Pandémie de covid-19 : discours d’un PDG de multinationale à ses actionnaires

, par Leonard Michelet

Tous les PDG ne sont pas aussi cyniques que celui qui tient le crachoir… celui-ci considère la pandémie comme une aubaine. Il faut bien dire que leur nomination et leur rémunération les incitent fortement à se comporter ainsi. On change ça ?

[*Dans son discours devant les principaux actionnaires (reproduit ci-dessous), le PDG d’une multinationale communique sur les actions prises par le groupe pour, d’une part atténuer les effets de la pandémie qui pourraient impacter le montant des dividendes ou la valeur de l’action et, d’autre part profiter des opportunités créées par cette crise. Sous une forme humour noir, un décryptage d’un certain mode de pensée.*]

Chers membres majeurs du conseil d’administration, bonjour.
Je vous ai réunis pour ce conseil extraordinaire informel afin de partager avec vous les mesures à prendre pour faire face à la crise du covid-19. Je ne vous apprendrai pas que notre groupe, premier producteur mondial de zouingues [1] et produits associés est fortement affecté par la conjoncture économique actuelle. Je vais faire un rapide rappel des circonstances extérieures et des risques associés puis vous brosser un tableau des opportunités.

Que nous arrive-t-il ?
Le marché des zouingues est directement affecté par les mesures de fermeture de la plupart de nos distributeurs, malgré nos efforts auprès des politiques pour faire reconnaître le caractère nécessaire et essentiel des zouingues, si ce n’est sur le plan matériel, du moins sur les plans psychologique et philosophique. Par ailleurs, avec le confinement, nos clients ne sont guère enclins aux achats de ce genre et cela a engendré une certaine atonie [2] du marché. Pour être clair, le marché des zouingues s’est contracté de 2,5 points en moyenne mensuelle glissante sur les quatre premières semaines de confinement et notre chiffre d’affaire a suivi la même régression.
D’un autre côté, une part importante de nos équipes [3] réclame pour travailler des mesures sanitaires peu compatibles avec notre productivité. En effet, on ne va pas pousser les murs de nos usines pour respecter les distances sanitaires, ni leur fournir des masques à tous. Certains vont même jusqu’à vouloir rester chez eux !
Ces deux points, baisse du chiffre d’affaire et moindre motivation pour le travail, nous ont fait recourir à l’activité partielle pour 80 % de nos équipes : ils ne travaillent pas et nous ne les payons pas. Il convient par contre, et nous en avons convaincu nos « partenaires » [4] sociaux, que les 20 % encore à pied d’œuvre assurent au moins 53 % de la production afin d’amortir les installations et ainsi de maintenir une profitabilité raisonnable. Nous avons beaucoup communiqué sur la survie de l’entreprise et la nécessité d’un effort conjoncturel. Nous sommes très satisfaits du résultat et la hausse actuelle de la productivité nous offre des perspectives d’amélioration intéressantes pour « le jour d’après ». La situation nous a aussi permis de tester le télétravail, solution de réduction des frais fixes, que jusqu’à présent nous n’avions mis en œuvre que de façon marginale sur des cas particuliers.
Je ne vous parlerai pas de la proposition du gouvernement de ne pas verser de dividendes cette année, cela s’adresse à des entreprises moins soucieuses que nous de leur actionnariat.

Quel sont les risques et comment les éviter ?
Certains de nos clients risquent de prendre conscience qu’ils peuvent se passer des zouingues. Le sujet est complexe [5] et il vaut mieux anticiper par une campagne de publicité ciblée.
Il est probable qu’après un long temps de repos forcé, nos équipes éprouvent des difficultés à reprendre le rythme. Ceux pour qui l’activité aura été plus intense vont se dire fatigués et voudront ralentir. On peut donc s’attendre, à la reprise, à une crise de motivation que nous allons déminer par un séminaire des cadres. Les « partenaires sociaux » risquent aussi de vouloir réaffirmer leur importance après cette période où ils auront fait profil bas (juste pour l’humour [6] : ils sont tous en activité partielle, pas de travail et pas de salaire de notre part, c’est un peu comme une mise à pied).
Enfin, nos experts en marketing ont détecté le risque d’une exigence écologique sur nos produits (durabilité, protection de l’environnement en fabrication et après usage). Personnellement je ne suis pas convaincu de la pertinence de ce risque car nous avons déjà bien communiqué sur le sujet dans le cadre de la plateforme pour la responsabilité sociale des entreprises. Si besoin il faudra insister. Au pire, on pourra envisager de créer une filière de recyclage pour communiquer que les zouingues sont recyclables ; ceci peut être fait à coût minime : le flux recyclé sera négligeable faute d’une filière de collecte donc un atelier avec peu de moyens suffira et on le fermera rapidement car il ne sera pas assez alimenté.

Quelles opportunités ?
Des subventions : l’activité partielle c’est bien, cela nous dispense des salaires, mais il faut aussi maintenir le niveau de bénéfice. Ce n’est pas parce qu’il y a une pandémie que votre investissement dans notre groupe doit être pénalisé : vous n’y êtes pour rien. Donc, pour éviter la catastrophe, il nous faudra l’aide de l’État, ce qu’a promis le gouvernement, et nous en appelons à l’influence que vous, nos actionnaires majeurs, avez sur le gouvernement pour lui faire tenir parole.
Nous avons déjà déclaré au sein du MEDEF que la situation économique de notre groupe était critique et que nous envisagions des licenciements [7]. Mais ne vous inquiétez pas, la valeur des actions sera maintenue [8], le groupe procédera, si nécessaire, à un rachat massif, mais cela nécessite des liquidités et ce sera plus facile avec les subventions.
Je vous l’ai déjà dit, la situation actuelle a amélioré la productivité de nos équipes. Nous allons étudier comment prolonger cet état de grâce. Je distingue deux axes majeurs. D’une part, la réduction des coûts non essentiels, à savoir la sécurité des personnes, le dialogue social, la protection de l’environnement, tous les chantiers d’aménagement des locaux et une partie de la maintenance, toutes activités non essentielles qui, aujourd’hui, sont passés au second plan. Et d’autre part, la productivité individuelle, car la peur de passer en activité partielle est salutaire (pour ceux d’entre vous qui l’ignorent, cela fait baisser leur salaire de 20 à 50 %, selon les primes). Vous noterez la cohérence avec notre menace, précédemment citée, de recourir aux licenciements puisqu’une amélioration de la productivité se traduira automatiquement par un redimensionnement de nos équipes.
Bien sûr, le projet « développement durable » que la politique autour du réchauffement climatique nous avait imposé n’est plus une priorité, il y a bien plus urgent : la durabilité du groupe en tant que société d’actionnaires. Pour ce qui est du climat, notre groupe pourra s’en soucier lorsque son avenir sera définitivement assuré.

Conclusion
Pour le présent, les effets de la pandémie actuelle seront assez confortablement amortis par l’État d’une part et par nos équipes d’autre part. Et pour l’avenir, nous pourrons tirer les leçons de cette expérience, cette crise nous a fourni l’occasion d’expérimenter l’allégement de certains coûts non productifs.
Certains disent que c’est le capitalisme mondialisé qui a généré ce type de pandémie. Je n’y crois pas mais, entre nous, ça n’aurait pas été une mauvaise idée.

Notes

[1Les zouingues sont des produits dont on peut se passer mais qui se vendent bien grâce à nos campagnes de publicité et aussi parce que, comme ils ne durent guère, il faut les remplacer souvent. {Au choix du lecteur}

[2L’atonie, c’est « la diminution de l’élasticité des tissus contractiles », pas vraiment opportun ici, mais le mot est joli, et les administrateurs aiment bien que j’utilise des mots inusités. Moi aussi. C’est mon côté puéril.

[3« nos équipes » désigne les effectifs du groupe, ce que les syndicats appellent « les salariés » ; il est plus poli de parler du « redimensionnement de nos équipes » que du « licenciement de salariés ».

[4Avec une pause avant le mot, puis sur un ton ironique, mains à hauteur du visage, en pliant et dépliant l’annulaire et le médius de chaque main, pour que les actionnaires arborent un sourire convenu de connivence. La gestuelle est importante, certains actionnaires ont tendance à se crisper rien qu’à l’idée de syndicalisme.

[5Sujet complexe signifie que je n’en sais rien et que je n’ai pas l’intention de faire le moindre effort pour en savoir plus.

[6Je n’aborde jamais le sujet « syndicat » sans mise à distance ou humour, voir note précédente

[7Et là, c’est bien ce mot peu corporate qu’il faut utiliser pour faire peur.

[8Avec mes stocks options je suis personnellement intéressé, alors je peux vous assurer que ça va se faire.