses n’a été aussi grande et jamais notre incapacité à mettre cette prospérité au service du mieux-être de tous les hommes n’a été aussi flagrante. » [34]

L’idée d’une Union européenne « voulante » et agissante pour faire advenir, avec les autres peuples, un autre monde ne se réduit ni à la question d’une autre politique étrangère au sens traditionnel de ce mot, ni au concept de l’Europe puissance. Il s’agit de l’ensemble des actions politiques d’une Union européenne des peuples pour contribuer, avec les autres peuples, à l’émergence progressive d’un autre monde qui remplace la survie par la vie, le conflit par la paix, la rivalité par la solidarité, l’accumulation du capital par les valeurs, partagées ou pas : un monde riche de ses diversités, un autre monde, aux antipodes de la barbarie marchande.

Ces objectifs, de court, moyen et long termes, sont si vastes qu’il n’est pas question d’en faire le tour ici, mais de dégager quelques idées à débattre.

On peut définir autrement cet autre monde comme celui qui lutte pour les finalités suivantes :

 mettre l’économie au service des êtres humains ;

 satisfaire leurs besoins fondamentaux ;

 créer les conditions d’une vie sociale ;

 développer les capacités des êtres humains à effectuer des choix privés et collectifs conformes à leurs aspirations ;

 développer la justice et réduire les inégalités ;

 mettre en œuvre une véritable solidarité ;

 offrir à tous les citoyens une réelle égalité de participation aux choix collectifs et une capacité effective de contrôle et de sanction des personnes et des institutions mandatées pour mettre en œuvre ces choix collectifs.

Le champ de compétences de l’action internationale est réparti entre les Etats nations et l’Union européenne des peuples selon les trois principes indiqués précédemment : subsidiarité, démocratie et souveraineté.

Ce vaste champ englobe :

 la diplomatie et la politique étrangère classiques ;

 la défense et la sécurité extérieures ;

 la gouvernance mondiale dans toutes ses composantes : les vingt questions mondiales qui comptent ;

 la coopération et la solidarité avec les autres pays ou régions.

Lionel Jospin, dans son discours du 28 mai 2001, indique : “ L’UE peut mettre sa puissance au service de valeurs... L’Europe est capable de faire entendre sa voix grâce à une politique étrangère commune... L’Europe a besoin d’une défense commune... Elle doit adopter une position cohérente face à l’initiative... des Etats-Unis de créer un bouclier antimissile ” [35]. Il poursuit en indiquant que “ l’Europe doit aider à construire la régulation dont le monde a besoin :

 renforcement des institutions de Bretton-Woods ;

 réforme de l’architecture financière internationale ;

 défense de l’OMC et de son rôle régulateur ;

 accentuation de la solidarité en faveur des pays en développement ;

 combat pour le développement durable. ”

Deux remarques s’imposent avant d’en venir aux orientations proposées au débat.

La première remarque caractérise l’alliance internationale que l’Union européenne des peuples pourrait essayer de nouer. Il ne s’agit pas d’une alliance défensive face au reste du monde, ni d’une manière de mieux s’adapter au système transnational de l’économie mondiale. Il s’agit d’influer sur les conditions générales qui définissent ce système et d’acquérir, pour y parvenir, des forces politiques comparables à celles de l’économie mondialisée. Pour cela, il faut choisir clairement l’autre monde : ce que ne font pas les dirigeants politiques actuels de l’UE.

La seconde relève de la nature particulière des accords internationaux : “ Les accords internationaux ne sont pas exposés au même degré que les décisions inter-étatiques à la demande de légitimation des arènes nationales, ni au fait que la formation de la volonté institutionnalisée dans l’Etat national obéit aussi à des normes et à des valeurs inter-subjectivement reconnues et ne se ramène pas à un compromis pur et simple, autrement dit ne se ramène pas à la péréquation des intérêts conformément aux principes du choix rationnel. Il n’est pas davantage possible de réduire la politique délibérative des citoyens et de leurs représentants à la compétence des experts. ” [36]

La légitimité démocratique des accords internationaux pose un problème singulier. Les objectifs et orientations suivantes sont proposés au débat sur L’Europe que nous voulons :

  • Lutter contre les discriminations et les inégalités qui frappent les enfants, les minorités et les femmes [37], premières victimes de la mondialisation actuelle.
  • Rompre avec la logique d’extension du marché qui ne produit pas l’intérêt général et y substituer une logique de l’intérêt général :
    • exclure des accords internationaux actuels tout ce qui relève de l’intérêt général et ce qui est contraire au principe de subsidiarité ;
    • favoriser le développement d’instruments macro et micro-économiques qui sous-tendent la satisfaction de l’intérêt général ;
    • chercher la coopération et la solidarité internationales à partir de ces instruments dans le cadre de nouveaux accords internationaux ;
    • mettre en place les régulations publiques mondiales ou régionales sur les biens communs ou publics de l’Humanité.
  • Développer le droit et les organisations de la nouvelle gouvernance mondiale et mettre en place la régulation internationale des grandes infrastructures internationales :
    • exiger l’application du “ droit mort ” [38] ;
    • favoriser la création du droit relatif à l’intérêt général, qui soumet la gestion aux exigences des droits des femmes et des hommes ;
    • créer un Conseil international des droits fondamentaux qui arbitre entre les droits des femmes et des hommes et le capital ;
    • refonder les institutions actuelles qui ont été pensées en 1940 dans un monde qui n’a rien à voir avec celui d’aujourd’hui et mettre en place celles qui s’imposent (sécurité, éthique, santé, travail, environnement, finance, commerce, propriété intellectuelle, concurrence, Internet, biens communs et publics de l’humanité, etc.) en y faisant une large place aux pays du Sud ;
    • limiter le champ des compétences de ces organisations selon les trois principes : subsidiarité, démocratie et communauté ;
    • mettre en place les régulations des grandes infrastructures internationales qui ont une utilité qui dépasse la sphère économique (par exemple, la finance) ; ces régulations doivent orienter l’énergie productive d’une économie concurrentielle vers un développement humain et équitable.
  • Favoriser la redistribution des richesses entre Nord et Sud par des politiques volontaristes :
    • annuler immédiatement, complètement et inconditionnellement la dette des pays du Sud ;
    • ne pas imposer quelque modèle (d’insertion dans l’économie mondiale) que ce soit aux pays du Sud, qui doivent choisir leur avenir ;
    • si les peuples concernés le souhaitent, apporter un concours négocié à la création de zones régionales tournées vers la satisfaction de leurs propres besoins en contribuant au rapprochement des aires de production, d’échange et d’exercice de la politique ; procéder aux transferts de technologie sur une base équitable et durable ;
    • développer des politiques coopératives et solidaires, à l’abri de la corruption.
  • Remettre les entreprises globales à leur place :
    • favoriser la création d’un droit de la concurrence international qui interdit la constitution d’oligopoles ou de monopole privés, d’ententes et d’abus de position dominante ;
    • mettre en place des régulations du “ monopoly capitaliste ” : fusions, acquisitions, niches fiscales, prix de transfert ;
    • lutter pour la reconnaissance par ces entreprises globales de nouveaux droits aux salariés et de nouvelles obligations vis-à-vis des territoires sur lesquels elles sont implantées.

- G. Rassembler autour de L’Union européenne solidaire

On aurait pu penser que l’UE verrait le développement de systèmes d’économie mixte qui favoriseraient l’extension des droits civiques et la réalisation effective de nouveaux droits sociaux, un “ modèle social-démocrate ”. En fait, le fameux “modèle européen ” semble n’être plus qu’un souvenir ou qu’un motif de discours nostalgiques ou manipulateurs.

La transformation et le démontage de l’Etat social sont la conséquence directe d’une politique économique orientée vers l’offre, visant à la fois à déréguler les marchés, à réduire les subventions et à améliorer les conditions de l’investissement, tendance liée à une politique anti-inflationniste ainsi qu’à une baisse des impôts directs et à la privatisation des entreprises publiques

“En définitive, Maastricht, Amsterdam (et Nice) montrent l’incapacité à réformer l’UE dans le sens d’un véritable débat public sur les enjeux de la construction européenne. La cause est dans le fondement de l’entreprise (le marché) et dans la méthode (le maquis de la négociation intergouvernementale). Un système marqué par la diplomatie secrète, l’opacité des procédures et du droit ne peut faire émerger l’intérêt général, construction à partir du débat, de la confrontation des forces et des projets. C’est donc la matrice même de l’UE qui est en cause. Il est illusoire d’espérer la réorienter sans ouvrir une crise du système actuel. Or on n’ose pas. “ Si vous n’acceptez pas, tout va s’effondrer, ce sera le chaos. ” Qu’est-ce qui peut s’effondrer ? Regardez ce qu’est l’UE aujourd’hui. Un marché, des ministres qui se réunissent, des administrations qui coopèrent, une politique étrangère inexistante. Si le non l’avait emporté sur le traité de Maastricht, croit-on sérieusement que l’administration de Bruxelles se serait éparpillée, les Etats auraient refermé leurs frontières et que les ministres ne se rencontreraient plus ?
Non, rien de tout cela n’aurait changé, sauf l’essentiel : publiquement sur la scène européenne, et de manière incontestable, le débat aurait été posé. Quelle Europe voulons-nous construire, pour faire quoi ? Nous devons nous opposer à cette Europe-là, tout en défendant comme vitale la nécessité de la construire, autrement.” [39]

La crise de l’UE est déjà là, souterraine pour l’instant, mais profonde. Elle entraîne
une contestation, un refus, toujours plus larges. [40] Mais cette mobilisation ne peut justifier une attitude uniquement protestataire faite de critiques, résistances et de révoltes, toutes indispensables. Il faut la force politique de propositions et plus
largement d’un projet alternatif issu du mouvement social.

Le but de ce manifeste n’est pas d’exposer un projet pour une autre Europe, L’Union européenne solidaire, mais de contribuer, peut-être, à ouvrir et développer un processus populaire de réflexion, d’échange et d’action. C’est donc une invitation pressante au débat politique dans le cadre du référendum sur la Constitution européenne.

Jusqu’à présent le débat sur l’Union européenne est bien décevant et très limité. Les politiques mettent l’accent sur les institutions [41] et nous demandent si nous voulons plus ou moins de cette Europe-là. Les discussions et les controverses sont très abstraites et pour l’essentiel se passent entre les clercs. Les citoyens n’y participent pas.

Le pari qui sous-tend ce manifeste est qu’un projet alternatif, véritable construction démocratique, doit entraîner l’adhésion, favoriser la mobilisation des citoyens, éviter l’éparpillement dans des démarches ponctuelles vouées à l’échec et à l’enlisement.

Commencer par le contenu de l’Europe et non pas par le contenant, les institutions, c’est réunir les meilleures conditions pour rassembler les forces du mouvement social, même si l’objectif n’est pas de trouver un consensus parfait, sans doute hors de portée.

La confusion n’est-elle pas à son comble ? N’appelle-t-elle pas un sursaut ?

“ Il faut du temps pour q’un continent blessé se remette d’un siècle comme celui-là (le XXe siècle). ” [42]

Mais comme l’écrit Tocqueville : “ Les grands succès se trouvent placés au bout des longs désirs ” [43].

“ L’ineptie est de vouloir conclure. ” [44]

“ J’aimerais aider mes semblables à se faire à l’idée d’un mouvement ouvert de la réflexion. Ce mouvement n’a rien à craindre. Il est vrai que les résultats de la pensée sont bizarrement liés à des épreuves de rivalité. Nul ne peut disjoindre entièrement ce qu’il pense de l’autorité réelle qu’en aura l’expression. Et l’autorité s’acquiert au cours de jeux dont les règles traditionnelles, un peu arbitraires, engagent celui qui s’exprime à donner de sa pensée l’idée d’une opération sans défaut et définitive. C’est une comédie bien excusable, mais elle isole la pensée dans des parades d’oiseaux qui n’ont plus rien à voir avec une démarche réelle, forcément douloureuse et ouverte, toujours en quête d’aide et jamais d’admiration.” Georges Bataille

Il s’agit bien d’une bataille, d’un combat politique.

Nous avons rendez-vous avec l’Histoire.

Alain Lecourieux

Notes

[1Xavier Delcourt, La déseurope, Le Monde, 5 juillet 2001.

[2Lionel Jospin, Discours sur le projet pour l’Union élargie, 28 mai 2001, Le Monde, 29 mai 2001.

[3Jacques Delors, De la question sociale en France et en Europe, Esprit, juin 2001.

[4Jean-Claude Guillebaud, dans son livre La refondation du monde, Seuil, 1999, propose des valeurs universelles. Notre propos ici dépasse ce cadre.

[5Jean-Noël Jeanneney, Pascal Lamy, Henri Nallet, Dominique Strauss-Kahn, Europe : pour aller plus loin, Le Monde, 20 juin 2001.

[6Lionel Jospin, Ibid.

[7Lire les propositions du groupe “ Femmes et mondialisation ” d’Attac sur le site Internet ; http://www.local.attac.org/paris14/..., ainsi que d’autres contributions sur le site d’Attac : http://www.attac.org.

[9Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[10Romano Prodi, Rendre l’Europe aux Européens, Le Monde, 26 juillet 2001.

[11Laurent Zecchini, Urgence démocratique en Europe, Le Monde, 8 août 2001.

[12Lionel Jospin, Discours sur le Projet pour l’Union élargie, 28 mai 2001, Le Monde, 29 mai 2001.

[13Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[14Laurent Fabius, Le temps de projets, Le Monde, 1er juin 2001.

[15Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche, Contre-Feux, Agone, 2001.

[16Ernest Renan, Qu’est-ce que la Nation ?, 1882.

[17Paul Ricoeur, Aux sources de la culture française, ouvrage collectif, La découverte, 1997.

[18Des économistes du monde entier se sont regroupés autour du Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[19Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[20Pour plus de détails sur certaines de ces orientations, lire le livre d’Yves Salesse, L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999.

[21Lire notamment les travaux de Dominique Méda et de Patrick Viveret sur les nouveaux indicateurs de richesse.

[22Le traité de Versailles de 1919 crée l’Organisation internationale du travail (OIT) à partir de l’affirmation : “ le travail ne doit pas être considéré seulement comme une marchandise ou un objet de commerce ”.

[23Karl Polanyi, La Grande Transformation, Gallimard, 1983.

[24Parmi ces techniques : downsizing (contraction), recentrage sur le métier de base, “ reengineering ”, gouvernance d’entreprise.

[25Jacques Delors, De la question sociale en France à l’Europe, Esprit, juin 2001.

[26Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, 1998.

[27Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[28De nombreux enfants travaillent, par exemple dans le Royaume-Uni.

[29La non-discrimination entre les hommes et les femmes a fait l’objet d’une jurisprudence abondante, mais ces effets sont très limités et parfois paradoxaux (condamnation de l’interdiction du travail de nuit des femmes). Les recommandations faites à l’UE par la Conférence de l’ONU de Beijing de 1995 sont restées lettre morte. Il convient de citer également la Convention pour l’élimination de la discrimination envers les femmes (CEDEF) ratifiée par la France en 1983.

[30Dans son livre Qu’est-ce que la richesse ? Dominique Méda fait des propositions.

[31Des propositions d’appropriation sociale dans les services publics sont faites par Yves Salesse, Réformes et révolution : propositions pour une gauche de gauche, Contre-feux, Agone, 2001

[32Pascal Lamy, Les moyens d’action économique de l’Europe, Esprit, juillet 2001.

[33Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

[34C’est ainsi que commence le Manifeste pour l’économie humaine, Esprit, juillet 2001.

[35Lionel Jospin, Discours sur le projet d’Union élargie, 28 mai 2001, Le Monde, 29 mai 2001.

[36Jürgen Habermas, Après l’Etat-nation, Fayard, 2000.

[37En ce qui concerne la discrimination qui frappe les femmes, lire les conclusions de la conférence de l’ONU de Beijing de 1995.

[38Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) ; Pacte international des doits civiques et politiques (1966) ; Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels (1966).

[39Yves Salesse, L’Europe que nous voulons, Fayard, 1999.

[40La manifestation du 6 décembre 2000 qui a réuni cent mille personnes en est un exemple.

[41Il s’agit d’une manœuvre de diversion ou la répétition de “ la fameuse queue du chien d’Alcibiade ”.

[42Brian Beedham, cité par Anton Brender, La France face à la mondialisation, La Découverte, 1996.

[43Alexis de Tocqueville, La Démocratie en Amérique.

[44Gustave Flaubert, Lettre à Louis Bouillet, 4 septembre 1850.