Ville (la) : reflet du corps social

, par attac92

LA VILLE : REFLET DU CORPS SOCIAL

La politique de la ville fait régulièrement l’objet de grandes envolées, consultation d’architectes médiatiques, lancement d’études, « Banlieue 89 », « Grand Paris », etc qui tombent quelques mois plus tard dans un oubli à peu près total, sans avoir résolu les vraies difficultés de nos villes. Si les politiques et les urbanistes ont un rôle dans l’organisation et le développement des villes, ce rôle est limité par notre dépendance à un modèle social et économique dominant. Je tenterai ici de montrer que les dysfonctionnements que l’on vit quotidiennement dans notre vie urbaine sont l’image de ceux du système libéral qui nous est imposé. La ville n’est que le reflet du corps social, et il est un peu vain de vouloir changer la société en changeant la ville.

L’URBANISATION DANS LE MONDE ET EN FRANCE
L’expansion urbaine est générale. La moitié de la population mondiale habite en ville et cette proportion s’élève à 80% dans les pays développés. Les villes concentrent la grande majorité des pouvoirs économiques :
Le PIB de la seule ville de Tokyo (pour environ 35 millions d’habitants) est équivalent à celui de la France entière. Celui de New-York à celui de la Chine et celui de Paris à celui de l’Inde. Ce qui montre à la fois l’importance capitale des villes dans le monde moderne, leur dépendance à l’égard du système économique dominant et les disparités considérables entre les pays dits développés et les pays émergents.

En France, la population urbaine a absorbé depuis le milieu du XXe siècle la totalité de la croissance démographique. Elle est passée en cinquante ans de 40 à 60 millions d’habitants, et si la population rurale est à peu près restée stable, les 20 millions supplémentaires se sont tous répartis dans les villes. Celles-ci sont donc en majeure partie de construction récente, et elles matérialisent dans l’espace tous les dysfonctionnements de notre vie sociale, et en particulier les inégalités.
Situation que l’on retrouve dans les pays émergents, où les distorsions sont flagrantes entre les plus riches qui vivent dans des quartiers relativement bien équipés et les pauvres dans des bidonvilles. Ceux-ci occupent dans ces pays la plus grande partie du territoire urbain.
Dans les pays développés cette situation n’est pas nouvelle, mais elle a explosé à l’époque industrielle avec le développement du salariat. À Paris, la riche bourgeoisie s’est installée dans les quartiers centraux, en particulier dans les quartiers neufs Haussmanniens, et la population ouvrière dans les banlieues industrielles.
Cette ségrégation s’est poursuivie de nos jours, sous une forme un peu différente, la désindustrialisation progressive des banlieues a permis de récupérer des terrains au bénéfice des classes moyennes, les plus favorisées restant dans les centres. De même la désaffection pour l’habitat collectif médiocre des années 70 a généré une demande massive d’habitat individuel modeste répandu sans mesure autour des villes.

La mixité sociale est une ambition généreuse souvent mise en avant par les politiques et les urbanistes, mais elle est toujours déjouée par le jeu du marché (celui des valeurs foncières).
Par les pratiques aussi : La répugnance des classes favorisées à côtoyer les moins aisées, mais aussi les enjeux électoraux qui conduisent les élus locaux à favoriser tel ou tel type d’électeurs.

La volonté de répartir l’habitat dit « social » sur toutes les communes, et en particulier sur les plus aisées est explicable, mais elle se heurte à de nombreuses réalités. En particulier la difficulté de faire un choix parmi les demandeurs de logements sociaux dans les communes les plus favorisées, alors que dans celles-ci plus qu’ailleurs, la demande excède largement l’offre.
On peut aussi se demander si l’habitat social n’est pas une réponse au scandale d’une société de plus en plus inégalitaire. On traite ainsi les effets et non les causes. Dans une société idéale, le logement social devrait être inutile. Réclamer la mixité sociale revient dans un certain sens à accepter les inégalités. On se heurte à l’éternel conflit entre les besoins à court terme, évidemment à satisfaire, mais dont le traitement retarde parfois les transformations nécessaires du long terme.
L’uniformité de l’habitat social a aussi été trop longtemps une marque sinon infamante, au moins dévalorisante par le déni d’un droit trop négligé et qui fait cependant partie de la liberté des individus : le droit à la différence. Uniformité désenchantée qui touche aussi les classes moyennes, soumises à la pression des promoteurs, victime d’un bombardement publicitaire qui n’a d’autre but que d’unifier les comportements.

LES CORRÉLATIONS ENTRE LA VILLE ET LA SOCIÉTÉ
On observe dans l’histoire des villes un certain nombre d’invariants, comme la présence partout et à toutes les époques, à la fois d’espaces collectifs accessibles à tous, et d’espaces privés dans lesquels chacun peut revendiquer une certaine liberté. La ville est l’expression spatiale d’une vie sociale à la fois collective et individuelle.

Elle est une dialectique entre l’espace public constitué de rues, de places, d’équipements publics, lieux d’élection des relations sociales, et l’espace individuel, celui de l’habitat ou du travail. Cette dialectique est gérée par la loi qui trouve dans la ville une de ses manifestations les plus universelle.
Dans nos sociétés complexes, cette distinction entre espaces privés et publics n’est plus aussi tranchée. Des espaces semi-publics son apparus, correspondant au rôle croissant des intermédiaires dominants de la sphère économique : promoteurs, sociétés de construction, grande distribution commerciale. Ils se matérialisent dans les copropriétés, les lotissements, les centres commerciaux. Ces espaces semi-publics, de statut privé mais de fréquentation publique, vont de pair avec la privatisation progressive des services publics dont ils sont le reflet....

Dans la ville cet abandon progressif des espaces publics s’accompagne d’une spécialisation outrancière de ceux qui demeurent, pour l’essentiel limités à un usage appauvri et strictement monofonctionnel : celui de la voiture.

Dans la sphère commerciale, les distributeurs se sont imposé entre les producteurs et les consommateurs. Situation qui a pour corollaire dans la ville l’expansion exacerbée des grandes surfaces de distribution.

Dans la sphère économique c’est l’accroissement du rôle des agents financiers, banques, spéculateurs, fonds de pension, etc.
Dans la ville c’est la mainmise des promoteurs, des agents immobiliers, des grandes entreprises monopolistiques à la source des nouveaux lotissements ou des grands ensembles immobiliers.

Les plans d’urbanisme ne définissent plus les mêmes objets.
Autrefois on dessinait des espaces de relations, avenues, places, perspectives urbaines. Aujourd’hui ce sont des périmètres d’opérations immobilières correspondant à l’influence croissante des intermédiaires urbains.
La ville est devenue une accumulation d’objets, mis seulement en relation les uns avec les autres par des réseaux routiers, au prix d’une dégradation des rapports sociaux, autrefois apanages de la vie urbaine.

Cette séparation des fonctions urbaines a été théorisée par toute une école d’urbanistes dans la mouvance de Le Corbusier. École qui a fait florès au milieu du XXe siècle.
La Charte d’Athènes résumait les actions humaines à quelques archétypes très simplistes :
« Habiter, Travailler, se récréer et se déplacer ».
Théorie qui a justifié l’urbanisme du zonage, dans lequel s’est engouffrée notre économie :
Le zonage simplifiait le rôle des promoteurs, n’obligeait pas à s’occuper des nuisances industrielles, satisfaisait le lobby automobile à la source de la croissance économique de la fin du XXe siècle.
La substitution des formes nouvelles d’urbanisme à celle des villes anciennes a donné lieu à des projets souvent irréalistes, parce que trop ignorant des possibilités économiques et oublieux de la valeur symbolique des villes anciennes. Cette substitution a toutefois été effective dans les quartiers nouveaux parce qu’elle représentait une adéquation entre la sphère économique et ces nouvelles formes urbaines.

Il y eut bien sûr des tentatives pour échapper à la pression du zonage et à la dévaluation des espaces publics.
Ce fut le cas par exemple des villes nouvelles de la région Parisienne. On y avait tenté une mixité sociale et fonctionnelle, et un traitement des espaces publics non dévolus à la seule automobile. Avec en prime l’accent mis sur la facilité des dessertes en transports en commun.
Mais ces tentatives se sont heurtées à plusieurs difficultés :
  Celle de faire venir des activités dans des espaces inachevés.
  La différence de mobilité entre l’habitat et l’activité. L’objectif qui consistait à équilibrer les emplois et les logements afin de réduire les migrations domicile-travail s’est vite révélé impossible à atteindre. Les actifs dans le système économique qui est le nôtre se trouvant contraints de changer beaucoup plus fréquemment d’emploi que de logement, les migrations alternantes sont vite devenues la règle. On peut noter à cet égard la contradiction du discours politique qui clame la nécessité de la mobilité du travail tout en favorisant la propriété individuelle et donc la pérennité du lieu d’habitat

La loi SRU, avec l’obligation de répartir l’habitat social sur toutes les communes, traduit la même volonté de mixité, mais elle se révèle difficile à respecter, car elle ne tient pas compte de la disparité des valeurs foncières, et de la difficulté pour les communes les plus denses de trouver des terrains libres. Comme on l’a signalé ci-dessus, elle s’attaque aux effets des inégalités sociales et non à leurs causes.

LA VILLE DANS LA CRISE
La ville moderne issue de l’ère libérale est totalement inadaptée à un monde obligé de réduire sa consommation énergétique.
Ceci pour plusieurs raisons bien connues :
  La diffusion dans la périphérie des villes de lotissements individuels interdit toutes les dessertes en transports en commun au profit de l’automobile beaucoup plus consommatrice d’énergie. Cette diffusion se traduit par la très faible densité des extensions du XXe siècle par rapport à celle des villes anciennes. À titre d’exemple, la densité de la ville de Paris intra-muros s’élève à 20.000 hab/km2 (2.150.000 habitants sur 105 km2).Pour le reste de l’agglomération dont l’essentiel est de construction récente, elle ne dépasse pas1600 hab/Km2 ( 9.800.000 habitants sur 6100 Km2). Soit un facteur de 1 à 12 !
  L’habitat dispersé est difficile à isoler thermiquement, en raison des surfaces d’échange beaucoup plus importantes avec le milieu extérieur.
  Le mode de distribution commerciale répandu dans les 30 dernières années, fondé sur la fréquentation exclusivement automobile d’équipements de plus en plus gigantesque est dispendieux en énergie. (Pour 200 ménages, à raison d’un panier de 30 Kg par unité, la consommation énergétique s’élève à 4KEP (Kilo-Equivalent-Pétrole) en magasin de proximité, 19KEP en livraison à domicile et 251 KEP dans les grandes surfaces périphériques. Soit un facteur multiplicateur de plus de 60 fois.
  Mais la sphère économique et libérale est plus rapide à réagir que la sphère politique.

Exemples :
  Les promoteurs de surfaces de bureau anticipent l’évolution des localisations d’activités en s’installant de plus en plus en périphérie immédiate autour des stations de transports en commun
  Les grands groupes de distribution commencent à se replier dans les centres villes dans des surfaces commerciales plus réduites et plus accessibles à une fréquentation piétonnière.

QUE FAIRE ?
Tenter d’agir sur la forme de la ville n’est pas totalement inutile, mais cela restera vain si les opérateurs privés continuent de s’approprier les territoires urbains alors que la puissance publique abandonne ses responsabilités et se borne à quelques arbitrages sans portée véritable. Dans la dialectique évoquée ci-dessus entre espaces publics et propriétés privées, les premiers sont des biens communs dont l’usage doit être garanti à tous. Cela signifie en particulier que le secteur public, Etat et surtout collectivités locales reprennent un pouvoir sur la propriété foncière. Comme les dernières décennies ont été marquées par une explosion de la spéculation financière, il en a été de même pour la spéculation foncière. Si la première est une source d’enrichissement sans cause, le système foncier ne lui cède en rien. Comment justifier qu’un propriétaire voit la valeur de son bien doubler ou tripler, simplement parce que la collectivité installe une ligne de transport en commun à proximité, ou crée des équipements publics de qualité.
Il faut donc remettre en vigueur les outils fonciers dont la législation française dispose. A la fois pour créer de nouveaux espaces et équipements publics, et pour s’atteler avec vigueur à la résorption de la spéculation foncière et à la récupération progressive des espaces dilapidés par la dispersion de l’habitat individuel.
Il faut en effet redensifier la ville. (Actuellement pour la région parisienne, la distance moyenne entre le centre et la périphérie est de 40 km. En quadruplant la densité, on divise la surface par 4, et on réduit cette distance par 2, au bénéfice de desserte en transport en moyenne deux fois moins longue. De plus, l’aménagement des réseaux urbains serait beaucoup moins coûteux.
Mais la densification ne se traduirait pas forcément sous forme de tours. Même l’habitat individuel permettrait d’y parvenir. Le débat entre tours et immeubles bas est un faux débat si on le relie à la densité urbaine. Il s’agit de mesure d’art urbain plus que de politique. La tour est avant tout un élément symbolique destiné à montrer la puissance de son propriétaire. Ce n’est pas nouveau, mais de San Géminiano à Manhattan les motivations sont sensiblement les mêmes : témoigner de la force militaire ou de la vigueur économique. Après tout la tour de Babel n’a pas été autre chose qu’un défi lancé au ciel !

Une récupération des terrains actuellement dilapidés permettrait de réintroduire une agriculture de proximité. Voire même une réindustrialisation que le coût croissant des transports de biens, lié au coût tout aussi croissant de la main d’œuvre des pays émergents, risque de rendre indispensable.

La redensification ne suffira pas, il faut remettre en cause toutes les structures de production, et en particulier nos rapports au travail. Retrouver une stabilité des emplois pour la rendre comparable à celle des logements. En même temps introduire de nouvelles formes d’exercice pour des emplois de plus en plus tertiarisés, fondés davantage sur des transferts d’informations que sur des échanges matériels.
Ces nouvelles formes sont compatibles avec le télétravail ou l’usage d’hôtels d’entreprises répartis dans le milieu résidentiel.
Avant de penser à réformer la ville il faut donc revoir en profondeur tout notre système social et économique, car parmi d’autres dégâts, le système libéral a tué la ville, et elle ne ressuscitera pas sous son règne.

COMMENT LE FAIRE ?
Il faut une volonté politique forte. Et surtout des outils d’aménagement qu’il faut remettre en marche. Certains ont en effet existé au moment des grandes crises du logement des années d’après-guerre. Ce fut le cas par exemple des filiales de la Caisse des Dépôts et Consignation qui existent toujours mais sont de plus en plus soumises aux exigences du marché.
Or le marché concurrentiel et le souci de rentabilité à court terme ne peuvent qu’exacerber la spéculation foncière, et donc pénaliser toutes les formes publiques d’aménagement urbain.

Enfin Il faudra mieux utiliser les outils fonciers qui existent mais qui sont de plus en plus négligés. C’est le cas des procédures d’aménagement différé ou du droit de préemption urbain.
Ce dernier, trop peu utilisé, permet à la fois :
  De maîtriser bien mieux la spéculation foncière.
  De faire bénéficier la collectivité de surfaces construites qui pourraient être utilisées au bénéfice de tous.
  De mettre en place des aménagements nouveaux.

Un financement mis entre les mains d’un outil public permettrait de gérer plus facilement le réinvestissement par la collectivité des espaces publics qui font partie de notre bien commun. Des outils de ce type existent déjà, comme en région parisienne l’Agence Foncière et Technique, ou d’une manière plus générale la Caisse des Dépôts et Consignation, demeurée encore une banque publique. Mais leurs moyens et leurs objectifs sont trop limités.

La remise en valeur de la ville ne peut s’accomplir sans une reprise en main du système foncier, lui-même dépendant des moyens de financement public. Il ne s’agit pas nécessairement d’une augmentation de la fiscalité, mais d’une intervention volontaire sur le système financier et bancaire. La crise économique aurait pu en être une occasion, malheureusement perdue.

Cette intervention volontaire pourrait être une des revendications d’ATTAC.

Michel BERGER Décembre 2009