Dire qu’il faut réduire la consommation choque

Bernard Laponche, polytechnicien et expert en politique énergétique a écrit l’article suivant dans "Le Monde" du 30 septembre 2008.

Combien d’énergie la planète consomme-t-elle ? Quelles sont les prévisions ?

La consommation mondiale d’énergie est actuellement d’environ 11 milliards de tonnes équivalent pétrole (Tep). Et elle augmente continûment dans les pays émergents mais aussi dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), qui ont déjà des consommations très élevées - Etats-Unis, Europe et Japon. Si la tendance actuelle se poursuit, elle se heurtera aux murs de la limitation des ressources, d’une augmentation insupportable des prix et de la question du climat. Si l’on imagine que la Chine, l’Inde, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine visent une consommation d’énergie par habitant équivalente à celle des pays de l’OCDE, et si l’on tient compte de l’augmentation démographique, on voit qu’à l’horizon de cinquante ou soixante ans, il faudrait disposer de l’ordre de 50 milliards de tep par an, soit presque cinq fois la valeur actuelle. C’est totalement impossible.

Pourquoi ?

Nous atteignons déjà les limites des ressources en pétrole et en gaz, le charbon pose d’énormes problèmes, et les autres énergies sont très chères. Donc, quintupler la consommation, même si on néglige les questions environnementales, rendrait les prix si élevés que l’énergie deviendrait pratiquement le seul problème dont l’économie devrait s’occuper.

Mais les ressources en énergies nouvelles ne sont pas limitées ?

La biomasse si, du fait de la concurrence avec la production alimentaire. L’éolien et l’hydraulique ont également des limites. De plus, la production énergétique doit se réaliser près des régions consommatrices : on imagine assez mal produire de l’énergie en Antarctique et l’amener en Europe. Quant au solaire, son potentiel est illimité, mais ses coûts très élevés.

Ne peut-on tabler sur des progrès techniques importants ?

On peut l’imaginer, mais pas tirer des plans sur la comète à un tel degré. On nous disait voici quarante ans que la fusion thermonucléaire serait prête en une décennie. Aujourd’hui, on nous dit qu’elle sera opérationnelle dans cinquante ans au mieux... Ces rêves technologiques ne sont pas invraisemblables, mais on ne peut pas compter sur eux à très grande échelle. En fait, c’est une illusion de croire que l’offre d’énergie, quelle qu’elle soit, puisse répondre à une demande du type de celle des pays de l’OCDE étendue à l’ensemble de la planète. On se heurte à un blocage culturel : dire qu’il faut considérablement réduire la consommation d’énergie choque.

Pourquoi ?

D’abord parce que dans une société de consommation, toute l’éducation est orientée autour de l’idée qu’il faut toujours plus de ceci, plus de cela. Mais joue aussi la puissance des entreprises. Pratiquement dans tous les pays, les compagnies électriques et les compagnies pétrolières sont proches de l’Etat et l’influencent. Ces gens qui sont producteurs d’énergie ont combattu dès le début la notion d’économie d’énergie, et en particulier d’économie d’électricité.

Que faudrait-il faire ?

L’augmentation des prix du pétrole, du gaz... libère un potentiel d’économies d’énergie absolument colossal : certaines à coût zéro, certaines à petit coût, et énormément avec des temps de remboursement de quatre à dix ans. C’est pratiquement toujours moins cher que de produire l’énergie. La France et l’Europe devraient viser la réduction de la consommation d’énergie par habitant de 20 % à l’horizon 2020 et de 50 % à l’horizon de la décennie 2030.

Comment mettre en œuvre ces mesures ?

D’abord par des normes techniques et des règlementations pour les appliquer. Par exemple, dès les années 1980, la Californie a fixé des normes rigoureuses sur l’éclairage et l’électroménager, et, aujourd’hui, la consommation d’électricité par habitant y est inférieure à ce qu’elle est en France ! La règlementation doit aussi s’accompagner d’une information, pour être comprise et appliquée. Et puis il faut des systèmes d’expertise et de conseil, et des mécanismes de soutien financier. Par exemple, au Danemark, une taxe sur la consommation d’électricité finance des mesures d’économies d’électricité.

Pourquoi y a-t-il tant d’efforts sur les énergies renouvelables et si peu sur les économies d’énergie ?

Les renouvelables passent mieux, parce qu’elles commencent à constituer des lobbies industriels et financiers assez puissants, et aussi parce qu’elles restent dans une logique d’offre, dans la continuité du système de production.

Une politique d’économie ne ferait-elle pas baisser le prix de l’énergie, dissuadant de maintenir les efforts ?
La Chine et d’autres pays vont avoir besoin de plus de pétrole, donc les prix vont rester sur une tendance haussière. Et puis, même à 20 dollars le baril de brut, un programme d’économies d’énergie est rentable. De plus, il diminue les émissions de gaz carbonique. On a les solutions. Il faut rentrer dans cette économie nouvelle.

Propos recueillis par Hervé Kempf