Article Filoche l’Humanité : "On veut nous ramener au XIX° siècle"

, par attac92

GERARD FILOCHE (L’Humanité. 12.2.2005)

« ON VEUT NOUS RAMENER AU XIX°SIECLE »

G.F. est inspecteur du travail, socialiste, membre du Conseil scientifique d’Attac et auteur de Carnet d’un inspecteur du travail (Editions Ramsay, 2004)

Comment expliquez-vous qu’on ne peut pas être à la fois contre la directive Bolkestein et pour le traité constitutionnel européen ?

Gérard Filoche. La cohérence est exactement la même dans les deux textes. Le traité inscrit 68 fois que la concurrence doit être « libre et non faussée ». Dans ce sillon, la directive Bolkestein désorganise toutes les protections du travail d’un seul coup dans tous les pays. L’application du droit du pays d’origine signifie que le droit polonais ou letton, pauvre en protections, pourra s’appliquer en France ou en Suède, pays où existent la Sécurité sociale, des durées légales du travail, des salaires minimum, etc. Ce principe du pays d’origine est un des plus destructeurs de droit du travail. Il organise l’alignement pas le bas.

Mais elle n’est pas encore adoptée.

Gérard Filoche. Depuis que la directive Bolkestein est sur la table (mars 2004), ses promoteurs jouent au chat et à la souris, cherchent à gagner du temps. Ils ont laissé passer les élections européennes de juin 2004. Ils vont attendre le référendum en France et passer la patate chaude à la présidence britannique début juillet 2005. Or Tony Blair y est favorable.
L’Angleterre est aussi à l’origine d’une notion qui défraye la chronique : il s’agit de l’« opt out », qui autorise les dérogations à la durée du travail.
Gérard Filoche. Tout à fait. Depuis des années, quand les Anglais disent non, ils savent se faire entendre, malheureusement dans un sens défavorable au droit social. Cela étant dit, la directive en cours de révisiop sur le temps de travail cherche à étendre l’article 18, que les Britanniques ont imposé dans la directive 1993-104 fixant la limite maximale de travail à 48 heures par semaine. L’opt out est une clause qui autorise un salarié à « renoncer à ses droits » sous trois conditions. D’abord il doit « choisir librement » de travailler plus longtemps, ce qui est un leurre puisque c’est l’employeur qui décide. Ce sont les « heures choisies » de Raffarin. Ensuite, les visites chez le médecin du travail doivent être plus nombreuses. Quel aveu ! Travailler au-delà de 48 heures nuit à la santé ! De toute façon, la médecine du travail est tellement affaiblie que cette clause est vaine. Enfin, les employeurs sont tenus de compter les heures effectuées au-delà des 48 heures. Le problème, c’est qu’elles ne sont déjà pas calculées en dessous. En France, par exemple, les heures réelles effectuées par les salariés doivent être consignées dans un registre, qui n’existe pratiquement jamais. Car la sanction encourue si le registre n’est pas tenu est moindre que celle que les employeurs encourent, si, en tenant le registre, on y trouve des infractions, notamment en termes d’heures supplémentaires dissimulées.

La commission européenne veut donc généraliser l’autorisation de travailler au-delà de 48 heures ?

Gérard Filoche. Le débat sur l’ opt out a été ouvert le 30 décembre 2003 car les 10 pays entrants ne bénéficiaient pas de la durée maximale à 48 heures. L’article 18 d’origine britannique est devenu une opportunité d’étendre la durée légale du travail dans
toute l’Europe. La commission BaITOSO espère parvenir à autoriser jusqu’à 65 heures, notamment en sortant du temps de travail les « temps d’astreinte » ou les « temps de garde » qu’effectuent par exemple les médecins dans les hôpitaux. Et cela correspond à la loi Borloo dite de « cohésion sociale » qui vient de déduire les temps de transports imposés par l’employeur, par exemple pour aller de l’entreprise à un chantier, du temps de travail effectif rémunéré. Cette directive est une bombe atomique. En Corée du Sud, les salariés sont passés de 55 heures par semaine 40 heures en vingt ans. En Europe, on veut nous ramener au XIXe siècle.

Là, on parle de directives. Mais en quoi la constitution est-elle concernée ?

Gérard Filoche. Je ne prends qu’un exemple. Les articles 1-3 et 1-4 constituent la base juridique des directives. La « liberté d’établissement » est garantie, soit la libre circulation des services. L’article I11-137 ajoute qu’il est « interdit » de restreindre cette liberté d’établissement. C’est le principe du pays d’origine.

Face à ces multiples harmonisations par le bas, pensez-vous qu’il est réllement possible de tirer par le haut les législations sociales ?

Gérard Filoche. Parfaitement. Je pense par exemple qu’il est possible d’aller vers l’instauration d’un SMIC unique européen. D’abord, parce qu’il existe déjà un SMIC mondial, adopté pour les marins par 48 pays dont
18 européens. Si les marins en bénéficient, pourquoi pas l’instaurer pour les routiers ? Il suffit de le décider et de planifier sa faisabilité, par exemple en commençant par négocier dans des branches
professionnelles puis dans les pays. Certains objectent que les écarts de niveau rendent cette proposition illusoire. Il est vrai que le SMIC est de 470 euros au Portugal et de 1370 euros au Luxembourg. Mais cet écart proportionné de un à trois est le même que celui qui séparait l’escudo et le mark avant la monnaie unique. Et cela n’a pas empêché de réussir l’euro !
Faire monter le salaire de l’ouvrier polonais sans faire baisser celui de l’ouvrier français, n’est-ce pas une belle idée ? Oui, mais pour cela, il ne faut pas voter le projet de constitution qui « exclut toute harmonisation en matière fiscale et sociale ».

Tout ce que vous dites a peu à voir avec les arguments défendus par le Parti socialiste, dont vous êtes membre.
Comment gérez-vous cette situation ?

Gérard Filoche. Le Parti socialiste a mené un long débat démocratique de qualité sur le traité constitutionnel. Le vote final est admis. 58000 militants se sont prononcés pour. Moi je respecte cette décision. Il n’y a qu’une campagne officielle, elle est dirigée par François Hollande.
Les majoritaires ont évidemment davantage de droits que les minoritaires, mais ces derniers ne peuvent être privés de tout droit. Les 42000 votants du « non socialiste » ne peuvent pas rester avec leur « non » sur le cœur. On ne peut pas les empêcher de s’exprimer là où ils sont. J’ajoute qu’en ce qui me concerne je suis au conseil scientifique d’ATTAC, fondateur de la fondation Copernic et membre de la CGT. J’ai donc de bonnes raisons de livrer mon opinion.

Entretien réalisé par Paule Masson