Islam et altermondialisation, la fausse bonne idée

, par attac92

Ça devait arriver. Au printemps dernier déjà, une campagne de presse un rien malhonnête avait - dans Libération, par exemple - réduit les énormes manifestations antiguerre aux actes antisémites d’une infime minorité ; depuis, on savait que le mouvement altermondialiste ainsi que les partis de gauche et d’extrême gauche faisaient l’objet d’une surveillance étroite de la part de nombre d’observateurs, prêts à saisir la moindre occasion de les discréditer - quitte à en fabriquer si nécessaire, et même de bien bancales : en septembre, à la Fête de l’Huma, le reporter du site Proche-Orient.info trouvait le moyen de s’indigner de la vente de sandwiches halal sur le stand conjoint de l’Union juive française pour la paix (UJFP) et du Mouvement de l’immigration et de la banlieue (MIB), la jugeant contraire à la laïcité. Faudrait-il fermer aussi toutes les épiceries kasher ? Ou les coutumes musulmanes sont-elles seules à contrarier cette vision bizarrement étroite de la laïcité ? On croit deviner la réponse… En avril, à Berlin, lors d’une réunion de préparation du Forum social européen (FSE) qui doit se tenir à Saint-Denis du 12 au 15 novembre prochains, des membres de l’organisation "sioniste de gauche" Hachomer Hatzaïr (dont certains avaient été victimes d’une agression lors des manifestations antiguerre), qui avaient demandé à y être associés, avaient stupéfié les organisateurs en publiant, à leur retour, un communiqué dénonçant les "propos antisémites" et l’"apologie du recours au terrorisme" dont ils auraient été témoins, ce que les observateurs présents niaient catégoriquement. Seul un militant libanais arborait un tee-shirt - qui n’avait pas été remarqué par tout le monde, loin de là - proclamant : "Le monde a vaincu le nazisme, le monde a vaincu l’apartheid, le monde vaincra le sionisme." Avec un certain bon sens, les organisateurs du FSE avaient répondu : "Si une telle analyse qui mélange nazisme, apartheid et sionisme est profondément stupide, elle ne peut en aucun cas être considérée comme une remise en cause du génocide. Les valeurs de fraternité et de solidarité défendues par le Forum excluent toute forme de racisme, de xénophobie et d’antisémitisme." Ainsi, à l’approche de l’ouverture du Forum, on devinait que le moindre incident susceptible, à juste titre ou non, de créer la polémique, suffirait à mettre le feu aux poudres et à déclencher une canonnade en règle contre les altermondialistes dans leur ensemble. L’incident s’est produit, la polémique a éclaté, et, malheureusement, c’est plutôt à juste titre.
Le 2 octobre, le Suisse d’origine égyptienne Tariq Ramadan, orateur musulman très écouté dans les banlieues françaises, partisan affirmé d’un islam réconcilié avec la République et petit-fils du fondateur des Frères musulmans (ne pas le confondre avec son frère Hani, directeur du Centre islamique de Genève, qui s’est rendu célèbre il y a un an en défendant, dans Le Monde, la lapidation pour les femmes adultères), a posté sur la mailing list du FSE une tribune refusée par Le Monde et par Libération. Dans ce texte, intitulé "Critique des (nouveaux) intellectuels communautaires", il s’en prend à certains intellectuels juifs français, qu’il accuse d’avoir abandonné leurs prétentions universalistes pour se faire les serviteurs de la politique israélienne et des seuls intérêts de leur communauté. Pourquoi poster cela - sous le titre évasif "un texte pour info…" - sur la liste du FSE, alors que c’est manifestement hors sujet, et alors qu’il n’y avait pas posté, par exemple, ses tribunes parues cet été dans Politis sur les relations entre islam et altermondialisme ? Mystère… Toujours est-il que les réactions ne se sont pas fait attendre : Le Nouvel Observateur (9 octobre) publie une double page sur "l’encombrant M. Ramadan", tandis que Bernard-Henri Lévy, mis en cause, s’indigne dans son "Bloc-notes" du Point (10 octobre), osant une comparaison un brin excessive avec le célèbre faux antisémite Le Protocole des Sages de Sion ; il adjure les altermondialistes de prendre leurs distances avec Ramadan. Le plus probable est que la plupart des abonnés à la liste, submergés de messages, n’avaient même pas lu le texte. Mais nos ignares d’éditorialistes sont encore capables d’y trouver de quoi alimenter leur sensationnalisme à trois balles sur la consubstantialité de l’Internet et du Mal, tant, à leurs yeux, "texte-antisémite-diffusé-sur-Internet" relève du pléonasme… Déjà, Libération ose ce titre ridicule : "Des relents d’antisémitisme sur la toile altermondialiste" (11 octobre).
Antisémite, ce texte ? Pour le moins maladroit, c’est certain. Tariq Ramadan néglige le fait que se dessine aujourd’hui une alliance idéologique inédite : pour les "nouveaux réactionnaires", les cultures chrétienne et juive seraient les détentrices naturelles des lumières, de la civilisation, de la démocratie, de l’égalité des sexes, alors que l’islam, devenant, selon l’expression de l’historienne Sophie Bessis, le "tiers exclu de la révélation monothéiste", se voit rejeté dans les ténèbres de l’obscurantisme, du terrorisme, du fanatisme, de la misogynie, de l’antisémitisme… (Mais pourquoi donc faut-il toujours qu’il y ait un exclu, comme dans les cours de récréation ?…) Une telle recomposition marque un tournant historique et présente l’avantage, pour les chrétiens, de les dédouaner à bon compte de siècles d’antisémitisme (lequel, soit dit en passant, à la différence de l’antisémitisme qui sévit actuellement dans le monde arabe, ne pouvait même pas s’expliquer, à défaut de se justifier, par la persistance d’un abcès tel que l’occupation des territoires palestiniens). Cette thèse - plus ou moins implicite selon les idéologues - suscite des adhésions dont l’origine religieuse n’est pas le facteur déterminant : certes, on sait depuis longtemps que leur rapport à leur judéité ainsi que leur soutien inconditionnel - quoi qu’ils en disent - à Israël peuvent pousser certains intellectuels juifs à la soutenir. Mais elle séduit également, à des degrés divers, des personnalités d’origine chrétienne - comme Eric Marty, auteur de Bref séjour à Jérusalem et défenseur virulent de la politique israélienne - voire musulmane - on pense à Malek Boutih, ancien président de SOS Racisme aujourd’hui en charge des questions de société au Parti socialiste. De même, elle se voit opposer des démentis catégoriques par des penseurs des trois confessions. En expliquant tout par l’appartenance confessionnelle, Tariq Ramadan adopte une logique douteuse et prend de surcroît le risque de se tromper ; ce qui ne manque pas de se produire : il pourfend Pierre-André Taguieff, qui, pas de chance, n’est pas juif - "on rougit d’avoir à le préciser", écrit BHL. Oui, on rougit, car Ramadan nous entraîne, même malgré lui, sur ce terrain malsain où l’on se demande qui est juif, qui ne l’est pas…
Mais le plus grave est sans doute qu’il soupçonne les intellectuels auxquels il s’en prend d’être motivés dans tous leurs actes par le seul souci de favoriser les intérêts israéliens : Bernard-Henri Lévy, par exemple, diaboliserait le Pakistan dans son dernier livre pour mieux mettre en valeur l’ennemi naturel de celui-ci, l’Inde, et ainsi appuyer les accords diplomatiques d’Israël avec ce pays… Tout cela ressemble fort à une théorie du complot, et prête donc fâcheusement le flanc aux soupçons d’antisémitisme. On peut dénoncer les incessantes tentatives de chantage à l’antisémitisme (la dernière en date étant une tribune sidérante de l’intellectuel israélien Ilan Greilsammer publiée dans Libération du 24 septembre), et admettre pourtant que ce texte-là pose problème. Cela dit, on ne pense pas non plus que Tariq Ramadan soit franchement antisémite : on veut bien le croire sincère lorsqu’il affirme au Monde (11 octobre) qu’il "n’a eu de cesse de combattre toutes les dérives antisémites parmi les musulmans en récusant, une à une, chacune de leurs soi-disant légitimations théologiques, politique (à partir de la critique d’Israël) ou ethnique", et que "l’essentiel de [son] propos est de dénoncer ceux qui, à partir d’une attitude communautariste ou pro-israélienne, proposent une lecture biaisée des enjeux nationaux ou internationaux". A sa décharge, il écrivait d’ailleurs, dans Politis du 19 juin dernier : "Si l’on prête l’oreille au discours dominant de la société arabe, une chose paraît claire : la cause de tous les maux est "Israël". (…) Or, il faut répéter que si la question palestinienne est effectivement centrale, elle ne saurait servir d’alibi. L’oppression du peuple palestinien est davantage un révélateur des dysfonctionnements du monde arabe que son unique cause."
Et pourtant, ses ennemis, pour qui l’occasion est trop belle, se répandent en propos outranciers : André Glucksmann ne peut décemment affirmer, comme il le fait dans Le Nouvel Observateur, que "ce qui est étonnant, ce n’est pas que monsieur Ramadan soit antisémite, mais qu’il ose désormais se revendiquer comme tel" : non seulement c’est faux - non, il ne se revendique pas comme tel -, mais cette entrée en matière laisse perplexe : pourquoi ne serait-il "pas étonnant" qu’il soit antisémite ? Parce qu’il est musulman ? Parce qu’il est barbu et basané ?… Ce sous-entendu est assez écœurant. Quant à Jean-Yves Camus, sur Proche-Orient.info (10 octobre), il assène avec un aplomb confondant, sans apporter le moindre élément de preuve, que Ramadan "reste totalement opposé à Israël en tant qu’Etat" et remet en cause "le droit à l’existence même de l’Etat juif". Il estime même qu’il pourrait, grâce à cela, trouver "un surcroît d’influence et de notoriété dans cette gauche altermondialiste/antisioniste que rebutait jusqu’alors sa réputation de penseur d’un islam théologiquement rigoriste" !
Les vannes sont ouvertes. Et l’on constate qu’il y a deux poids, deux mesures. Jusqu’ici, Tariq Ramadan était sempiternellement accusé de tenir "un double langage", sans que personne ait jamais apporté pour autant la preuve de sa duplicité ; on n’exclut pas la possibilité que cette duplicité soit réelle : on prend simplement acte du fait que, jusqu’à ce texte très discutable, il n’avait jamais pu être réellement pris en défaut, et que son discours - dans ses livres chez Actes Sud, dans ses tribunes - restait éminemment honorable, érudit et progressiste. Ce n’est pas le cas d’autres intellectuels, dont l’extrémisme et la virulence ne souffrent aucune ambiguïté, et qui sont pourtant totalement épargnés par les critiques de leurs confrères. Dans Le Point, BHL écrit à ses "chers amis altermondialistes" : "Je vous adjure de prendre vos distances, très vite, avec un personnage qui, en accréditant l’idée d’une conspiration aux ordres du sionisme, ne fait que jeter le feu dans les esprits et ouvrir la voie au pire. Il y va de votre probité. Il y va de nos valeurs démocratiques partagées." Or on voit au moins un autre intellectuel qui menace "nos valeurs démocratiques partagées" et "jette le feu dans les esprits", sans pour autant que BHL ou d’autres aient jugé nécessaire de prendre leurs distances avec lui : Alain Finkielkraut, qui n’avait pas craint d’estimer qu’Oriana Fallaci, dans son pamphlet ordurier comparant les musulmans à des animaux, "regardait la réalité en face" (Le Point, 24 mai 2002). Finkielkraut vient de publier un nouveau livre, Au nom de l’Autre, réflexions sur l’antisémitisme qui vient (Gallimard). Il y déplore que les progressistes persistent à voir dans le jeune descendant d’immigrés arabo-musulmans la figure de "l’Autre", et non de l’ennemi enragé, agressif, barbare et antisémite qu’il est. Tout cela, s’afflige-t-il, parce qu’aux yeux de ces naïfs, "le ventre encore fécond d’où a surgi la Bête immonde ne peut, en aucun cas, accoucher de l’Autre". A propos des manifestants contre Le Pen dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, en avril 2002, il écrit : "L’avenir de la haine est dans leur camp et non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire et non dans celui de la grimace (…). Dans le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique." Pour lui, le mouvement à combattre est carrément celui qui "pense le monde dans les termes de l’antiracisme".
Qui dénonce ces propos à la fois caricaturaux - si caricaturaux qu’on voit mal ce qui les sépare du racisme le plus cru - et irresponsables ? A nos yeux, aucun intellectuel qui se respecte ne peut à la fois diaboliser un Tariq Ramadan sans ostraciser aussi, à bien plus forte raison, un Alain Finkielkraut. Or Claude Askolovitch, dans son article du Nouvel Observateur, cette semaine, prend au contraire le parti de ce dernier (attaqué lui aussi par Ramadan) en le présentant comme un "proche de La Paix maintenant" et en s’indignant qu’on puisse faire de lui "un défenseur de Sharon". Des contre-vérités qui font bondir : étant donné l’état de La Paix maintenant, qui n’a plus de pacifiste que le nom, s’en prétendre "proche" n’engage vraiment plus à grand chose ; et surtout, vu l’acharnement constant de Finkielkraut à dédouaner Israël de ses exactions, à balayer d’un revers de main l’occupation et les souffrances des Palestiniens, il faut un certain culot pour le cataloguer comme modéré. Déployant un véritable rideau de fumée, Finkielkraut "s’intéresse plus à la critique de la critique qu’aux faits eux-mêmes", comme le formulait très justement Rony Brauman lors d’une confrontation organisée entre les deux hommes par Le Point (3 octobre). Brauman poursuivait : "Vous élaborez savamment sur les usages idéologiques des mots tels qu’occupation, ou colon, et vous renvoyez toute critique d’Israël à un mouvement général de bannissement des juifs. Résultat, vous passez par pertes et profits la situation réelle, concrète du terrain, l’occupation elle-même, pour focaliser l’attention sur les discours plus ou moins pertinents et la terminologie parfois malsaine. Mais la réalité de l’oppression est cruellement absente de votre propos."
Cela dit, au-delà de la polémique soulevée par le texte de Tariq Ramadan, il reste cette autre question : une présence spécifiquement musulmane est-elle bien judicieuse au Forum social européen ? Certes, on ne niera pas la nécessité de combattre l’islamophobie galopante, ni celle de favoriser la naissance d’un islam spécifiquement européen - et peut-être bien que les travaux de Tariq Ramadan peuvent être utiles à cet égard, d’ailleurs. Mais les forums altermondialistes sont-ils bien le lieu pour cela ? Ne devraient-ils pas se limiter à leur raison d’être : la contestation d’un ordre économique oppresseur ? Bien sûr, la défense de la diversité des cultures est une part importante du combat altermondialiste ; mais la culture n’est pas la religion. D’autre part, on peut effectivement douter de pouvoir contester efficacement le libéralisme avec les seules armes de la raison ; Tariq Ramadan ne se trompait certainement pas lorsqu’il écrivait (dans Politis) que "prôner une autre mondialisation et s’armer de la seule rationalité occidentale pour s’opposer à la marchandisation uniforme du monde est plus qu’une contradiction, un profond non-sens". On a évoqué ici même la démarche dissidente d’une Starhawk, par exemple ; de même, on peut très bien concevoir que certains fassent converger leur foi musulmane et leur engagement altermondialiste. Mais est-ce qu’on ne devrait pas laisser cela à la discrétion de chacun ? "Où sont les altermondialistes arabes et musulmans ? Comment entrer en contact avec ces millions d’acteurs du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie qui pourraient devenir de nouvelles forces vives dans le mouvement ?" interrogeait encore Ramadan, concluant : "Il n’y aura pas d’avenir pour l’altermondialisme sans un dialogue fécond et ouvert avec le monde de l’islam." Cela signifie-t-il qu’on ne peut s’adresser à un musulman autrement qu’en tant que musulman ? En voilà, un postulat bizarre… Cela ne semble en tout cas pas nécessaire, car, comme le soulignait Bernard Cassen, président d’honneur d’Attac, dans sa réponse à Ramadan (Politis du 10 juillet), "Attac est certes née en France, mais a ensuite essaimé dans le reste de l’Europe, puis dans les Amériques, au Maghreb, en Afrique subsaharienne et au Japon. Pour ne parler que d’eux, nos camarades des Attac existantes (…) du Maroc, de Tunisie, de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Burkina Faso, et ceux qui, en Algérie, en Egypte, au Liban veulent eux aussi créer des structures Attac ne participent-ils pas, eux aussi, de la diversité revendiquée par Ramadan ? J’ignore combien d’entre eux sont musulmans ou pratiquants d’autres cultes - et il y en a sans doute un bon nombre - car, dans leurs textes et leurs actions, ils ne réduisent pas leur identité à leur religion".
Intégrer les musulmans en tant que musulmans, c’est, de fait, tomber dans le piège d’une pure réactivité un peu fruste, d’une réplique bêtement symétrique, et se retrouver, pour avoir voulu répondre à l’islamophobie, à faire la promotion d’un islam - forcément - politique. C’est au pire dangereux, au mieux incongru. Cela revient à légitimer des personnalités ou des groupes qui assoient leur influence ou leur pouvoir sur la religion, ce qui nous paraîtra toujours douteux, quelle que soit la religion concernée. A cet égard, un titre de séminaire comme "théologie de la libération et islam de résistance", déposé au FSE par le MIB, ne nous inspire qu’une confiance très limitée. Sans compter qu’on ne peut ignorer les calculs qui motivent cet accueil à bras ouverts de la part des dirigeants altermondialistes : essayant, dans Politis, de les convaincre qu’il fallait entamer un dialogue entre "islam et altermondialisme", Tariq Ramadan se présentait implicitement comme l’homme qui pouvait leur permettre de toucher les jeunes des cités. Il jouait à la fois la séduction (selon Le Nouvel Obs, il leur aurait affirmé pouvoir "remplir les salles", et on est assez prêt à croire que cet argument-là a été décisif) et la culpabilisation, écrivant : "On parle de démocratie, de justice sociale, de luttes contre les discriminations à l’emploi, au logement, de refus du racisme, de la judéophobie ou de l’islamophobie alors que les populations les plus touchées (habitants des banlieues, jeunes d’"origine immigrée", musulmans) sont quasiment absentes des multiples forums où l’on pense pour eux, sans eux." Cette formulation floue est pour le moins étrange : "habitants des banlieues", "jeunes d’"origine immigrée"", "musulmans", tout cela serait donc synonyme ? Evidemment, aucun de ces termes n’est une insulte !, mais les amalgamer systématiquement, c’est faire violence à des gens qui ont droit, comme tout le monde, à une identité nuancée, complexe, dynamique, qui ne leur soit pas imposée de l’extérieur. Parmi les jeunes d’ascendance musulmane, certains peuvent souhaiter renouer avec la religion de leurs parents ou de leurs grands-parents, ou la perpétuer ; ce qui est leur droit le plus strict. D’autres peuvent ne se sentir aucun penchant religieux et souhaiter qu’on les laisse se définir autrement ; ce qui est aussi leur droit le plus strict. Juste après le 11 septembre 2001, les premières fois qu’on a entendu dire "les jeunes musulmans" pour désigner les jeunes des cités, on se souvient d’avoir bondi. Aujourd’hui, il semble que la gauche altermondialiste ait, sans forcément s’en rendre compte, intégré ce cliché, et tienne cet amalgame pour tout naturel. Voilà qui évoque un peu le temps où l’Algérie était française, et les Algériens couramment appelés "musulmans"… Dans sa tribune, Tariq Ramadan reprochait aux altermondialistes un discours "nourri par de vieux schémas coloniaux". Ne lui en déplaise, ne voir dans les jeunes des cités que des "musulmans", c’est aussi reproduire un "vieux schéma colonial".

Mona Chollet

Mona Chollet est journaliste, co-éditrice du site "Périphéries" et écrivaine ; l’article est paru sur le site Périphéries en novembre 2003