Argumentaire Lecourieux : l’Europe sociale introuvable

, par Alain Lecourieux

Argumentaire

L’Europe sociale introuvable

28 mars 2005

Le chômage massif dans l’Union européenne

Le chômage, la pauvreté et l’exclusion sociale frappent l’Union européenne. Avec un taux de chômage de 14,6%, en juillet 2003, les dix pays entrants ont une situation encore plus dégradée que les Quinze (8,1%). La Pologne (38 millions d’habitants) a, en 2003, un taux de chômage de 20%. Le chômage touche tout particulièrement les jeunes (15% en moyenne dans l’UE et 41% en Pologne).

La politique sociale et de l’emploi de l’Union n’est absolument pas à la hauteur de ce défi. Voici quelles en sont les grandes lignes.

Des moyens dérisoires pour lutter contre le chômage

Chaque année le Conseil européen adopte des priorités communes qui sont traduites en objectifs individuels pour chaque Etat membre. Mais ces objectifs ne sont que des « objectifs » et les plans d’action des Etats membres ne sont pas contraignants. Ceci montre le peu d’importance que l’Union et les Etats membres attachent à la réduction du chômage et est tout à fait condamnable.

Le Fonds social européen a un budget d’environ dix milliards d’euros par an pour la période 2000 - 2006 (soit 10% du budget de l’Union, soit environ 1 pour mille du Produit intérieur brut des Etats membres) pour développer les compétences professionnelles et les aptitudes sociales. Parmi ces dix milliards d’euros, trois sont réservés au programme EQUAL qui lutte contre la discrimination et l’inégalité. Ces sommes sont tout à fait négligeables par rapport aux problèmes à résoudre.

La politique sociale de l’Union est condamnée par les politiques libérales : marché intérieur, concurrence, monnaie et politiques budgétaires

Pour décrire la politique sociale et ses effets concrets sur la vie quotidienne des habitants il faut la replacer dans l’ensemble des politiques libérales menées par l’Union et décrire les conséquences de ces politiques et des décisions prises pour le marché intérieur, la concurrence, la monnaie et les budgets de l’Union européenne et des Etats membres. Ces questions sont abordées partiellement dans ce livre, mais dépassent le cadre de ce chapitre qui s’en tient strictement à ce que l’Union appelle la politique sociale.

Une action sur les normes minimales au travail très limitées et des résultats régressifs

L’action régulatrice de l’Union en matière de normes minimales relatives au travail est très modeste. Elle se limite aux conditions de travail, à la santé et à la sécurité au travail (lire « Le recul des conditions de travail dans l’Union européenne »). Elle consiste aussi à encourager les négociations entre employeurs et syndicats. Quels sont les résultats concrets ?

Le congé parental, sous une forme neutre, s’adresse dans la réalité uniquement aux mères et accroît par ses modalités les discriminations sur le marché du travail.
Le travail à temps partiel a été prétendument décidé pour répondre aux besoins des femmes ; il est souvent assorti d’allègements de cotisations pour les entreprises. 80% des salariés à temps partiel sont des femmes. Le temps partiel profite aux entreprises qui, souvent, l’imposent. Il est dans la quasi-totalité des cas très défavorables aux salariées (salaire, retraite et chômage partiels).
Le temps de travail fait l’objet d’un développement ci-après.

L’interdiction des discriminations au travail : droits formels largement inappliqués

Sous la pression des luttes sociales, l’Union a banni - il faut l’en créditer - la discrimination au travail fondée sur le sexe, l’origine raciale ou ethnique, le handicap, l’orientation sexuelle, l’âge, la religion et les convictions. Le droit de travailler où l’on veut dans l’Union est garanti.
Il faut noter que l’égalité formelle entre les hommes et les femmes dans le droit communautaire a été le résultat de la réflexion et de l’action des mouvements féministes des années 1970.
Mais concrètement les discriminations continuent d’exister dans l’Union européenne : la vraie question est que ces droits ne demeurent pas théoriques et qu’ils soient réellement effectifs.

L’harmonisation sociale de l’Union remise aux calendes grecques

L’encadrement et l’organisation des relations de travail (droit du travail, conventions collectives, etc.) restent donc dans une très large mesure le domaine de compétence et d’action des Etats membres et la convergence des garanties n’est pas à l’ordre du jour, faute de volonté politique. L’harmonisation sociale de l’Union n’est pas pour demain, et la Constitution qui ne cesse de répéter « à l’exclusion de toute harmonisation » la repousse encore !

La redistribution des richesses impossible

Le budget total de l’Union est fort modeste ; il représentait environ 1% du Produit national brut (PIB), soit 99,52 milliards d’euros en 2004. Il n’est pas prévu de l’augmenter. Ce « 1% » doit être comparé aux 35 à 50% du PIB que consacrent les Etats membres au financement de « l’Etat providence » et des services publics.

L’essentiel du budget de l’Union est absorbé par la Politique agricole commune (45% en 2004) et les fonds structurels régionaux (35% en 2004). En dehors de ces deux politiques dont l’effet quant à la redistribution des richesses mériterait une analyse critique qui dépasse le cadre ce livre, ce qui reste du budget (20%) interdit à l’Union européenne toute politique de redistribution, même modeste.

Les finances de l’Union font l’objet des articles I-53 à I-56 et II-402 à 415. Le Conseil statue à l’unanimité à la fois sur les recettes ou ressources propres (I-54) et sur les dépenses (I-55). Le Parlement européen ne vote pas les recettes, mais n’est que consulté (III-412-2). Il est ainsi privé du pouvoir de lever l’impôt. Il est aussi, mais c’est une autres histoire, privé du pouvoir de proposer la loi (I-26-2). Deux pouvoirs fondamentaux de tout Parlement !

Une protection sociale formelle et limitée qui nie la dimension collective du travail

L’essentiel de l’action sociale de l’Union consiste donc en des formes de protection individuelle des personnes au travail par le moyen du droit. La Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a joué un rôle dans la lutte contre la discrimination dans le droit du travail. Des directives ont fait progresser l’égalité entre hommes et femmes, la lutte contre le harcèlement au travail et la justice prud’homale. Ce sont des acquis formels qui peinent à se traduire dans les faits.

L’Union européenne voit donc le travailleur plus comme un individu spécifique dans l’entreprise que comme le membre d’une collectivité ou a fortiori d’une classe.

Les marchandages entre les Etats membres

En matière sociale la décision est l’objet de marchandages opportunistes, dossier par dossier. Dernier cas en date, l’échec du chantier sur le travail temporaire est significatif. L’Allemagne s’est rangée au côté du Royaume-Uni et s’est opposée à une meilleure protection des intérimaires parce qu’en contrepartie le Royaume-Uni a soutenu sa position sur les fusions et acquisitions.

La politique sociale dans la Constitution : pas de progrès par rapport au traité de Nice

La politique sociale est décrite dans la partie III, articles III-209 à III-219. Il convient de noter que la Constitution européenne reprend presque en totalité les dispositions des traités actuels. En effet le groupe de travail sur l’Europe sociale de la Convention s’est séparé, début 2003, sur un constat d’échec.

L’harmonisation sociale tirée vers le bas par le marché intérieur

Le début de l’article III-209 affirme les objectifs louables suivants : promotion de l’emploi, amélioration des conditions de vie et de travail, protection sociale, dialogue social, niveau d’emploi élevé, lutte contre les exclusions.
L’article III-209 stipule ensuite : « [...] L’Union et les Etats membres agissent en tenant compte de la diversité des pratiques nationales, en particulier dans le domaine des relations conventionnelles, ainsi que de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’économie de l’Union. Ils estiment qu’une telle évolution [référence aux objectifs mentionnés] résultera tant du fonctionnement du marché intérieur, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des procédures prévues par la Constitution et du rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres. »
Mais l’article III-210-2a « exclut toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres » par la loi et la loi-cadre européenne. C’est donc le « fonctionnement du marché intérieur » qui non pas « favorisera » l’harmonisation des systèmes sociaux, mais les tirera vers le bas (cf. infra, le chapitre sur la concurrence entre les Etats membres).

La Constitution ne s’applique ni aux rémunérations, ni au droit d’association, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out (III-210-6).

La décision à l’unanimité condamne l’Union à l’impuissance sociale.

Dans les domaines suivants le Conseil statue à l’unanimité (III-210-3) :
la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs ;
la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail ;
la représentation et la défense collective des travailleurs [...] ;
les conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers [...].

Une coopération entre les Etats membres excluant l’harmonisation ou une coopération en trompe l’œil

« La loi ou la loi-cadre européenne peut établir des mesures destinées à encourager la coopération entre Etats membres [...] à l’exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres. » (III-210-2a) Une coopération entre les Etats membres qui exclut toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires : c’est un trompe-l’œil, un oxymore ? En tout cas cela marque les grandes limites de cette coopération, surtout si l’on prend en compte les autres dispositions de la Constitution qui ont des conséquences sociales.

La possibilité de normes minimales de travail et de protection sociale est sévèrement encadrée.

« La loi-cadre européenne peut établir des prescriptions minimales applicables progressivement [...] Elle évite d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles contrarieraient la création et le développement des petites et moyennes entreprises. » (III-210-2-b)

Les demandes timides de la Confédération des syndicats n’ont pas été retenues

Sous le titre « Une Union sociale avec une gouvernance économique européenne » la Confédération européenne des syndicats (CES) faisait les sept demandes suivantes :
économie de marché sociale dans les objectifs de l’Union ;
plein emploi dans les objectifs de l’Union ;
gouvernance économique européenne ;
développement économique et social durable ;
intégration de l’emploi dans les grandes orientations de politique économique ;
vote à la majorité qualifiée dans le domaine fiscal ;
croissance, investissement, emploi et pas seulement stabilité des prix comme objectifs de la banque centrale européenne.

« L’économie sociale de marché » est déclarée aussitôt « hautement compétitive » ; elle « tend au plein emploi » [...] » (I-3-3). Voici pour les deux premières demandes. Les cinq autres n’ont pas été retenues.

Alain Lecourieux