Argumentaire Khalfa : Projet de directive Bolkestein

, par attac92

Projet de directive Bolkestein : une machine de guerre contre les peuples d’Europe

Pierre Khalfa (Union syndicale Solidaires), membre du Conseil scientifique d’Attac

Alors que le débat sur le projet de traité constitutionnel bat son plein, la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur, dite "Bolkestein", du nom de l’ancien Commissaire chargé du marché intérieur, est emblématique de la vision libérale de la construction européenne. L’objectif de cette directive "est d’établir un cadre juridique qui supprime les obstacles à la liberté d’établissement des prestataires de services et à la libre circulation des services entre les Etats membres". Comme le note l’exposé des motifs, "la proposition couvre tous les services qui représentent une activité économique au sens de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 49 du traité". Rappelons que cette jurisprudence (C-180-184/98) indique que "constitue une activité économique toute activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné". On le voit, quasiment toutes les activités de services, à l’exclusion des services régaliens de l’Etat fournis gratuitement, sont concernés. L’enjeu est donc considérable.

Le principe du pays d’origine

Ce projet de directive repose sur une innovation juridique : le principe du pays d’origine. Ce principe signifie qu’un prestataire de services est exclusivement soumis à la loi du pays où il est établi et non plus à la loi du pays où il fournit le service.

Ce principe est d’abord un renoncement à la logique d’harmonisation qui était théoriquement la doctrine officielle de l’Union européenne (UE). Certes cette doctrine avait déjà était mise à mal par le refus d’une harmonisation des règles fiscales et des droits économiques et sociaux des salariés. Pire même, souvent cette harmonisation faite "par le bas" a été porteuse de régression sociale. C’est par exemple ainsi au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes qu’a été supprimée l’interdiction du travail de nuit pour les femmes. Une autre solution aurait été au contraire d’harmoniser "par le haut" en interdisant le travail de nuit pour tous les salariés, quitte à indiquer des exceptions à cette règle pour des raisons d’intérêt général.

Cependant le maintien d’une logique d’harmonisation dans la construction de l’UE pouvait laisser espérer qu’un jour, mobilisations sociales et rapports de force aidant, nous arriverions petit à petit à imposer une convergence par le haut des droits des habitants de l’Europe. Si elle était adoptée, cette directive renverrait cette perspective aux calendes grecques. Le principe du pays d’origine apparaît de fait comme une incitation légale aux délocalisations vers les pays de l’Union où règne les moins-disants sociaux, fiscaux et environnementaux et où la protection des consommateurs est moindre. Il s’agit d’une incitation à créer des entreprises n’ayant qu’un siège social plus ou moins fantomatique dans ces pays et qui avec une simple boite aux lettres pourront intervenir dans toute l’Union. De plus, le contrôle de ces entreprises échapperait à l’administration du pays d’accueil. Le projet de directive indique ainsi que "l’Etat membre d’origine est chargé du contrôle du prestataire et des services qu’il fournit, y compris lorsqu’il fournit ses services dans un autre pays membre". La portée pratique d’une telle proposition apparaît clairement : c’est la porte ouverte à une liberté d’action totale pour les entreprises qui pourront agir de fait sans aucun contrôle sérieux.

Que deviennent les services publics ?

Ce projet de directive concerne l’ensemble des activités de services considérés comme une activité économique, à l’exception de celles déjà couvertes par une autre directive. Ainsi les télécommunications, les transports sont explicitement exclus de son champ d’activité. De plus, le principe du pays d’origine ne s’appliquera pas à la distribution d’électricité et de gaz, à l’eau et aux services postaux. Faut-il être rassurés pour autant ? Non car pour l’essentiel, ces secteurs sont déjà déréglementés et les missions de service public sont en train de se réduire comme une peau de chagrin, voire ont quasiment disparu comme dans le cas des télécommunications.

Mais surtout, les missions d’intérêt général ne sont pas explicitement exclues de l’application du principe du pays d’origine. Le champ des services publics est très différent d’un pays à l’autre ce qui aura des conséquences sur la manière dont un service peut être rendu. Un prestataire de service ne sera ainsi pas obligé de respecter les exigences liées à des missions de service public du pays dans lequel il fournit le service.

Enfin, comment les Etats pourront continuer à maintenir des dispositions relative à l’intérêt général alors que le projet de directive vise explicitement à lever tous les obstacles à la liberté d’entreprendre et fournit d’ailleurs une longue liste de mesures incompatibles avec cet objectif. Plus globalement, dans une communication sur les services d’intérêt général, la Commission a d’ailleurs indiqué fin 2001 que la distinction entre activité économique et activité non économique était, de fait, sans pertinence. C’est donc l’ensemble des services publics, notamment l’éducation, la santé et les services publics locaux, qui pourraient rentrer dans le champ d’application de cette directive.

Les soins de santé

La santé n’est pas exclue en tant que telle du principe du pays d’origine. Certes, ce principe ne s’appliquera pas pour les exigences liées à "la protection de la santé publique". Cela signifie par exemple que la réglementation française sur l’amiante s’appliquera à tous les prestataires de services quel que soit leur pays d’origine. De plus, "à titre exceptionnel", un Etat pourra prendre des mesures à l’encontre d’un opérateur de santé. Mais, comme le précise le projet de directive, il s’agit là de mesures individuelles, c’est-à-dire concernant tel ou tel prestataire, et non pas d’obligations générales de politiques de santé s’appliquant à tous.

Le texte de la directive impose la suppression d’un nombre considérable de mesures qui sont pourtant à la base de la régulation des systèmes de soins dans la plupart des pays de l’Union. Ainsi, concernant les pharmacies, il deviendrait impossible pour un Etat d’imposer des normes d’implantation en fonction de la population. De même, il ne serait plus possible d’imposer à un prestataire venant d’un autre pays de l’Union des normes d’encadrement ou d’équipement dans les établissements de santé ainsi que des normes de qualité et de soins. Il deviendrait, de plus, impossible d’imposer à un opérateur de santé des tarifs obligatoires, ce qui revient à miner le système de remboursement de soins mis en place par l’assurance-maladie.

On le voit, il s’agit d’une remise en cause frontale de toute possibilité de mener réellement des politiques publiques en matière de santé.

Le droit du travail

Le projet de directive n’exclut pas explicitement les réglementations nationales en matière de droit du travail du principe du pays d’origine. Une possibilité juridique existe donc pour que puisse s’engager un démantèlement du droit du travail.

Certes, une directive (96/71/EC) de 1996 sur le détachement des travailleurs [1] , qui prévoit un socle de garanties sociales minimales, n’est pas concernée par ce principe de même que le règlement (1408/71) de 1971 de coordination des régimes de sécurité sociale qui indique que "les personnes qui résident sur le territoire de l’un des Etats membres sont soumises aux obligations et sont admises au bénéfice de la législation de tout Etat membre".

Le texte ne change pas les règles formelles qui s’appliquent actuellement en matière de droit du travail et de protection sociale aux travailleurs détachés dans le cadre d’une prestation de service transfrontalière. En clair, cette directive n’autorisera pas encore France Télécom à faire venir des travailleurs portugais avec un salaire portugais comme elle vient de le faire illégalement.

Toutefois, cela ne doit pas nous rassurer pour autant. Le recours aux travailleurs détachés est déjà en pratique un moyen de contourner les règles sociales et défaire ainsi pression sur les normes d’emploi du pays où s’exerce l’activité. C’est le cas non seulement parce que les possibilités concrètes de contrôle sont réduites, mais aussi parce que la protection de ces salariés diffère très sensiblement de celles des autres salariés. Seuls le salaire minimum et la durée de travail maximum leur sont applicables et non pas les conventions collectives ni même les autres dispositions issues du code du travail. Mais surtout la capacité de résistance des salariés détachés est bien moindre que celle des autres salariés car ils sont dépendants de l’entreprise qui les emploie en matière de droit de séjour. Les salariés détachés se trouvent ainsi dans une position de subordination accrue vis-à-vis de leur employeur qui a ainsi toute liberté pour ne pas respecter ses obligations.

Dans cette situation, le projet de directive aggrave encore les risques de dumping social en rendant encore plus illusoire les possibilités de contrôle des normes sociales et donc encore plus facile leur contournement par les entreprises. Le projet de directive prévoit en effet un allégement des contraintes des entreprises en matière de détachement. Elle prévoit de supprimer « les règles tatillonnes » et « les formalités administratives à remplir avant que les entreprises puissent détacher des travailleurs ». Bref le contrôle des pratiques sociales des entreprises était faible, il deviendrait inexistant.

Un AGCS européen

On ne peut qu’être frappé par la ressemblance entre l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) qui se négocie à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) et ce projet de directive : même objectif, la libéralisation complète des services ; même définition des modes de fourniture des services dont la définition est extrêmement large ; même méthode, celle des petits pas qui mène à des transformations en profondeur ; même discours rassurant visant à présenter les mesures envisagées comme de simples mesures techniques de bon sens.

Le projet de directive vise donc à donner un coup d’accélérateur à la mise en place de l’AGCS et à contourner les obstacles que les mobilisations citoyennes avaient réussis à dresser contre ce processus. Ainsi, la santé, l’éducation, la culture et l’audiovisuel étaient théoriquement « hors AGCS ». Ces secteurs tombent maintenant dans le champ d’application du projet de directive qui aura donc des effets directs sur la négociation AGCS, ce que confirme d’ailleurs l’exposé des motifs qui indique que ce projet vise à « renforcer la position de négociation » de l’Union.

Conclusion

Nous n’avons pris là que quelques exemples tirés de ce projet de texte qui contient toute une foule de dispositions qui ont toutes pour objectif de démanteler les réglementations que les Etats ont dû mettre en place, sous la pression de leurs citoyens, pour limiter le pouvoir du capital et réguler un tant soit peu l’économie en fonction de l’intérêt général. Si elle était adoptée par le Conseil des ministres et le Parlement européen, elle constituerait un recul considérable.

Le mouvement altermondialiste, dans toutes ses composantes syndicales et associatives, est devant un défi majeur. Le Forum social européen (FSE) de Londres a permis que se tienne un séminaire sur cette question et la décision de lancer une campagne européenne y a été prise. Ce point sera d’autre part à l’ordre du jour de la réunion des Attac d’Europe début décembre. Il s’agit maintenant, face à une Commission ultralibérale, d’agir concrètement afin de construire les rapports de force nécessaire. Le rejet de la directive Bolkestein sera un des mots d’ordre de la manifestation européenne du 19 mars à Bruxelles décidée lors du FSE. Mais d’autres initiatives seront absolument nécessaires avant cette date.

Notes

[1Ce passage doit beaucoup à Antoine Math chercheur à l’IRES