Peur et politique

, par attac92

Thomas Hobbes (1588 - 1679) fait de la peur de la mort violente la cause de la politique [1]. « Le premier fondement du droit de la nature est que chacun conserve autant qu’il peut ses membres et sa vie. […] Il a droit d’user de tous les moyens et de faire toutes les choses sans lesquelles il ne pourrait pas les conserver. [2] »
Mais comme « l’homme est animé par le désir perpétuel d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort [3], […] l’homme est un loup pour l’homme. »
Dans l’état de nature la rivalité des hommes est marquée par la peur de la mort violente et précipite la guerre de tous contre tous.
Pour échapper à cette triste condition, « dans toutes les cités ou corps politiques l’homme ou le Conseil à qui les hommes ont donné le pouvoir commun s’appelle le Souverain [en termes actuels, l’Etat], et son pouvoir, le pouvoir souverain. Il consiste dans la force et le pouvoir que chacun lui a transférés par pacte. [4] »
Le Souverain fixe les règles, punit, protège, juge. Les hommes ont conclu entre eux un pacte de sujétion pour établir l’ordre social. « La loi, c’est la parole du Souverain qui de droit commande aux autres. [5] » Désormais le juste (obéir à la loi) et l’injuste (désobéir) ont un sens. La justice n’est pas sociale, mais légale.
Hobbes y voit la source des inégalités de l’ordre social qui rompt avec l’égalité de l’état de nature, toute différence y étant infime face à la peur de la mort violente.
Chacun n’a plus à craindre les autres puisqu’ils doivent respecter les règles du Souverain qui œuvre pour éliminer la peur.
Cette peur est la raison et la limite du pouvoir du Souverain. Si la peur prévaut, le pouvoir du Souverain est menacé, les hommes ne sont plus liés par le pacte.
Si elle est abolie - ce que Hobbes exclut, la raison du choix rationnel des hommes disparaît avec elle, emportant à la fois le Souverain, le pacte et la politique puisqu’elle en est la clé de voûte.
Entre deux maux, la peur et la sujétion, les hommes choisissent le moindre : la sujétion.
Ils échangent la guerre de tous contre tous contre la tyrannie légitime porteuse de paix. L’engrenage hobbesien - rivalités, peur, pacte, tyrannie légitime - fonde la politique et lui donne moyens et fins.
Certains ont pensé que l’effondrement du Mur de Berlin annonçait le triomphe prochain du projet kantien de paix perpétuelle : un monde progressivement pacifié par le droit.
En fait nous assistons au retour des grandes peurs - du Rwanda, du Kosovo à l’Irak en passant par les attentats du 11 septembre 2001 et le vote du 21 avril 2002 en France.
Par un processus mimétique [6], la peur fait naître d’autres peurs. Les représailles-attentats succèdent aux attentats-représailles.
A l’attentat global répond la guerre totale.
Face au terrorisme, l’Etat de droit se fait terroriste.
Le mythe de la guerre sans morts cède la place à la réalité des morts sans guerre. Les linéaments de la guerre de tous contre tous se tissent sous nos yeux.
L’Etat et l’ordre social incapables d’éliminer la peur de la mort violente ouvre de nouveaux espaces à l’état de nature.
Y a-t-il quelques raisons d’espérer ?
S’adressant au peuple américain, après Pearl Harbour, Franklin Roosevelt disait : « Vous n’avez rien à craindre que la peur elle-même. »
Notre premier impératif est de comprendre les causes des rivalités et ainsi d’apprivoiser notre peur.
Le second est, à notre mesure, de proposer et d’agir pour conjurer la tyrannie légitime.
Ecartant le repli, le simplisme et le nihilisme, comprendre et agir ensemble pour détruire le mur qui nous sépare de l’Autre, pour rendre le souhaitable possible.

Alain Lecourieux

Notes

[1« De l’égalité chez Hobbes : la peur comme passion politique », Manuel Rabate.

[2Du citoyen, T. Hobbes.

[3Léviathan, T. Hobbes.

[4Eléments du droit, T. Hobbes.

[5Léviathan, T. Hobbes.

[6« Des choses cachées depuis la fondation du monde », René Girard.