Notes de lecture n°11 - La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques - Michel Kokoreff

, par Jean-Paul Allétru

Notes de lecture 11
novembre 2011

Les « Notes de lecture » sont une publication apériodique.

La drogue est-elle un problème ?
Usages, trafics et politiques publiques 

Michel Kokoreff
Petite bibliothèque Payot
300 pages 9 €
Mai 2010
(notes de lecture de J-P Allétru)

Les drogues constituent à l’évidence un problème social. Elles font peur, inquiètent, et légitiment par là même les discours et les dispositifs les plus durs.

Pourtant, fumer un joint dans la rue, avaler une pilule d’ecstasy lors d’une soirée, prendre de la cocaïne en diverses occasions, voilà des conduites répandues aujourd’hui dans tous les milieux sociaux.
Sans doute les drogues peuvent être dangereuses, en particulier parmi les adolescents, comme les accidents de la route, les tentatives de suicide, les actes de violence, mais aussi les contaminations par VIH nous le montrent.

Cependant, c’est le cas de toutes les drogues, alcool et tabac compris. Et n’est-il pas réducteur de considérer simplement les consommations de produits modificateurs des états de conscience en termes de dangerosité (des substances, des usages, des incitateurs), sans prendre en compte le fait qu’elles sont des supports de sociabilité, sources de plaisirs, d’échanges et d’expérimentations ?

Comment sortir de cette schizophrénie collective ? Car elle produit des effets de blocage, là où il faudrait agir. Il est nécessaire de porter un autre regard sur les drogues, plus pragmatique, mieux informé, plus équipé. C’est à cela qu’ armé des outils du sociologue Michel Kokoreff entend, par ce livre, contribuer.

Depuis la fin des années 1990, les trafics de stupéfiants et le blanchiment de ces profits ont continué de prospérer. Les productions n’ont cessé de croître dans les pays producteurs que sont l’Afghanistan (pavot à opium), la Colombie (cocaïne), et le Maroc (cannabis). Le commerce illicite de drogues continue de jouer un rôle de premier plan dans les domaines économiques (Italie, Argentine, Mexique, Birmanie), les conflits locaux (Turquie, Kosovo,Congo) et la criminalisation de l’Etat (Russie, Pakistan, Nigeria).
En France, l’économie parallèle est omniprésente dans l’espace public de certains quartiers, tout à la fois paupérisés, stigmatisés, ségrégués et ethnicisés, les drogues étant quasiment en vente libre, au vu et au su de tous. Mais les réseaux de trafics et de deal se retrouvent aussi, bien que de façon plus discrète, dans d’autres parties de la ville (espaces publics de l’hypercentre, à proximité des « bons lycées », appartements chics des « beaux quartiers »).
Les Etats ont tenté de faire face à ces phénomènes. Alors que les grandes nations occidentales ont maintenu le régime prohibitionniste en vigueur depuis le début du XXe siècle, et en ont étendu la rigueur par une intense production législative, les consommations sont devenues plus massives pour ouvrir de nouveaux marchés lucratifs générant d’énormes profits mais aussi des violences systémiques légitimant le renforcement de l’appareil répressif. Ainsi la boucle est bouclée. Les interpellations flambent, les prisons sont pleines, la criminalisation des petits usagers et revendeurs va bon train, quelques têtes de réseau tombent, mais néanmoins les trafics perdurent, comme si ces politiques n’avaient pas d’incidence réelle. La « guerre à la drogue » est un échec. La lutte antidrogue serait-elle une rhétorique servant de paravent à des intérêts politiques et économiques autrement plus cruciaux ?

Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les autorités commencent à s’inquiéter de l’usage de l’opium. Mais le véritable tournant se situe dans les années 1960 avec le développement des mouvements de contestation sociale au sein des mouvements étudiants en particulier. 3000 interpellations relatives à la législation sur les stupéfiants en 1972, 10 000 en 1979, 33 000 en 1989, 100 000 en 2000 !... D’un attribut culturel des populations des classes aisées, la drogue est devenue un « fléau social ».
Dans les années 1980 et 1990, le couple héroïne /sida fait des ravages. La diffusion de l’héroïne a endeuillé durablement les familles et dissuadé la génération des plus jeunes de consommer. De 1996 à 1999, le nombre d’usagers d’héroïne interpellés chute de 14 586 à 6 133 (-68 %) ; dans le même temps, les interpellations de cannabis passent de 62 % à 80 % des interpellations. C’est le passage à une police du cannabis. La récurrence des discours sécuritaires alimente les amalgames entre « drogue » et « délinquance », notamment à travers la focalisation sur la situation dans les « banlieues » et les comportements des jeunes issus de l’immigration

En 2005, en France, on estimait à 1,2 millions le nombre d’usagers réguliers (mensuels) de cannabis et 550 000 usagers quotidiens. Les semi-grossistes (entre 700 et 1 000 personnes) gagneraient jusqu’à 550 000 € par an ; les fournisseurs (entre 6 000 et 13 000) gagneraient jusqu’à 76 000 € par an ; enfin les dealers de rue (entre 58 000 et 127 000) gagneraient entre 4 500 et 10 000 € par an.
On estime à 250 000 et à 200 000 le nombre d’usagers occasionnels (dans l’année) respectivement de cocaïne et d’ecstasy.
A 17 ans, la moitié des garçons et 40% des filles ont consommé du cannabis au moins une fois dans leur vie. Quant à la consommation d’alcool, à 14 ans, un garçon sur 4 et une fille sur 5 ont déjà été ivres ; à 17 ans, c’était le cas de plus de 2 garçons sur 3 et d’une fille sur 2, en 2000.

[Les notes qui suivent ne prétendent pas fournir un résumé de l’ouvrage,très riche en exemples et récits, auquel le lecteur intéressé se reportera. Elles ne font que reprendre les informations et analyses qui ont particulièrement retenu mon attention. JPA].

La diffusion de l’héroïne dans les banlieues, dans les années 1980, est à relier au contexte d’effondrement du marché du travail (désindustrialisation, délocalisation), de décomposition du monde ouvrier, de ségrégation sociale et ethnique.
La revente d’héroïne apparaît comme une ressource pour ceux qui ont été incarcérés à plusieurs reprises.
L’expérience de vie est ponctuée par les allers et retours en prison, la prison faisant partie d’une trajectoire plutôt qu’elle ne constitue une rupture. On sait depuis Foucault que la prison est une machine à produire de la délinquance, et par là, un lieu de socialisation « déviante ».
« Quand on sort de prison, on est assommé par les dettes (au Trésor public, aux HLM, les crédits qu’on avait pris avant) ». S’ajoute à cela la fragilité administrative pour les ressortissants de nationalité étrangère qui rencontrent des difficultés à renouveler leur carte de séjour, sans parler de ceux qui sont menacés d’une expulsion du territoire en tombant sous le coup de la « double peine ». Comment trouver un travail légal face au racisme des employeurs et aux effets du stigmate judiciaire ?

Les marchés de l’héroïne et de la cocaïne ont tiré parti des ressources offertes par cette armée de réserve de jeunes sans avenir, déscolarisés, sous influence, chômeurs ou travailleurs précaires, avides de prendre place dans la société de consommation et de s’en approprier les signes les plus valorisés.

Dans le cas du cannabis, usage et revente vont de pair. En revanche, selon une opinion fréquemment entendue, il est incompatible de revendre et de consommer de l’héroïne.

La loi de 1970 (socle juridique des politiques publiques relatives à la drogue) comporte un volet répressif (pénalisation de l’usage, y compris privé, ce qui était une nouveauté), mais aussi un volet sanitaire (possibilité pour les toxicomanes de se soigner dans des centres de soin.
D’emblée, les critiques n’ont pas manqué. Les effets pervers de la prohibition ont été soulignés : la délinquance qu’elle induit, les risques liés à la circulation de produits coupés (première cause des overdoses), la non-prise en charge par les structures spécialisées des populations socialement marginalisées, le silence quant à l’existence des liens entre risques infectieux (sida, hépatites) et expérience de la toxicomanie, les obstacles à la mise en cause d’une véritable politique de réduction des risques sanitaires et sociaux.
En matière de santé publique, les programmes d’échanges de seringues, de vente de stéribox, se sont développés au début de la décennie 1990, dans un contexte marqué par l’ « effet sida ». Le rapport Henrion recommande un développement rapide d’une politique de réduction des risques. Les traitements de substitution au Subutex connaissent une forte progression.

Mais contrairement aux idées reçues, l’usage simple reste incriminé de façon significative, et surtout évolutive. Ainsi en 2007, les poursuites pénales ont débouché dans près d’un cas sur deux sur une peine d’emprisonnement, alors qu’en 2005, dans deux tiers des cas, une autre forme de sanction était privilégiée.

La répression de l’usage de cannabis est plus forte au sein des juridictions des villes moyennes de province. En région parisienne, on observe une dépénalisation de fait de ces pratiques.
La répression de l’usage et du trafic de stupéfiant constitue une stratégie de gestion de l’ordre public dans les cités. A l’inverse, la répression du trafic organisé est moins valorisée parce plus difficile et chronophage.

Qu’est-ce que la « toxicomanie » sinon le symptôme d’une souffrance psychique qui remonte à l’enfance ? Qu’est-ce que l’engagement dans un trafic de drogue sinon l’attrait de l’argent et un désir d’autodestruction latent ?

La filière pénale a été priée d’absorber les « classes dangereuses au fur et à mesure que grandit la peur bourgeoise. »

L’Espagne est, depuis les années 1980, une tête de pont pour toute l’Europe ne matière de drogue : le cannabis en provenance du Maroc et la cocaïne d’Amérique latine et des Antilles y transitent.

Le fait majeur de notre enquête sur les juridictions de Bobigny et de Nanterre est la reconversion du grand banditisme dans le trafic de drogues, d’abord de cannabis dans les années 1980, puis de cocaïne la décennie suivante.

Ce qui est frappant, c’est le contraste entre la stigmatisation de la recherche de ces paradis artificiels [psychotropes] et la bienveillance dont bénéficie la culture de l’ivresse en France. Pourtant la mortalité due à l’alcool (40 000 personnes par an) est autrement plus inquiétante (sans parler du tabac)…
Comment concilier au sein d’une politique publique cohérente et pragmatique des préoccupations d’ordre public et de santé publique ?

Aux Etats-Unis, 56 % des détenus dans les prisons fédérales étaient condamnés pour infractions liées à l’usage de drogues. En France et en Allemagne, plus d’un tiers des détenus auraient été condamnés pour des infractions en relation avec leur dépendance aux produits stupéfiants ou aux violences y étant associées.

Tout se passe aujourd’hui comme si, en France, le débat public et politique sur les drogues était devenu impossible.
Ce n’est pas le cas chez nos voisins européens, en Hollande ou en Allemagne par exemple, et plus encore aux Etats-Unis (le débat de 2009 sur la légalisation de la marijuana a suggéré les limites du modèle prohibitionniste et la façon d’envisager d’autres modes de régulation des usages de drogue).
Et cela n’a pas toujours été le cas dans notre pays.
En 1990, Michel Rocard présente un projet antidrogue qui comporte, à côté du volet répressif, le doublement des lits disponibles dans les centres d’accueil pour toxicomanes. Claude Olievenstein dénonce la « carence désastreuse » d’actions sociales, pédagogiques, scolaires, l’absence d’une politique de la jeunesse à la mesure des enjeux : « la lutte contre la toxicomanie qui, dans une spirale sans fin, met en place mesures d’exception sur mesures d’exceptions, finit par être plus dangereuse que l’usage des produits toxiques, car c’est la liberté qui est en manque ».
En juin 1993, Charles Pasqua appelle à un « grand débat dans le pays et au Parlement » sur la question de la dépénalisation des drogues dites « douces ».
En 1994, le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et la santé, présidé par Jean-Pierre Changeux, propose une nouvelle classification des substances ayant un effet pharmacologique sur le système nerveux central, de l’alcool à l’héroïne en passant par le cannabis et les médicaments. Il plaide pour une « réglementation qui, d’un côté, permette un contrôle des produits et de l’accès aux produits, dans l’intérêt de la santé publique, et qui, d’autre part, sanctionne de façon proportionnée l’abus et le tort fait à autrui. »
En 1995, le rapport Henrion se prononce en faveur d’une expérimentation de la suppression des peines de prison pour les usagers de cannabis. La ministre de la santé Simone Veil enterre le rapport…
En 1997, lors des Rencontres nationales sur l’abus des drogues et la toxicomanie, la loi de 1970 est remise en cause (« la répression aggrave l’exclusion et génère un frein à l’insertion », « la clandestinité rend toute prévention impossible »). Les mesures autorisant la vente et la distribution des seringues, la délivrance des produits de substitution commencent à porter leurs fruits (chute de la mortalité par surdose, chute de la mortalité par le sida). Le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement exclut cependant toute forme de légalisation.
En 1998, un groupe d’experts présidé par le professeur Roques propose de distinguer trois groupes de substances : le premier, celui des plus dangereuses, associe l’héroïne, la cocaïne et l’alcool ; le second regroupe les psychostimulants, les hallucinogènes et le tabac, ainsi que les benzodiazépines ; dans le troisième groupe, on trouve le cannabis. Ce dernier est loin de présenter tous les dangers qu’on lui prête : aucun décès recensé après intoxication aiguë isolée, signes somatiques aigus souvent mineurs, altération réversible de certaines performances psychomotrices et cognitives (mais risque de cancer en cas de consommation régulière).
La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les toxicomanies (MILDT) présidée par Nicole Maestracci met en œuvre un plan triennal de prévention des dépendances et de lutte contre la drogue.
En 2001, le Conseil national du sida, constatant que la répression entre en contradiction avec les impératifs de santé publique, recommande la « levée de l’interdiction pénale de l’usage personnel de stupéfiants dans un cadre privé ». En vain.
Depuis 2003, on assiste à un spectaculaire retour en arrière : durcissement des mesures répressives, peines plancher (une personne en train d’acheter 2 g de cannabis encourt, en cas de récidive, une peine de 2 ans d’emprisonnement ferme).

Pour l’hebdomadaire britannique The economist, qui constate que « la guerre contre les drogues est une catastrophe , puisqu’elle a créé des Etats défaillants dans le monde en développement sans parvenir à enrayer la consommation dans les pays riches », « la moins mauvaise des solutions est de légaliser les drogues ». Contrairement aux idées reçues, cela n’entraînerait pas d’augmentation de la consommation. L’action publique serait réorientée vers la réduction des risques et la prévention des abus.

[Avec l’objectif affiché de protéger les consommateurs contre eux –mêmes, on conduit une politique coûteuse, inefficace. Ne serait-il pas raisonnable de traiter le cannabis, et autres substances qualifiées de « drogues » de la même façon que l’on traite l’alcool et le tabac ? Grâce à la politique de prévention, la consommation d’alcool et de tabac diminuent.
Il faudrait diffuser une information objective sur les effets ressentis quand on consomme les différents produits, et sur les conséquences des usages de ces produits - risques d’addiction, risques de maladies, d’accidents, … JPA]

Courrier des lecteurs

Réaction aux notes de lecture 11 relatives à l’ouvrage « la drogue est-elle un problème ? » de Michel Kokoreff

F. V. : Merci pour ces notes régulières.

Eric Colas : en tant que psychothérapeute de toxicomane depuis 15 ans, je trouve ces notes de lectures assez correctes quant à la situation sociale, pénale et sanitaire.
Si je n’ai jamais partagé l’avis comme quoi la drogue c’était mauvais, je constate tout de même que ça permet que la souffrance psychique soit transitoirement amoindrie et le malaise de se dire.
Néanmoins, il ne faut pas minimiser les dégâts que cette solution occasionne. D’autres solutions existentielles existent qui sont moins dangereuses, mais le sujet n’est pas libre des solutions qu’il choisit : il prend celles qui se présentent à lui (déterminisme freudien).
Merci pour ce texte : ça fait du bien qu’on en parle pour décrire le phénomène et la lutte contre la drogue initiée par Reagan en 1984 et qui participe du discours du maître néolibéral et du remplissage des prisons par discrimination d’une population à qui l’on refuse d’autres formes d’expression du malaise dans la civilisation (S. Freud).

P.M. : Rien de nouveau sous le soleil, à part la confirmation depuis longtemps annoncée de l’échec des politiques répressives.
Il y a presque 20 ans, j’avais initié une polémique sur ce thème dans la revue *** [revue médicale]