CONTE ORDINAIRE en 3 actes

, par attac92

" Les malheurs de Monsieur Lepovre " ou " De la corruption du principe d’aide au développement "

Ecrit par un militant d’Attac 92

Avant-propos

Le système économique libéral en vigueur actuellement sur notre planète est d’une extrême complexité.
Comment Monsieur Tout-le-monde peut-il y voir clair sur son fonctionnement, entre des organismes comme l’OMC et le FMI d’une part, et les entreprises multinationales d’autre part ?
Quels sont les liens entre ces organismes et les pays sous-développés ?

Une vaste supercherie est en cours de développement à ce sujet : il est important et urgent d’éclairer clairement cette situation dans un langage compréhensible de tous, si l’on veut être lu et entendu ... et c’est là qu’est la difficulté, sans vouloir vulgariser à outrance par des explications trop réductrices.

La formule choisie par l’auteur est celle d’un conte, malheureusement " ordinaire " par ce qu’il a de réel, malgré la tournure imaginaire et volontairement naïve.

Acte 1 " NOUS SOMMES EN DIFFICULTE ! "

dit Monsieur Lepovre, jeune dirigeant politique de l’un des pays africains les plus pauvres de la planète.
" et je vais vous expliquer pourquoi " dit-il : nos marchandises sont pour la plupart issues de petites entreprises, notre production est donc artisanale, pour une consommation essentiellement locale...si bien que nos produits de base sont chers, par rapport aux vôtres " dit-il à Monsieur Leriche, dirigeant politique d’un grand pays occidental.

" La concurrence est inégale entre vous et nous ", poursuit-il.
" Nous ne sommes pas suffisamment compétitifs pour pouvoir exporter, et même sur le plan intérieur notre réseau de distribution est régional, voire seulement local.
Il faut ajouter que, puisque j’aborde notre situation intérieure, nous subissons de plus en plus la concurrence étrangère, en particulier la vôtre en provenance de l’Europe occidentale et des Etats-Unis.
Pour essayer de remédier à cela, nous avons besoin ... d’argent ! Oui, Monsieur Leriche, d’argent, pour que notre système de production puisse se moderniser, en investissant dans l’équipement, l’infrastructure, l’organisation de la production et des ventes, le marketing, la formation des hommes, etc...
En attendant, nous sommes engagés actuellement dans un cycle infernal : la crise économique provoque des fermetures d’entreprises, donc le chômage, donc des mouvements sociaux de plus en plus fréquents, une augmentation de la pauvreté, entraînant des révoltes entre différentes classes sociales ou ethnies, donc une instabilité politique croissante, à laquelle vient s’ajouter une situation financière catastrophique, avec tous ses effets pervers de corruption, de détournement de fonds, de circuits parallèles illicites, de développement de la mafia, etc...
Pour éviter cela, nous avons besoin d’abord et avant tout d’une aide financière importante et rapide, pour ne pas glisser sur cette pente fatale et sauvegarder autant que faire se peut nos valeurs démocratiques ".

Acte 2 " RASSUREZ-VOUS, NOUS POUVONS VOUS AIDER "

répond Monsieur Leriche. " je connais deux personnes qui peuvent vous aider : Monsieur Hèphémy et Monsieur Auhèmecé. Allez les voir en leur précisant bien que c’est moi qui vous ai conseillé de les rencontrer, et je suis persuadé qu’ils ne manqueront pas de vous venir en aide.
Voyez d’abord Monsieur Hèphémi ; vous ne pouvez pas le manquer, il travaille au Fond Monétaire International ".
C’est ainsi que Monsieur Lepovre se rend dans les locaux du FMI, où il est reçu par un homme assez sévère d’aspect, froid et distant ; " mais pour négocier une chose aussi importante ", se dit Monsieur Lepovre, " je suis prêt à faire le maximum ".
Monsieur Hèphémi lui explique alors la marche à suivre :
" Nous pouvons vous prêter l’argent dont vous avez besoin " dit-il après avoir examiné longuement le dossier que Monsieur Lepovre lui avait confié, contenant en détails toute la situation.
" Mais ceci ne peut se faire qu’à plusieurs conditions que vous devrez respecter scrupuleusement :
 pouvoir nous rembourser la somme prêtée dans les délais impartis, ainsi bien évidemment que les intérêts,
 moderniser réellement votre système de production, sous notre contrôle, pour éviter d’utiliser à d’autres fins l’argent que nous prêtons,
 pour cela, suivre les orientations de l’OMC, selon les lois du libre échange ".
" Les lois du libre échange ? " demande Monsieur Lepovre.
" Oui, précise son interlocuteur, cela signifie simplement que les entreprises étrangères qui viendraient à vendre ou à s’installer dans votre pays seront traitées avec les mêmes avantages que vos entreprises nationales ... vous verrez, vous ne pourrez en sortir que gagnant ".
" C’est bien, répond Monsieur Lepovre, j’ai confiance en vous, vous avez l’habitude de ce genre de transaction ".
" Tout-à-fait, rétorque Monsieur Hèphémi, et pour que cela se réalise dans les meilleures conditions de réussite, pour vous comme pour nous, je vais vous recommander auprès de Monsieur Auhèmecé, qui travaille à l’Office Mondial du Commerce. Il vous indiquera la marche à suivre la plus adaptée à votre cas ".
" Ils se connaissent tous, se dit Monsieur Lepovre, Monsieur Leriche m’avait déjà conseillé de rencontrer cet homme-là ".

Aussitôt dit, aussitôt fait, voici notre héros parti à l’Office Mondial du Commerce, décidé à mener son entreprise jusqu’au bout, et le plus rapidement possible.
Il est cordialement reçu par Monsieur Aumèmecé, un homme assez imposant à première vue, mais fort sympathique et somme toute très coopératif.
Après avoir pris entièrement connaissance du problème de son invité, celui-ci lui fait la proposition qui s’impose :
" Vous n’êtes pas sans savoir que vous avez tout intérêt à vous rapprocher des grandes entreprises multinationales ; elles vous apporteront toutes les garanties de solidité, donc de sécurité pour vous, pour mener à bien votre action, de façon efficace et durable.
D’autre part, ces multinationales vous assureront la meilleure compétitivité possible, grâce aux subventions qu’elles perçoivent de leurs pays d’origine, ce qui leur assure une rentabilité sans égale.
Et puis vous allez bénéficier, grâce à elles, de débouchés commerciaux au niveau international... vous serez enfin, et pour de bon, sortis du tunnel, votre peuple et vous ! "
" Tout ceci me semble bien tentant " dit Monsieur Lepovre tout en réfléchissant, " et parfaitement logique, avec le maximum de sécurité... et puis, ai-je d’autres possibilités, dans la situation difficile dans laquelle se trouve mon pays ? Oui, c’est d’accord, je suis partant ".
" Bien, je suis content pour vous que cela puisse se passer ainsi, reprend Monsieur Auhèmecé, aussi je vais vous inviter à contacter les entreprises multinationales dont voici la liste et les coordonnées des personnes à contacter. Pour ma part, je vais les appeler dès maintenant pour leur annoncer votre venue, leur présenter votre situation et leur demander d’utiliser tous les moyens possibles pour vous donner satisfaction ".
" Comment puis-je vous remercier ? " rétorqua Monsieur Lepovre, " c’est vraiment très aimable de votre part ".
" Je vous en prie, dit l’autre, nous sommes là pour ça ".

Et c’est ainsi que Monsieur Lepovre reprend son bâton de pèlerin pour faire le tour des entreprises multinationales dont il a besoin de la façon la plus urgente.

Il est reçu par les grands responsables de ces entreprises ; il n’en revient pas de côtoyer ainsi les grands patrons de ce monde, lui le jeune élu d’un des peuples les plus pauvres de la planète.
Le discours qu’il entend de la part de ces entreprises est très positif :
" Voilà ce que nous pouvons faire pour vous : nous vous proposons d’implanter certaines de nos entreprises sur votre territoire.
Pour cela, vous allez bénéficier de notre soutien pour acquérir du matériel et les équipements nécessaires, développer votre infrastructure en conséquence, utiliser des experts et des techniciens que nous allons faire venir spécialement pour vous.
Sur le plan financier, vous n’avez aucun souci à vous faire : la somme que Monsieur Hèphémi va vous prêter va être calculée de façon à ce que vous puissiez nous payer sans problème.
D’autre part, nous allons tout faire en sorte pour développer vos débouchés commerciaux, avec des prix de vente qui seront compétitifs parce que déterminés selon nos propres normes.
Par voie de conséquence, nous allons créer des emplois en nombre important, et pour cela assurer une formation professionnelle adaptée, ce qui améliorera notablement le niveau de qualification de toute cette jeune population, potentiel inestimable de votre pays.

Ainsi, grâce à ce formidable bond en avant que nous allons vous aider à franchir, votre nation sera à l’abri de l’immobilisme qui risque de vous être fatal... et vous serez considéré comme le sauveur de votre pays. Grâce à vous, la population aura retrouvé l’espoir, par la perspective d’un renouveau rapide, durable et exceptionnel, tant sur le plan économique et financier que sur le plan politique et social, assurant de concert la stabilité dont votre pays a besoin et la garantie de réussite de votre carrière politique ".

Et le temps a passé...
Retrouvons Monsieur Lepovre quelques années plus tard ...

Acte 3 " NOUS VOUS SUBISSONS ! "

clame avec force Monsieur Lepovre à tous ses interlocuteurs occidentaux.
" Cela fait des années que nous jouons en toute confiance le rôle que vous nous avez demandé de tenir sur le plan économique et commercial, et en voilà le résultat maintenant :

Vous faites disparaître progressivement notre production artisanale et le commerce local vivant de cette production. Les conséquences sont devenues innombrables et très lourdes pour notre peuple : cessations d’activités, donc pertes d’emplois et développement de la paupérisation et du chômage dans de nombreuses régions qui en avaient été jusqu’à présent relativement épargnées... avec malheureusement tout son cortège de drames familiaux et de manifestations sociales criant leur désespoir.

Vous nous avez obligés à des concentrations de population autour des sites de production que vous avez imposés, ce qui a provoqué immanquablement un exode rural et le développement de zones d’habitation hâtivement construites, insuffisantes et insalubres, avec un autre cortège tout aussi catastrophique au présent que pour notre avenir : extension anarchique de bidonvilles, pollution non maîtrisée, augmentation galopante de la misère, de l’insalubrité, des maladies, de la délinquance, de l’insécurité...

Vos entreprises multinationales font d’énormes économies " sur notre dos " en maintenant des salaires extrêmement bas, sans comparaison aucune avec les salaires pratiqués dans vos pays, à travail égal... sans parler des mauvaises conditions de travail, de la non application de règles d’hygiène et de sécurité élémentaires, de l’absence de protection sociale, de l’impuissance des organisations syndicales dans un contexte propice à leur corruption...

Vous nous avez, tous comptes faits, repris d’une main l’argent que vous nous aviez prêté de l’autre ! En effet, nous comprenons maintenant, mais trop tard, qu’il y a chez vous une parfaite collusion entre d’une part l’OMC et le FMI, et d’autre part vos entreprises multinationales. Votre système est vraiment bien rôdé : une bonne partie des sommes que vous nous prêtez est très rapidement empochée par vos multinationales pour pouvoir procéder aux investissements nécessaires... et nous devons bien évidemment vous rendre la totalité de cette somme empruntée, à laquelle viennent s’ajouter les intérêts... sous prétexte de venir à notre aide, vous êtes en réalité gagnants sur toute la ligne !
Mais ce n’est pas tout...

Vous nous avez imposé des productions soit disant " rentables ", c’est-à-dire pouvant être vendues à l’exportation, mais sur des produits dont nous n’avons pas besoin dans notre pays, et qui ont remplacé certaines productions de base nécessaires depuis toujours à notre consommation interne et dont nous arrivons à manquer. Si bien que pour arriver tout de même à nous faire consommer de nouveaux produits jusqu’alors inutiles, vous n’hésitez pas à créer de toutes pièces un besoin que nous n’avons pas, avec tout votre arsenal publicitaire s’appuyant sur les médias : campagnes d’affichage, spots télévisés, image occidentale retransmise par le cinéma, etc.
Les résultats induits sont dramatiques car vous nous obligez à importer, pour notre consommation interne des produits que nous avions autrefois en quantité, et que nous exportions même largement,

Vous détruisez ainsi progressivement nos valeurs essentielles, notre propre culture, tout ce qui constitue depuis toujours notre identité... pour nous imposer les vôtres, insidieusement, basées sur le matérialisme et le mercantilisme.

Les fonds consacrés à l’éducation et à la formation ne s’adressent pour l’essentiel qu’aux plus riches, dont l’esprit est déjà corrompu par vos valeurs libérales qui, sous prétexte de liberté, ne font en réalité qu’accroître les injustices et l’inégalité des chances.
Mais la catastrophe ne s’arrête pas là ...

Vous pouvez polluer notre pays en toute impunité ! et ceci parce que la réglementation en vigueur chez nous est bien moins contraignante que dans les pays occidentaux, voire souvent inexistante, et cela vous permet d’éviter bon nombre de dépenses inhérentes à la protection de l’environnement, ce qui fait que vous pouvez gagner de l’argent en transformant notre pays en poubelle, sans aucun état d’âme !

Vous ne nous avez pas aidé efficacement à éradiquer les maladies qui gangrènent notre continent : la variole, la malaria, le choléra, la rougeole, le sida, la méningite, la fièvre jaune ... et le monde entier assiste à l’extermination progressive d’une partie de notre continent, dans l’indifférence la plus totale...

Vous corrompez notre élite, en particulier certains de nos dirigeants politiques, en les intéressant financièrement aux résultats économiques des multinationales installées dans notre pays : appartenance aux conseils d’administration, actionnariat privilégié, avantages en nature, postes à responsabilités (voire factices) pour leurs familles, etc ... en totale opposition avec les valeurs démocratiques dont vous vous targuez pourtant !
Mais l’histoire ne s’arrête pas là...

Quand vous aurez épuisé nos ressources, vous pourrez nous abandonner à notre sort qui sera pire qu’avant votre arrivée puisque nous aurons cumulé tous les dysfonctionnements que je viens de citer : disparition de certaines de nos productions ancestrales, artisanales et locales, création de produits inutiles pour notre consommation intérieure, développement d’une économie parallèle, au détriment des modes traditionnels de production, concentrations de populations avec leurs conséquences sociales dramatiques, endettement à nouveau important, avec les risques à venir d’insolvabilité, pollution anarchique, parce que non réglementée et non contrôlée, corruption de certains dirigeants au sein des entreprises multinationales et, plus fondamentalement, déracinement culturel de la partie de la population la plus jeune et la plus active, avec une perte de nos valeurs traditionnelles qui ont pourtant toujours représenté les assises profondes de notre civilisation.

En réalité, Messieurs, vous m’avez mis dans une situation impossible vis-à-vis du peuple qui m’a élu, car nous sommes maintenant dans un total état de dépendance par rapport à vous, aussi bien financière qu’économique, commerciale, politique et sociale...
Vous rendez-vous compte ? Quelle catastrophe !

Vous avez en fait exercé sur moi une véritable duperie car, sous prétexte de venir nous aider, vous nous tenez maintenant sous votre joug, dans tous les domaines : vous avez commencé autrefois par un colonialisme économique, vous nous faites subir actuellement ce que je ne voudrais pas voir devenir une dictature "...

Et Monsieur Lepovre prit congé de ses interlocuteurs occidentaux, enrobant son silence d’un profond dégoût... ou d’une menace à venir ?

Morale de cette histoire

(en analogie avec la fable de La Fontaine " Le corbeau et le renard ") :
" Monsieur Lepovre jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus ".

Mais pouvait-il faire autrement ? Avait-il le choix ? C’est là le drame ...
A moins que ce soit plutôt la morale de la fable " Le loup et l’agneau " qui l’emporte :
" La raison du plus fort est toujours la meilleure ".
Faut-il s’y résoudre ?...