Argumentaire Plihon : La BCE, la politique monétaire et de change dans le projet de traité constitutionnel

, par attac92

La BCE, la politique monétaire et de change
dans le projet de traité constitutionnel

Dominique PLIHON le 7/02/05

Dominique PLIHON est président du Conseil Scientifique d’ATTAC

La monnaie est devenue un axe majeur de la construction européenne

C’est dans le domaine de l’intégration monétaire que la construction européenne est aujourd’hui la plus poussée. En effet, l’Union européenne s’est dotée en 1999, avec la création de l’euro et de la Banque centrale européenne (BCE), d’un système monétaire fédéral qui donne un poids considérable à la politique monétaire. Pourtant, les questions monétaires étaient quasiment absentes des textes fondateurs du traité de Rome (1957) qui se limitaient à prévoir la création d’un comité monétaire à statut purement consultatif. Mais les pays européens décidèrent de mener des politiques monétaires communes à partir des années 1970. Au départ, ce changement de cap est lié à l’instabilité des taux de change qui accompagna l’effondrement du système monétaire de Bretton Woods, qui avait été fondé en 1944 sur un régime de changes fixes. Pour limiter les fluctuations de leurs monnaies entre elles et par rapport au dollar, les pays européens ont créé le « serpent monétaire européen » en 1972, puis le « système monétaire européen » en 1979. Les pays membres ont alors ancré leurs monnaies à celle du mark allemand, monnaie du pays européen le plus puissant. Progressivement, la monnaie est devenue l’un des principaux mécanismes d’intégration. Les politiques monétaires se sont alignées sur celle de la Bundesbank, la banque centrale allemande dont l’objectif prioritaire était la lutte contre l’inflation. A partir de cette période, parmi les pays membres de la communauté européenne, la politique monétaire a été considérée comme l’instrument de politique économique le plus important, et la lutte contre l’instabilité monétaire (prix et taux de change) a été érigée au rang d’objectif prioritaire : c’est la victoire du dogme « monétariste » qui avait déjà triomphé aux Etats-Unis.

Le projet de traité constitutionnel reprend les dispositions du traité de Maastricht

Entré en vigueur en novembre 1993, le traité de Maastricht sur l’Union européenne pousse à son terme cette évolution en prévoyant les étapes et les modalités de la création d’une Union économique et monétaire (UEM) par l’instauration d’une monnaie unique. Désormais, la construction européenne repose sur deux piliers : l’Acte unique (traité ratifié en 1986), qui consacre la domination du marché dans le fonctionnement des économies ; et le traité de Maastricht, qui instaure la primauté absolue de la politique monétaire dans les politiques économique de la zone euro.

La partie III du projet de traité constitutionnel, intitulée « les politiques et le fonctionnement de l’Union », reprend les dispositions de l’Acte Unique (en particulier, dans le titre 1 sur « le marché intérieur ») et du traité de Maastricht (dans le titre 2 sur « la politique économique et monétaire ») pour leur donner une valeur constitutionnelle, supérieure aux lois.

Ainsi, le projet de traité constitutionnel reconduit la structure fédérale du système monétaire inspiré du modèle allemand mise en place en 1999 : c’est le système européen de banques centrales (SEBC), composé actuellement de douze banques centrales nationales (BCN) et coiffé par la banque centrale européenne (BCE) chargée de la politique monétaire unique. Le SEBC est dirigé par les organes de décision de la BCE, qui sont le conseil des gouverneurs des BCN et le directoire, composé de six membres dont le président et le vice-président, nommés par le conseil des chefs d’Etat et de gouvernement. Les autorités de la BCE sont supposées être « indépendantes » : elles sont inamovibles pendant la durée de leur mandat et n’ont de compte à rendre ni aux gouvernements, ni aux citoyens.

Le pouvoir exorbitant de la BCE : une atteinte à la démocratie

Le projet de traité confirme que la priorité absolue de la BCE est la stabilité des prix, et que le soutien de l’activité et de l’emploi reste un objectif explicitement subsidiaire.

La politique de change, concernant la valeur et le soutien de l’euro, est également l’une des fonctions de la BCE (article III - 77) qui est chargée d’effectuer les opérations de change et de gérer les réserves officielles pour le compte des pays de la zone euro. D’après les textes (article III - 228), la politique de change est une « responsabilité partagée » entre la BCE et le Conseil des ministres. Ce dernier peut, en principe, définir à la BCE les orientations de la politique de change et décider de modifier le cours de l’euro (dévaluation, par exemple). Dans la pratique, le Conseil laisse une liberté totale d’action à la BCE, pour deux séries de raisons. D’une part, la doctrine du laisser faire (les marchés) domine au sein du Conseil. D’autre part, les membres du Conseil ne sont pas d’accord entre eux sur les orientations à donner à la politique de change de la zone euro.

Ainsi, les gouvernements de la zone euro ont totalement abdiqué leur souveraineté monétaire. Ils ont abandonné à des « technocrates » qui n’ont aucune légitimité politique toutes les responsabilités en matière de gestion des taux d’intérêt et de taux de change. Ces technocrates sont « indépendants » du pouvoir politique, démocratiquement élu. Mais ils sont sous la coupe des marchés, c’est-à-dire des grands groupes multinationaux de l’industrie et de la finance. L’objectif fondamental de la BCE, en assurant la stabilité monétaire, est de créer un environnement favorable aux marchés, en particulier, aux investisseurs.

Une politique monétaire peu fiable

L’une des principales contradictions de l’Union économique et monétaire est qu’elle donne un poids prépondérant à la politique monétaire au moment précis où celle-ci apparaît de moins en moins fiable. On sait qu’il n’est plus possible de contrôler l’évolution de la masse monétaire, quelle que soit la définition de celle-ci. Car les formes prises par la monnaie changent en permanence, par suite des innovations financières et technologiques. Or la BCE est la seule banque centrale parmi les pays industrialisés qui continue à suivre un objectif de masse monétaire ! En fait, la seule variable que les autorités monétaires sont en mesure de contrôler est le taux d’intérêt à court terme (de l’argent au jour le jour). Or ce qui compte dans nos économies, ce sont les taux d’intérêt à long terme, l’essentiel de la dette des entreprises et des particuliers se situant à cet horizon. Les autorités monétaires n’ont qu’une influence très indirecte sur ces taux d’intérêt qui dépendent surtout des anticipations des acteurs financiers. De surcroît, les mécanismes de transmission de la politique monétaires sont complexes et largement imprévisibles. Les autorités monétaires pilotent le plus souvent dans le brouillard. Quand la BCE fait varier ses taux directeurs, elle ne peut prévoir quels en seront les effets exacts. Les économistes sont très divisés sur les mécanismes par lesquels la politique monétaire agit sur l’économie. D’autant que, du fait de la forte hétérogénéité des 25 pays qui composent l’UEM, les impulsions de la politique monétaire unique, décidées à Francfort au siège de la BCE, ne peuvent avoir de que des effets très différents selon les situations nationales. La politique monétaire, telle qu’elle est conduite, est un instrument très imprécis.

Un politique monétaire inadaptée et passéiste

Le projet de traité constitutionnel portera un coup fatal à l’efficacité des politiques économiques en Europe. Car, s’il est adopté, il figera les règles des politiques économiques. A ce sujet, il est inacceptable d’introduire dans un texte constitutionnel (c’est l’objet de la partie III) des règles de politique économique qui ne peuvent être considérées comme intangibles. Celles-ci ont en effet besoin d’évoluer en permanence en fonction des enjeux du moment. Ainsi, le traité de Maastricht a donné à la BCE la fonction de lutter contre l’inflation, ce qui avait un sens il y a 15 ans car l’on sortait d’une période d’inflation importante. Aujourd’hui, cet objectif est secondaire car l’inflation a été vaincue, et les problèmes à résoudre sont d’une nature totalement différente : c’est, en premier lieu, la lutte contre le chômage massif en Europe, conséquence de politiques économiques trop restrictives ; c’est, en deuxième lieu, la lutte contre l’instabilité monétaire et financière engendrée par la libéralisation et la spéculation. Que nous propose le projet de traité constitutionnel ? Il se contente de reprendre, sans les adapter, les dispositions du traité de Maastricht, élaborées au début des années 1990, qui sont largement inadaptées aux besoins de ce début de 21ème siècle.

Le rôle oublié des politiques budgétaires et fiscales

Le projet de traité entérine le fait que la politique monétaire devient l’instrument de politique économique dominant, ce qui revient à renoncer à définir des politiques budgétaires et fiscales actives. La raison ? Eliminer les dérapages budgétaires, source possible d’inflation, qui vont à l’encontre de l’objectif sacro-saint de stabilité des prix défendu par la BCE. C’est ainsi que sont confirmés les fameux critères de Maastricht qui limitent les déficits publics nationaux à 3 % du PIB, et les dettes publiques à 60 % du PIB. Le traité maintient donc les politiques budgétaires et fiscales dans un carcan. Or l’analyse économique montre que ces politiques seraient plus efficaces que la politique monétaire dans le contexte de l’UEM. La zone euro, on l’a vu, repose sur deux principes : marché unique des capitaux et monnaie unique, c’est-à-dire des taux de change irrémédiablement fixés entre monnaies européennes. En d’autres termes, les pays de la zone euro ont renoncé aux modifications des taux de change entre leurs monnaies. Cela signifie que les ajustements entre eux passent désormais par les variations de prix et de salaires, par les fluctuations des principaux indicateurs macroéconomiques (activité, emploi, capital). Or, contrairement à ce qui est postulé par les théories d’inspiration néo-libérale, les prix sont peu flexibles (au moins à court terme), ce qui rend difficiles leurs ajustements relatifs entre pays européens en l’absence de modifications des parités. L’un des facteurs de cette rigidité est constitué par les salaires dont la détermination dépend de facteurs institutionnels (modes de négociation) très hétérogènes en Europe. Le résultat de ces rigidités des prix est que les ajustements entre économies européennes passe par d’autres variables économiques, l’activité et l’emploi dont la déprime récente s’explique ainsi. L’économiste anglais Keynes a brillamment montré que, lorsque les marchés ne peuvent s’ajuster à court terme dans de bonnes conditions par suite de l’insuffisante flexibilité des prix et des salaires, les politiques macro-économiques, budgétaires et fiscales, deviennent un instrument largement indispensable. Redonner un rôle actif aux politiques budgétaires et fiscales est donc une nécessité, contrairement à ce que propose les dispositions contenues dans le titre III du projet de traité constitutionnel.

Une conception « économiciste » de la monnaie qu’il faut rejeter

Le traité constitutionnel, comme le traité de Maastricht qu’il reprend, est fondé sur une vision réductrice de la monnaie, faisant de celle-ci uniquement un instrument économique et financier. Or la monnaie est un fait social et politique, destiné non seulement à réguler les activités économiques, mais également à faciliter les relations sociales. La monnaie est un bien public dans la mesure où elle rend des services de nature collective. Ces services sont indivisibles car ceux-ci profitent à tous les membres de la communauté de paiement. La valeur d’usage de la monnaie est d’autant plus grande qu’elle est utilisée par un nombre important d’agents. De ce point de vue, l’euro doit être considéré comme un vecteur d’intégration sociale en Europe. Il contribue à une identité européenne, permettant aux Européens de se différencier des sujets appartenant à d’autres communautés de paiement. L’implication de cette conception sociale de la monnaie est que la politique monétaire doit faire l’objet d’un contrôle politique et poursuivre des objectifs qui débordent la sphère économique et marchande. Il revient aux gouvernements élus de fixer les objectifs de la politique économique. Et la BCE doit appliquer ces orientations politiques, sous le contrôle du Parlement. L’indépendance éventuelle de la BCE doit se limiter au choix des instruments, mais certainement pas à celui des objectifs. Les objectifs de la politique monétaire doivent en priorité répondre à la demande sociale, et inclure la réduction du chômage et des inégalités. De même, le taux de change l’euro ne doit plus être livré aux errements des marchés et de la spéculation, mais doit faire l’objet d’orientations politiques claires, fondées sur une coopération monétaire globale et régionale avec les pays du Nord et du Sud. Cette conception de la monnaie et de la politique monétaire est en contradiction totale avec les dispositions du projet de traité constitutionnel qu’il faut donc combattre vigoureusement.