Contre les recettes libérales, les moyens existent d’une politique de santé publique efficace et égalitaire

, par Jean Gadrey

Retranscription d’une intervention au « Club Marianne » de Villeneuve d’Ascq, le 28 mai 2004

Mon intervention portera sur trois questions :

1. Est-ce que 9 % à 10 % de la richesse nationale consacrée aux dépenses de santé, c’est insupportable sur le plan économique ?

2. Est-ce que le fameux "trou" de l’assurance maladie est d’abord lié à une surconsommation de soins et à des gaspillages, de sorte que la seule solution serait de libéraliser plus pour responsabiliser plus, en demandant aux patients de payer de leur poche ce qui est considéré comme excessif, pour les inciter à consommer moins ?

3. Que peut-on proposer comme réformes nécessaires pour améliorer le système et le rendre plus efficace en termes de santé publique ?

I. Première question : 9 à 10 % de la richesse nationale consacrée aux dépenses de santé, est-ce que c’est insupportable sur le plan économique ?

La réponse est clairement négative. Bien entendu, là comme ailleurs, il n’y a aucune raison de laisser se produire certains gaspillages, par exemple certaines surconsommations de médicaments ou d’actes (j’y reviendrai). Mais la forte progression de la part des dépenses de santé dans le PIB depuis 1960 (en 1960, 3,5 % du PIB, actuellement entre 9 et 10 %) est un phénomène que l’on trouve dans tous les pays développés, pour quatre raisons qui n’ont rien à voir avec des gaspillages :

A. Plus un pays est riche, plus on y considère que la santé est un facteur majeur de bien-être, souvent cité en tête dans les enquêtes d’opinion, et faisant partie par ailleurs de droits universels, reconnus par exemple par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies.

B. Les progrès de la médecine et des soins ont un coût croissant. Parvenir à ce que les gens vivent plus vieux et en bonne forme passe par des traitements de pathologies plus lourdes qu’on ne soignait pas auparavant, ou qu’on soignait moins bien. L’espérance de vie en France était de 68 ans en 1954. Elle est actuellement de 79 ans. Onze ans de gains d’espérance de vie en un demi-siècle, c’est énorme. Mais la conséquence est que la majeure partie des dépenses de santé est désormais concentrée sur une petite fraction de personnes, celles qui sont les plus malades à un moment donné : 60 % des dépenses de santé vont à 5 % de la population, et en particulier aux personnes en fin de vie. Chaque année d’espérance de vie gagnée coûte plus cher, mais ces années gagnées sont considérées comme précieuses : coûteuse certes, mais précieuses. Et à moins de décider qu’il faut laisser tomber l’objectif de mieux vivre plus longtemps, ou qu’il faut pratiquer l’euthanasie des personnes fragiles, ou qu’il faut soigner moins bien, on peut s’attendre à une tendance durable à la progression de la part des dépenses de santé. Il est certain que quelques bonnes canicules avec des maisons de retraite sans moyens feraient baisser les dépenses de santé, mais je ne crois pas que les Français souhaitent cela...

C. Une autre raison majeure de la croissance des dépenses de santé, indépendamment de la progression de la « demande de soins », tient au fait que ce secteur fait partie de ce qu’on appelle les « services relationnels », c’est-à-dire des activités où le travail inclut une part importante et probablement incompressible de relations directes avec les patients (consultations, soins personnels...). Cette dimension du travail n’est pas mécanisable ni automatisable, on ne peut pas y réaliser des gains de productivité sur un mode industriel en remplaçant le travail humain par des machines à diagnostic et à soins personnels, sauf dans des proportions limitées. Cette caractéristique implique que les prix relatifs de tels services augmentent par rapport aux prix des biens ou des services où l’on peut réaliser des gains de productivité. La santé n’est pas la seule à être concernée par de telles hausses « normales » de prix relatifs, c’est-à-dire par une inflation plus forte que la moyenne en longue période. C’est par exemple le cas du spectacle vivant (on n’a pas réalisé de gains de productivité dans l’interprétation d’un quatuor de Mozart depuis deux siècle), de l’aide à domicile aux personnes âgées, des crêches, de l’enseignement en dépit des discours sur la possibilité de supprimer les enseignants pour les remplacer par des ordinateurs... et de bien d’autres services relationnels ou non automatisables, dont beaucoup sont des services publics.

D. Pourquoi faudrait-il se féliciter de la forte croissance économique de certains secteurs économiques, par exemple dans les nouvelles technologies, dans les loisirs, les industries de luxe, le boom des 4x4 et des piscines privées, et déplorer la forte croissance économique d’un secteur aussi essentiel pour le bien-être et pour l’emploi. ? La réponse est au bout de la question : c’est parce qu’il y a des financements publics à la clé, et que, pour la pensée libérale, le financement public est un coût, et rien qu’un coût. Or c’est économiquement faux. Les dépenses publiques, y compris en matière de santé, participent autant que les autres au dynamisme économique et à l’emploi, et par exemple les pays qui ont le plus haut niveau de dépenses publiques du monde (les pays scandinaves) n’ont pas moins de dynamisme économique, et ils ont moins de chômage. Un haut niveau de dépenses sociales, et notamment de dépenses de santé, ce n’est pas un fardeau, c’est une bonne chose aussi bien pour l’économie que pour le bien-être. Ce n’est une mauvaise chose que pour les intérêts privés, qui ne peuvent pas alors faire du profit sur cet énorme « marché » potentiel où il est plus facile qu’ailleurs de faire payer aux gens (au moins à ceux qui en ont les moyens) des prix élevés, notamment parce qu’ils considèrent que la santé est un besoin vital « qui n’a pas de prix ».

Donc, pour ces raisons et pour d’autres, il est assez normal, et à bien des égards il est sain, qu’il y ait une progression de la part des dépenses publiques de santé.

II. Le « trou » et les gaspillages

Question suivante : mais peut-on se payer une telle progression en maintenant un haut niveau de financement public, au nom d’un droit ? Est-ce qu’il n’y a pas quand même un trou énorme lié à des excès, gaspillages et surconsommations ? Est-il normal que la protection sociale finance des gaspillages ?

Réponse : il y a, ici comme ailleurs, des excès et des gaspillages, mais ce n’est pas cela qui explique qu’on soit passé de 3,5 % à 9,6 % du PIB depuis 1960, ne serait-ce que parce que des gaspillages et des excès existaient déjà il y a vingt ou trente ans. Et d’ailleurs, puisqu’on parle de gaspillages, et il faut le faire, il est clair les principaux ne sont pas liés aux comportements des patients, mais essentiellement à deux facteurs :

 Les stratégies de lobbies privés et libéraux : le lobby pharmaceutique, le lobby des cliniques privées, le lobby des assureurs, le lobby d’une fraction des praticiens libéraux. Tous ont intérêt à des comportements dépensiers et gaspilleurs. J’en reparlerai dans le cas « exemplaire » des États-Unis.

 Le système actuel de rémunération à l’acte curatif, et surtout de dévalorisation des activités de prévention, de dépistage et d’éducation. Même la très libérale OCDE estime, dans son rapport 2003 « Panorama de la santé », que « la prévention est un des facteurs essentiels de la maîtrise des coûts ». Or la France y consacre moins de 3% de ses dépenses de santé.

L’obésité, par exemple, conduit à une surconsommation médicale qui est énorme aux États-Unis, qui progresse en France et qui coûte de plus en plus cher, mais c’est une « épidémie sociale » largement liée aux inégalités sociales ainsi qu’au marketing agressif de l’industrie agro-alimentaire et de la restauration rapide, à nouveau des lobbies privés. Or, dans les projets de réforme actuels, comme on ne veut pas toucher aux intérêts privés ni aux inégalités de santé (sauf pour les renforcer), on ne risque pas de réduire les vraies sources de gaspillages.

Quant à la privatisation, c’est une source majeure de gaspillage et d’exclusion. L’exemple américain, avec plus de 14 % du PIB de dépenses de santé en 2003, est effarant : plus on privatise, plus les dépenses explosent, sauf que ce sont les patients, et en particulier les plus modestes, qui trinquent, et les groupes d’intérêts privés qui empochent la mise. 20 % des Américains (43 millions) n’ont aucune couverture sociale (ce qu’admet John Kerry). En France, cela ferait 12 millions de personnes. Privatiser c’est à la fois exclure et gaspiller. Rémunérer des actionnaires et dépenser des sommes folles en marketing pour conquérir des clients, ce que font les assureurs, les hôpitaux privés et les firmes pharmaceutiques (qui, aux États-Unis, dépensent à elles seules 2,6 milliards de dollars par an en publicité dans les journaux et à la télévision), coûte beaucoup plus que les modestes frais de gestion des Caisses d’Assurance Maladie en France. Globalement, les frais de gestion de la sécu ne représentaient que 3,9 % des dépenses totales de protection sociale en 2002 (dépenses de 467 milliards d’euros), et cette proportion a baissé depuis 1990. Aux États-Unis, entre 1997 et 2001, les prix moyens des médicaments ont augmenté de 50 %, et la progression des primes d’assurance privée de santé n’est pas moins spectaculaire (+ 13,6 % en 2003, après deux années de progression à deux chiffres...)[1] . On estime que les dépenses de santé américaines pourraient atteindre plus de 17 % du PIB en 2012 (dont plus de la moitié de dépenses privées), dans un pays qui ne vient pourtant qu’au 25ème rang mondial en termes d’espérance de vie : 76,9 ans en 2001, contre 78 à 81 ans dans 21 pays, dont la France (79 ans).

Il faut maintenant répondre à la question : le trou, quel trou ? On s’aperçoit alors d’une chose : c’est un trou entièrement fabriqué par les politiques économiques libérales pour faire passer la pilule de l’austérité, pour casser la solidarité qui est au coeur de la protection sociale, et pour favoriser tout ce qui est lucratif. Le trou, parlons-en, en quelques chiffres :

a. D’abord, en 2000 et 2001, comme le chômage et la pauvreté ont reculé, la sécurité sociale était bénéficiaire, et très largement (autour de 11 milliards d’euros d’excédent). Le trou de la sécu, c’est donc aussi l’indice du retour du chômage de masse, de la pauvreté et des inégalités. À côté de cela, les fameux gaspillages sont très relatifs.

b. Mais surtout, le déficit de l’assurance maladie c’est selon les estimations entre 11 et 14 milliards d’euros en 2003. Cela peut sembler énorme. Or tout montre qu’on a délibérément créé ce déficit en privant l’État et la sécurité sociale de recettes au nom de principes libéraux. Premier chiffre : depuis 1998, le total des baisses d’impôts directs et indirects décidées d’abord par la gauche, puis par la droite, cela fait 30 milliards d’euros de moins par an dans les caisses publiques, soit plus de deux trous de l’assurance maladie. Second chiffre : depuis 1992, le total des baisses de cotisations patronales sur les salaires représente 20 milliards d’euros de moins par an dans les caisses de la sécurité sociale : un trou et demi ! Si encore ces baisses de cotisations avaient permis de créer beaucoup d’emplois, on pourrait admettre, mais ce n’est nullement le cas.

Troisième et dernier chiffre : la richesse nationale, la valeur ajoutée nationale, est divisée en une part de salaires et cotisations sociales, et une part de profits. Depuis le début des années 80, la part des salaires directs et indirects n’a cessé de diminuer, et celle du profit d’augmenter. En gros, les profits sont passés de 23-24 % à 31-32 % de la valeur ajoutée nationale. 7 à 8 % de la valeur ajoutée nationale transférée des salaires aux profits ! Or savez-vous combien représente seulement 1 % de la valeur ajoutée nationale actuelle ? 14 milliards d’euros, tout juste ! On a donc transféré des salaires aux profits 7 à 8 fois le trou actuel de l’assurance maladie ! Plus de 100 milliards d’euros. La stratégie du néolibéralisme vise essentiellement à augmenter le plus possible la part de la richesse qui va au profit, et la part des activités économiques qui va au secteur privé lucratif. C’est très exactement l’objectif de l’OMC et de l’AGCS. Cette stratégie a incontestablement gagné des points au cours de cette période, après en avoir perdu dans les années 70. Mais, ce faisant, elle a creusé aussi bien le trou de l’assurance maladie que le trou des retraites et celui de l’UNEDIC. Voilà donc pour ce fameux trou. Il n’a pratiquement rien à voir avec les comportements des patients. C’est un trou fabriqué par des stratégies de répartition entre salaires et profits, de fiscalité et de cotisations sociales, et de politiques salariales qui ont vu le retour en masse des emplois dits non qualifiés, les moins payés.

III. Des réformes nécessaires... à l’opposé de celles qui se préparent

Deux mots seulement pour terminer sur le type de réforme qu’ATTAC propose et met en débat en relation étroite avec de nombreux syndicats. Je me limite à cinq points parmi beaucoup d’autres.

A. Il faut faire progresser les recettes publiques avant tout, et pour cela il suffirait de récupérer, dans le partage des richesses, une partie du terrain perdu en vingt ans pour qu’il n’y ait plus le moindre trou. Le problème de la sécu est d’abord un problème de partage des richesses. Comment ? Il y a sur ce point débat entre ceux qui préféreraient une hausse des cotisations patronales, un élargissement de l’assiette des cotisations, pouvant aller jusqu’à l’assiette de la valeur ajoutée, la taxation des flux financiers, le recours à l’impôt progressif sur le revenu... Mais en réalité quelle que soit la solution (et des solutions mixtes sont possibles), ce qui compte est de savoir si le résultat conduit bien à déplacer le curseur de la répartition de la richesse nationale en direction des salaires et des cotisations sociales, en assurant à tous des soins de qualité, sur une base fortement redistributive.

B. Mais il ne suffit pas de réfléchir sur le plan comptable, même si c’est nécessaire. Il faut penser système de santé et pas seulement système de soins. Cela veut dire accorder un poids beaucoup plus important à la prévention, au dépistage, à la médecine scolaire, du travail, à l’éducation sanitaire, à contrer les lobbies dépensiers. Ce serait économiquement efficace : on pourrait mieux soigner pour le même prix et mieux se porter. Et on pourrait (et probablement on devrait) dépenser plus, car les besoins insatisfaits restent énormes, en dépensant mieux.

De même, le fait de penser en termes de système de santé devrait conduire à des politiques de réduction d’inégalités de santé, souvent fondées sur des inégalités économiques et sociales et à des inégalités de conditions de travail. Des inégalités qui coûtent cher, indépendamment du jugement moral que l’on peut porter sur elles. Dans la dernière version du BIP 40 (Baromètre des Inégalités et de la Pauvreté), les statisticiens qui ont mis au point cet outil sérieux et remarquable font un constat effarant : en 1970, l’espérance de vie des cadres était supérieure de 5,5 ans à celle des ouvriers qualifiés. L’écart devait se réduire un peu jusqu’en 1982, où il était de 4,8 ans. Il n’a cessé de progresser depuis, pour atteindre 8 ans en 2002 ! Bravo ceux qui nous disent que les inégalités se sont fortement réduites en France depuis 30 ans ! En tout cas pas en matière de santé !

C. Il faut aussi sans doute réfléchir aux effets pervers du système de rémunération fondée uniquement sur le paiement à l’acte, car il ne risque pas de favoriser la prévention et il a parfois tendance à faire marcher la machine à acte d’une façon indéfendable. De même, on ne peut accepter une situation de quasi-liberté d’installation qui fait que, selon les départements, le nombre de spécialistes par habitant varie de 1 à 4, ce qui conduit évidemment certains à se rattraper sur les actes.

D. Il est tout à fait possible d’avoir une assurance maladie obligatoire qui rembourse 100 % des soins utiles, sans assurance maladie supplémentaire. Ce n’est pas utopique du tout. Cela fonctionne déjà presque ainsi en Alsace et Moselle, sur la base d’une cotisation supplémentaire sur les salaires.

E. Il faut créer un très gros pôle public de recherche pharmaceutique, pour ne pas laisser l’industrie pharmaceutique décider de ce qui doit être développé, fixer des prix exorbitants, et se désintéresser de certaines maladies sur une base de pure rentabilité. Il faut lire à ce sujet le livre édifiant de Philippe Pignarre, Les grand secrets de l’industrie pharmaceutique, à La Découverte.

[1] Le quotidien Voltaire du 24 mai 2004 fournit les sources américaines de ces chiffres.