Argumentaire Lecourieux : Le démantèlement programmé des services publics

, par Alain Lecourieux

Fiche argumentaire

Le démantèlement programmé des services publics

28 mars 2005

La Constitution n’utilise pas le terme « services publics » mais celui de « services d’intérêt économique général (SIEG) » Il y a toutefois une seule exception qui est aussi une des nombreuses « perles » de la Constitution ; l’article III-238 relatif aux transports stipule : « Sont compatibles avec la Constitution les aides qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent au remboursement de certaines servitudes inhérentes au service public. »

L’Union européenne utilise les deux termes « services d’intérêt général (SIG) » et « services d’intérêt économique général » (SIEG). Les SIG comprennent deux catégories de services que les Etats membres considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations de service public. Ces deux catégories sont : les services non marchands (SIG non marchands) et les SIG marchands appelés services d’intérêt économique général (SIEG). Les SIG non marchands et les SIEG ne sont réellement définis nulle part, ni dans les documents de l’Union européenne, ni dans le droit communautaire. La Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) donne une définition extensive des SIEG, « toute activité qui consiste à offrir des biens et des services sur un marché donné constituant une activité économique. » Faute de définition la frontière entre SIG non marchands et SIEG n’est, elle non plus, pas définie ; elle perd même sa pertinence.

La Constitution ignore les SIG non marchands et ne leur apporte donc aucun fondement juridique, aucune garantie de droit. La Constitution mentionne uniquement les SIEG, et seulement dans deux de ses 448 articles (II-96 et III-122) sans donner la définition de ce terme.

Trente ans d’ignorance... et de tranquillité

Pendant trente ans la Communauté européenne a considéré que les services publics relevaient de la compétence des Etats membres. Le marché commun prévoyait bien la libre circulation des services, mais la Communauté européenne n’a pas légiféré.

Le lancement du processus de libéralisation

Le traité dit de l’Acte unique (1986) marque une rupture. L’un de ses objectifs est la réalisation du projet de marché intérieur avant le 1er janvier 1993 (article 8A du Traité instituant la Communauté européenne - TCE), notamment à travers la mise en œuvre des « quatre libertés » : libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Dans le milieu des années 1980 s’engage donc un vaste processus progressif de libéralisation des services publics, secteur par secteur.

A noter, les trois notions distinctes qui ne sont certes pas indépendantes :
la libéralisation qui est la mise en concurrence ;
la réglementation - déréglementation qui fixe les conditions s’appliquant aux SIEG, et sert, au total, les objectifs libéraux en définissant un « service universel » au rabais ;
la privatisation totale ou partielle qui concerne le capital.

La Communauté et, plus tard, l’Union européenne ne se préoccupent pas, dans les traités et les actes législatifs, de la propriété du capital.

Depuis le milieu des années 1980 la libéralisation des services publics est l’alpha et l’oméga de la Commission et de l’Union

Les directives (lois européennes) adoptées depuis plus de quinze ans nous éclairent sur les politiques de l’Union européenne.

Pour les grands services publics en réseaux comme les transports, l’électricité, le gaz, les télécommunications, la libéralisation (ouverture à la concurrence) a conduit l’Union européenne à reconnaître la nécessité d’assurer l’accès à un certain nombre de services, jugés essentiels, par la définition d’un service minimum (appelé « service universel »). Ce service minimum n’est qu’un filet de sécurité et n’assure pas l’égalité d’accès et de traitement de tous.

Les directives (lois) réalisent la libéralisation de tous les grands secteurs en organisant la concurrence des entreprises privées. Voici quelques exemples.

 télécommunications : libéralisation très importante en janvier 1998 ; cinq nouvelles directives pour limiter la domination de l’opérateur historique ;

 postes : libéralisation des envois de plus de 350 g, soit 3% du marché en 1998 ; libéralisation des envois de plus de 50 g en 2006 (20% du marché) ; libéralisation totale en 2009 ;

 transports aériens libéralisés entre 1987 et 1997 ;

 transports maritimes libéralisés entre 1986 et 2001 ;

 transports routiers - à l’origine très libéraux - totalement libéralisés entre 1986 et 1998 ;

 transports fluviaux libéralisés entre 1994 et 2000 ;

 Transport ferroviaire libéralisé à partir de 1991 en plusieurs séries successives de textes (directives et - ou règlements) que l’Union a dénommées ensuite « paquets ferroviaires » : premier paquet en 2001 (fret international pour tout opérateur sur les lignes importantes) ; deuxième paquet en 2004 (fret international sur l’ensemble des réseaux, puis cabotage) ; troisième paquet encore en discussion actuellement (voyageurs internationaux, puis cabotage des voyageurs).

 électricité libéralisée entre 2000 et 2003.
Les conséquences concrètes de ces libéralisations sont les suivantes.

Les entreprises privées se limitent aux parties les plus rentables.
Cette concurrence dans les seuls segments rentables appauvrit les services publics (« les opérateurs historiques ») qui réagissent notamment en réduisant la qualité de leur service et la couverture du territoire.
Les gouvernements constatent alors que les services publics ne sont pas efficaces et les privatisent.

La reconnaissance des SIEG comme valeur de l’Union européenne en 1997, un progrès timide désormais abandonné par la Constitution

Il faut attendre le traité d’Amsterdam (1997) pour que l’UE « reconnaisse la place qu’occupent les SIEG parmi les valeurs de l’Union ».

Une jurisprudence insuffisante

La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) reconnaît, notamment par les arrêts « Corbeau » (1993) et « Commune d’Amelo » (1994), la limitation de la concurrence pour la satisfaction de l’intérêt général. Plus récemment avec l’arrêt Altmark (2003), la Cour de justice admet les subventions publiques pour des obligations des SIEG.

Cependant, ces arrêts n’ont pas formé une jurisprudence suffisante pour bloquer la vague de libéralisation et surtout, ils ne renversent pas la charge de la preuve. C’est aux services publics de faire en permanence la preuve qu’ils ne sont pas un obstacle au développement des échanges dans l’Union, ce point restant le critère principal d’appréciation.

La Constitution confirme la libéralisation de tous les services

La libéralisation de tous les services est affirmée (III-147). En matière de libéralisation « la loi-cadre européenne [...] porte en général, par priorité sur tous les services qui interviennent d’une façon directe dans les coûts de production » (III-147). La quasi-totalité des services publics sont donc concernés. Mais ce « en général, par priorité » signifie que les autres services publics ne sont pas exclus. Les Etats membres sont encouragés à libéraliser plus que ce qui est obligatoire (III-148).

La Constitution ne reconnaît plus les SIEG comme valeur de l’Union, ne retient pas les SIEG parmi les objectifs de l’Union et soumet les SIEG aux règles de la concurrence

La Constitution « reconnaît et respecte l’accès aux SIEG tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales » (II-96), ce qui n’apporte pas de garantie nouvelle.

La Constitution reconnaît la place des SIEG (III-122). Les SIEG sont soumis à toutes les règles de la concurrence (III-161 à 169) ; la seule restriction est que ces règles « ne fassent pas échec à l’accomplissement de leur mission » (III-166). Tout ceci est une reprise du traité actuel. Il y a dans la Constitution européenne deux nouveautés véritables par rapport au traité en vigueur actuellement.

Les SIEG ne sont plus reconnus, contrairement au traité d’Amsterdam, comme une des valeurs de l’Union (I-2) ; ils ne figurent pas, non plus, parmi les objectifs de l’Union (I-3) ; la mention : « [...] tous dans l’Union leur attribuent une valeur [...] » (III-122) n’a évidemment pas la même signification.

L’article III-122 confirme explicitement la possibilité du droit positif par la mention : « [...] la loi européenne établit [les] principes et fixe [les] conditions [qui leur permettent d’accomplir leurs missions] [...] ». A noter que les « principes » et les « conditions » ne sont définis nulle part dans la Constitution. Nous disons « confirme la possibilité » et non pas « ouvre la possibilité » car, de fait et malgré le fondement juridique problématique des SIEG dans les traités actuels, cette possibilité de légiférer est ouverte dans la pratique par le traité actuellement en vigueur. Le travail de l’Union durant les dernières années en est un témoignage (réglementation de l’Union sur les SIEG, livres vert et blanc sur les SIG ; directive cadre sur les SIEG demandée par le Conseil européen des 15 et 16 mars 2002 à la Commission, directive maintenant abandonnée, etc.).

Si l’Union légifère sur les SIEG la Commission aura l’exclusivité de la proposition de loi européenne, le Conseil statuera à la majorité qualifiée (I-26), le Parlement statuera à la majorité simple (codécision), la procédure législative ordinaire s’appliquera (III-396).
Que signifie la confirmation de la possibilité de légiférer pour les SIEG ?

Dans le cadre des règles de la concurrence, la Constitution européenne, comme les traités précédents, interdit aux Etats membres toute aide aux services publics qui « fausse ou menace de fausser la concurrence » (III-167), la seule restriction étant que ces règles « ne fassent pas échec à l’accomplissement de leur mission » (III-166).
Si l’Union légifère sur les SIEG, soit les lois européennes stipuleront donc explicitement le principe de proportionnalité des aides, soit les lois européennes seront soumises à ce principe. Ce principe exige que toute aide apportée par les Etats membres aux SIEG n’excède pas ce qui est requis pour la réalisation des missions de service public. Toute aide est évaluée et contrôlée par la Commission conformément à une procédure décrite à l’article III-168. En cas de litige « la Commission ou tout autre Etat membre peut saisir directement la Cour de justice » (III-168) qui tranche. C’est donc le pouvoir des juges à partir d’un droit libéral qui aura le dernier mot.

Par exemple, EDF a été condamnée par la Cour de justice pour la garantie qu’elle avait obtenue de l’Etat français pour certains de ses emprunts.

Alain Lecourieux